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La crise sanitaire a transformé notre rapport au voyage
L’imaginaire du voyage avant la pandémie
Nous effectuons ici un retour historique de la genèse du voyage en liant les pratiques qui ont émergé à l’époque aux représentations actuelles de ces grands motifs. Pour aborder la notion d’imaginaire, nous nous appuierons sur des approches issues de la psychologie. Carl Gustave Jung42 théorise la notion « d’inconscient collectif » comme un ensemble d’archétypes qui aurait un caractère universel. Il explique que cet inconscient se manifeste à travers des représentations, des images présentent depuis toujours. La psychologue clinicienne Florence Giust-Desprairies 43développe la notion d’ « imaginaire collectif » qu’elle définit comme étant « l’ensemble des éléments qui dans un groupe donné s’organisent en une unité significative pour le groupe à son insu. (…) (l’imaginaire collectif) se présente comme un principe d’ordonnancement, une force liante déterminante pour le fonctionnement du groupe. (…) Il est ce à partir de quoi le groupe détermine ses conduites et oriente sa praxis. ». Nous utiliserons le terme d’imaginaire collectif d’après ces deux définitions, comme un ensemble d’images qui participent à l’élaboration de repères culturels, de références communes qui guident et influent sur nos pratiques. Pour l’anthropologue Jean Didier Urbain, ces imaginaires « génèrent, orientent et redéfinissent sans cesse en fonction des contexte historiques, des inflexions ou des transformations de notre vision du monde et de l’influence de ces variables sur la psychologie collective »44. Nous verrons donc comment ces représentations ont construit des catégories de désirs qui motivent aujourd’hui le voyage. Pour comprendre et décrire les imaginaires, nous approfondirons notamment les usages du voyage au XIXème siècle en les classant thématiquement. Ce siècle est considéré par l’historien Sylvain Venayre dans son oeuvre Panorama du voyage (1780-1920)45comme celui où le voyage s’est le plus transformé. Nous verrons comment les différentes pratiques qui se sont inventées au cours de ces années ont construit nos représentations et ont participé à la construction d’une culture du voyage occidentale, influente jusqu’à aujourd’hui sur les actions et désirs des voyageurs.
Il est important de mentionner cependant que les premiers grands voyages inscrits dans notre imaginaire collectif sont ceux des explorateurs du XVème siècle : Christophe Colomb et son arrivée en Amérique en 1492, Vasco de Gama et sa découverte d’une nouvelle route vers les Indes en 1498 et Fernand de Magellan et sa traversée de l’océan Pacifique en 1519. Les récits produits suite à ces périples sont épiques et font émerger la figure de « l’explorateur héroïque » valorisé pour son courage et sa participation à l’agrandissement du monde aux yeux de la société occidentale.46 Mais c’est à partir du XIXème qu’on commence à ne plus parler d’explorateur, mais plus simplement, de voyageur.
Le voyage et la connaissance
Dans le sillon des explorateurs, au XIXème, le voyage se lie à la connaissance47. Apparaît notamment la tradition du voyage éducatif pour la jeunesse à travers la pratique aristocratique du Grand Tour français. Le Grand Tour renvoie à une conception du voyage comme gage d’apprentissage. Les jeunes aristocrates récemment diplômés étaient encouragés à entamer ce voyage pour compléter le cycle d’étude et vérifier sur le terrain les connaissances acquises. Cette perception persiste aujourd’hui avec le développement de l’année de césure, très pratiquée en Grande-Bretagne ou plus globalement en Europe à travers le programme Erasmus voté par la Commission européenne en 1987. Albert Dauzat dans son essai « Pour qu’on voyage : Essai sur l’art de bien voyager »48 plébiscite une des plus vieilles conceptions du voyage : un voyage serait une source d’apprentissage par l’expérience acquise, l’occasion d’apprendre ce qu’on aurait pu apprendre nul par ailleurs. Le voyage comme espace où l’expérience serait accélérée par la confrontation avec l’autre est très représenté notamment au cinéma. Le film L’Auberge Espagnole dirigé par Cédric Klapisch sorti en salle en 2002 fait l’éloge de ces rencontres à travers l’histoire de Xavier, 25 ans, qui décide de partir vivre à Barcelone pour achever sa dernière année d’étude. Xavier fait la connaissance d’étudiants d’autres nationalités, découvre une nouvelle culture et cela lui permet à son retour de percevoir autrement son quotidien et de mieux comprendre ses désirs. Nicolas Bouvier affirme que « le voyage vous fait ou vous défait »49, c’est ce qu’illustre ce film en participant à la construction de la fascination du public pour ce type de voyage initiatique.
Les compagnons de France se développent parallèlement au XIXème et portent une philosophie différente, bien que toujours liée à une forme de recherche de connaissance. Après la révolution française de 1789 c’est la tentative de faire du voyage le moyen de l’accomplissement de la démocratie. C’est la révolution qui permet l’abolition des passeports et péages sur le territoire, car avant les citoyens ne voyageaient pas. S’est développée l’idée que parce que le corps de la nation n’était plus le roi, il fallait trouver une nouvelle identité et que les paysages français pouvaient permettre de signifier une unification patriotique de la nation50. Nous retrouvons donc ici la perception du voyage émancipateur par le biais de l’apprentissage.
Se développe aussi après la révolution, avec une amplification au XIXème, des voyages à objectif scientifique qui entraînent la multiplication et le développement des institutions d’encadrement : les ministères, les académies et les musées51. C’est la période des voyages anthropologiques et archéologiques. Ces sciences cherchent à découvrir les vestiges du passé mais aussi à percer les secrets des civilisations en développant la rencontre avec l’autre et en s’immergeant dans la société observée. La démarche anthropologique est une tentative du dépassement du voyage, la volonté de quitter une forme d’idéalisation en se sédentarisant avec plutôt que à côté. 52 Les émissions Rendez-vous en Terre inconnue, diffusé depuis 2004 sur France 2 et France 5 ou encore Pékin Express diffusé depuis 2006 sur M6, sont les lointaines héritières de cette représentation du voyage en immersion. Rester « chez l’habitant » est valorisé comme étant la façon noble de voyager. Découvrir un nouvel environnement sans entrer en échange avec les personnes qui l’habitent serait une découverte artificielle. C’est la naissance d’un désir de voyage que Jean Didier Urbain nomme « Le songe altruiste »53 : un voyage entièrement tourné vers l’autre où est privilégiée la découverte du peuple et de la culture « locale ».
Le voyage, le corps et l’esprit
Le voyage au-delà du développement de l’intellect est aussi une affaire de corps. L’historien Sylvain Venayre54 le décrit en traitant des voyages conçus dans une « quête de santé ». Il explique que le voyage se « médicalise » au XIXème siècle, durant le courant « néo hypocratique ». La pensée majoritaire était alors que tous nos maux résultent d’un dérèglement entre le corps et son environnement et que ce déséquilibre se manifestait par la maladie. Ce courant alertait sur les mauvaises odeurs, symboles d’une mauvaise circulation de l’air : c’est l’apogée des cures médicales et du pèlerinage. Dans l’œuvre de Flaubert55, le médecin Charles Bovary, prescrit pour soigner la « maladie nerveuse de sa femme » de la « changer d’air ». L’historien analyse ces pratiques comme un désir global du voyageur de trouver une forme de jouissance à travers le voyage56. Cette quête de jouissance devient une raison en soi de voyager. Ces pratiques ont traversé les siècles, accompagnant le progrès de la médecine. Le voyage, au-delà du corps, est aussi représenté comme bénéfique pour l’esprit. Le voyageur peut être motivé par un « appel du désert », c’est-à-dire le désir de se retirer dans des espaces vides, dépouillés d’autres humains (déserts, montagnes, etc) pour jouir de la solitude dans l’isolement et la méditation57. C’est la tentation de l’exploration solitaire. Des villes thermales qui se sont construites à cette époque autour de cette économie comptent toujours sur des voyageurs réguliers. Ces nouvelles raisons de se déplacer amènent progressivement à une conception d’un voyage qui serait bon pour la santé. De plus, il entre dans les mœurs que certaines saisons se prêtent aux bains, ou à la montagne, et la notion de saisonnalité commence à s’ancrer.
Le voyage et le récit
Les auteurs du XIXème vont s’inspirer du motif du voyage de plus en plus présent dans le quotidien des contemporains bourgeois et nobles et construisent un genre littéraire basé sur ces récits. L’œuvre de Stendhal « Mémoire d’un Touriste » paru en 1838 marque le début du développement de ce terme d’origine anglaise qui fait progressivement son entrée en France58. Stendhal rassemble dans ce recueil plusieurs récits de voyage entre fiction et autobiographie. Le roman mais aussi la publication des rapports dans les journaux permettent la démocratisation des voyages à une plus grande partie de la population. L’historien explique que « le journal, dès les commencements du siècle, tendait à devenir le prescripteur du voyage. »59. Parallèlement se développe la photographie qui permet d’illustrer les récits, de capturer les voyages et donc de favoriser l’émergence de la figure du grand reporter. Le reporter adopte la posture d’un enquêteur qui raconte ses résultats d’analyse et observations à ses lecteurs. Sylvain Venayre dans son article « Le voyage, le journal et le journaliste au XIXème siècle » 60 explique que « le voyage, alors, s’achevait dans le journal ». « Lire le journal », c’était entrer en contact avec le monde du voyage ». Les journaux qui traitent de ces récits apparaissent dès la fin du XVIIIème siècle. Dans le journal encyclopédique de Pierre Rousseau 8 % des comptes rendus parus entre 1780 et 1789 traitent des voyages.61 Se développe alors un motif, celui du voyageur influencé par la lecture du journal. La presse est alors considérée comme « un point de départ du voyage à venir »62. Pour Yasmine Marcil, les lecteurs de ces nouveaux récits sont autant des philosophes et des savants que des « lecteurs avides de connaissance neuves, singulières ou exotiques »63.
Aujourd’hui, Instagram est le nouveau médium privilégié pour transmettre les expériences du voyage. A travers le format story ou la publication, les voyageurs partagent à leur communauté des instants de leur voyage, créant ainsi des récits de voyages modernes par la photographie. Il n’est plus question de transmettre des connaissances neuves mais plutôt de transmettre une image performée de son voyage. Daniel Bougnoux parle d’ « images événements » lorsqu’une image photographique possède un usage performatif. Parce que la photographie capture un moment du réel en le figeant, elle le diffuse en « intensifiant cet état », en le transformant en « icône ». La photographie « crée l’évènement » car elle inscrit ce moment capturé dans l’imaginaire. 64 Des récits des journaux encyclopédiques aux images performées des réseaux sociaux, l’imaginaire du voyage possède intrinsèquement cette dimension de transmission de l’expérience, tout aussi importante que le voyage en soi. Ces récits invitent également à une forme de mimétisme et sont instigateurs de voyage. Pour René Girard65, qui développe la théorie mimétique, ce qu’on désir n’est pas le désir direct d’un objet (ici d’une destination ou d’une expérience) mais désir d’un autre, d’un tiers de référence qui serait le médiateur du désir. Un voyageur choisirait sa destination par mimétisme de son modèle, ce qui expliquerait la viralité de certaines destinations dites très touristiques, par la circulation des images. Le voyageur souhaite voir ce que les autres ont vu et expérimenter ce que les autres ont raconté.
Le voyage et l’ailleurs
Ces publications permettent donc à tous les lecteurs qui n’ont pas la possibilité d’expérimenter eux même le voyage de se représenter les destinations lointaines, accessibles seulement à quelques privilégiés, à travers le récit. C’est un mécanisme qui se développe au XIXème mais dont les ressorts existent toujours. Jean-François Staszak décrit le processus de construction des images de l’étranger, de « l’Ailleurs »66 : « L’imaginaire géographique, en particulier celui de l’ailleurs, résulte moins de l’expérience personnelle des lieux que des représentations collectives diffusées par de multiples vecteurs : livres, cartes, télévision, brochures touristiques, etc ». Ces imaginaires liés aux voyages vont construire l’exotisme de certaines destinations, à partir de récits stéréotypés des grandes explorations et de la culture coloniale du XIXème siècle. Il s’agit non plus de narrer l’altérité́(via la littérature) mais de la montrer, ou du moins d’en montrer une partie, jugée authentique67. Cela passe notamment par l’exposition de certains objets ramenés lors des voyages. L’Autre, jusque-là inaccessible géographiquement par la grande majorité, est alors appréhendé par le biais de quelques objets dont l’existence et la forme sont incomprises par la bourgeoisie européenne. L’étranger devient alors l’étrange, objet de fascination et de curiosité́. Si J.-M. Mourra date le passage d’une valeur objective (l’étranger) à une valeur impressive (l’étrange) au XIIe siècle68, pour Pascal Blanchard c’est le moment des cabinets de curiosité́qui signe un tournant dans le rapport occidental à l’altérité69. En effet, ces lieux de spectacle participent à la construction d’un imaginaire collectif qui relève d’un processus d’exotisation. Les objets exposés sont dé-contextualisés de leur cadre culturel d’origine pour être ensuite recontextualisés en Europe sans souci ethnographique ou scientifique de présentation. Alors que les destinations lointaines étaient dépeintes dans les récits religieux comme menaçants, inquiétants, au XIXème, l’ailleurs cesse d’être dangereux pour devenir désirable. Cette notion de désir fait écho à la jouissance évoquée par Sylvain Venayre70.
Après les cabinets de curiosité, ce sont aujourd’hui les programmes d’animation qui perpétuent des images parfois réductrices de « l’Autre et de l’Ailleurs » : plusieurs films d’animation notamment du studio Disney sont fréquemment critiqués à ce sujet. Des films comme Aladin (Moyen-Orient), Le livre de la jungle (Inde), Vaiana (île du Pacifique), participent à construire dans nos imaginaires, des cartes postales mentales de certaines destinations lointaines et à les rendre désirables.
Le tourisme et le voyage pour tous
Les collections de guides de voyage se développent tout au long du XIXème siècle et vont avoir comme effet de standardiser les comportements : les monuments à voir et les hôtels et restaurants par lesquels il faut passer pour jouir au mieux de son voyage. En France les vacances telles que nous les connaissons aujourd’hui naissent après 1936 et l’apparition des congés payés. Daniel Bougnoux71 date à cette période le début d’une nouvelle imagerie des loisirs populaires créée par des photographies qui constituent de nouvelles « images d’Epinal » à fonction pédagogique. Elles légitiment et répandent « le bon usage » du voyage à ces nouveaux voyageurs pour qui la notion de vacances et de temps libre devient juste accessible. C’est l’aboutissement d’une démocratisation du voyage, d’un glissement des élites vers le peuple. Les « trains de plaisir » permettent de quitter sa ville de résidence pour une journée, grâce à ce billet qui offre à la fois le trajet en train et une nuit d’hôtel à des tarifs négociés72. Thomas Cook crée en 1841 la première agence de voyage sur ce modèle : il propose à ses clients des prix réduits après avoir négocié avec les commerçants, les hôteliers et les transporteurs des avantages en échange de la garantie d’une réservation complète. Cette nouvelle économie entamera l’accès progressif du grand public au voyage qui atteindra son apogée au XXème siècle avec le développement du tourisme de masse73. On commence à voyager par « tentation sociétale »74 on recherche le collectif, d’animation, d’ébullition humaine. Ces nouveaux désirs sont déclenchés par l’attraction grandissante des villes balnéaires où la performance de la vie publique entre au cœur de l’expérience. 75Ambroise-Rendu Anne-Claude et Duccini Hélène dans leur article « Images d’ailleurs. Touristes et voyageurs vus par les caricaturistes »76 illustrent cette nouvelle figure du « touriste » qui inspire dans la presse. La prolifération de ces dessins montrent comment cette figure devient à la fois une référence culturelle et un sujet de moquerie. Le voyage est entré dans les mœurs et dans le quotidien. Dans cette caricature du début du XXème siècle, nous retrouvons tous les éléments d’une représentation d’un voyage moderne : un couple préparant une valise et consultant les horaires de train accessibles à tous dans le journal.
Illustration n°3 : Le Figaro, 21 juillet 1912, dessin d’Albert Guillaume77.
V’là les horaires qui commencent! (air connu)
– Ma chérie, veux-tu partir par celui de dix-huit vingt-cinq ou celui de vingt-deux cinquante ?…
– C’est des heures de train, ça?… On dirait des prix de grands magasins…
Les imaginaires du voyage sont protéiformes et reposent sur des principes éducatifs et philosophiques, des progrès sociaux, techniques et médicaux. Ils se sont construits au XIXème et ont participé à mettre en place les normes morales du voyage qui pour beaucoup sont toujours en place aujourd’hui. Le voyage contemporain, héritier de ces grands mouvements, est fondé sur la découverte, l’exotisme, le dépaysement, la quête du bien être, la création de récits et la rencontre de l’autre. Pour Bernard Lévy78 au gré de ces évolutions le terme voyage « est devenu l’expression ultime de l’exercice de la libre volonté ». La crise sanitaire est venue bouleverser ces mécanismes bien ancrés et la majorité de ces grands désirs n’ont pas pu être assouvis. L’une des consignes la plus largement répandue a été de ne pas se regrouper, d’éviter la rencontre, les attroupements pour prévenir la circulation du virus. En d’autres termes, la sédentarité a été activement encouragée dans l’apogée du rester chez soi. Or, nous le voyons, cette injonction est radicalement en contradiction à la fois avec les imaginaires qui valorisent les vacances, les escapades cycliques et certains des désirs qui animent ordinairement les voyageurs. Ces derniers se sont vus contrariés dans leurs projets d’évasion. « La tentation sociétale »79 est devenue impossible à cause de la fermeture des lieux culturels, de la peur de la rencontre, de la contamination et des mesures restrictives adoptées dans la plupart des grandes villes mondiales. « Le songe altruiste »80 a été empêché car il implique le rassemblement. Ces renoncements vont profiter au désir de « l’appel du désert »81 lié à l’isolement, à l’éloignement de la société. Nous observons pendant les périodes de confinement, que les citadins ont choisi de « s’exiler » vers des destinations rurales car ils se sentaient « étouffés par la ville », et recherchaient cet éloignement, ce retour à la nature. Lors de la levée du premier confinement, 60% des voyageurs partent de l’île de France (hausse de 6 points) et 47% envisagent une destination à longue distance (+ de 700 km) (hausse de 7 points)82. Ces chiffres illustrent la manière dont la crise a marqué un changement dans la manière de voyager et a réorganisé les besoins et les désirs des voyageurs.
L’adaptation des voyageurs au désenchantement
L’impossibilité de l’accomplissement des désirs des voyageurs transforme les habitudes et change les mobilités. Cette réduction des possibles est porteuse de sens car elle participe à un désenchantement du monde. La notion de « désenchantement » est théorisée par Max Weber et mis en parallèle avec nos modes de consommation par Baudrillard83. Pour Max Weber84 l’une des grandes caractéristiques de la société moderne est l’affaiblissement des instances spirituelle ou poétique. C’est « un processus religieux de rupture avec la magie »85qui participe à désacraliser le monde. Les explications des mystères de notre environnement ne sont plus magiques ou liées à des mythologies mais scientifiques. L’effacement de Dieu oblige les hommes à donner du sens de manière « rationnelle » . Le désenchantement serait produit de l’intellectualisation ; une injonction à analyser les évènements uniquement par les lois de la science. Jean Baudrillard explique que les mécanismes de la société capitaliste tendent à « réenchanter le monde ». L’achat, l’art, le divertissement remplace le spirituel et l’Homme moderne cherche par ces biais à redonner du sens à sa vie. La pandémie a cependant mis un frein à ces techniques de compensation. La particularité « récréative du voyage » et le fait qu’il inclut dans sa réalisation à plusieurs étapes la consommation (à travers l’économie du tourisme qui comprend la mode, les hôtels, restaurants, loisirs, souvenirs) fait de la pratique un acteur principal du réenchantement du monde.86 Pour Pascal, « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer au repos dans une chambre »87. Il explique que l’homme cherche en permanence le divertissement pour échapper à la réalisation de sa condition de mortel. Le voyage rencontre parfaitement ces aspirations, puisqu’il permet de performer le repos88. Daniela Fernandes y Freitas dans son article « En redécouvrant le monde du loisir » définit le loisir comme « un temps libre (…) c’est-à-dire un temps différent de celui du travail (…) où la personne qui la pratique trouverait une certaine satisfaction et aussi sa liberté »89. Le voyage entre pleinement dans cette définition : distinct du travail, il ouvre un possible de liberté. De plus, comme nous l’avons vu précédemment, le voyage possède une dimension « mystique » car facteur de transformation de l’être. Il offre des perspectives de changement, de métamorphoses. Avec la fermeture des lieux de culture, de divertissement, de rencontre, la limitation d’ouverture des commerces aux biens dits de « première nécessité », la consommation a été très réduite durant l’année 2020 et le « temps libre » circonscrit. La pandémie a entraîné un « désenchantement » brusque et soudain par la soustraction des loisirs. Parce qu’on ne peut plus répondre à l’ensemble de nos désirs, et profiter d’une « récréation » souvent associée à la consommation, le voyageur est privé de tout levier d’activation du réenchantement.
Pour pallier ce « désenchantement » et les nombreuses contraintes, les voyageurs se voient obligés de réinventer la pratique et de créer de nouvelles formes de médiations c’est-à-dire de nouvelles stratégies pour reporter ou modifier le voyage. Jean Didier Urbain dans son article « Voyages contredit, voyages contrariés »90 décrit le processus d’organisation d’un voyage. Il analyse le passage à la mise en œuvre une fois le projet confronté au réel et à la potentielle altération du modèle imaginé. Il distingue d’abord deux éléments. Le voyage « raté » renvoie à un échec mais il se distingue du « voyage contrarié » qui anime chez le voyageur la contrariété. Il explique que le désir du voyageur « est contredit par un autre faire celui du « réel » qui conteste, réforme ou même disloque et fait exploser notre projet ». Ainsi le processus d’un voyage contrarié commence par cette confrontation au contexte qui nous sort de nos représentations idéalisées. Ce modèle idéal est nommé par le linguiste dans un schéma le « Voyage A ». C’est le stade du désir, plein de possibles où le projet est encore virtuel, il est associé au choix, à la sélection d’un modèle. Pour Régis Airault, ce choix est influencé par un ensemble « d’idées véhiculées par notre culture »91. Arrive ensuite la phase « d’actualisation du projet » : le voyageur, confronte le modèle idéalisé de son voyage au réel. C’est à ce moment qu’on peut déjà commencer à parler de « voyage contrarié ». Le doute ou la « déqualification » sont les deux principaux obstacles. Face à cette contradiction, le voyageur peut adopter plusieurs postures. La première c’est d’accepter la contradiction et de créer un nouveau schéma le « Voyage non-A » qui sera intégré dans la deuxième version du voyage, le « Voyage B ». En choisissant cette posture, le voyageur accepte le changement et laisse la place à certains renoncements, il prend la mesure des limites de son propre modèle. La seconde posture est de résister à la contradiction et de choisir de conserver malgré la confrontation avec le réel, la médiation initiale du « Voyage A » et de l’intégrer tel quel au « Voyage B ». Jean Didier Urbain parle alors d’un « refus de négociation », d’un « voyage déréalisé ».
Illustration n°4 : Schéma d’illustration proposé par Jean Didier Urbain 92
Le voyageur cherche à « transporter son voyage dans un autre monde » et passer outre l’impossibilité de la réalisation. Cette déraison, s’apparente à la folie pour l’auteur qui s’appuie sur la définition de la folie de Henri Atlan « (la folie est une) projection illégitime de l’imaginaire dans le réel »93. En refusant de s’adapter et en s’acharnant à vouloir faire aboutir sa projection du « Voyage A », ce voyageur devient un « fabulateur hallucinogène »94. Pendant la pandémie, beaucoup de voyageurs ont dû s’adapter et entrer dans ce schéma de médiation. Parmi les problèmes rencontrés : la limitation des circulations à 100 km, la fermeture des frontières de plusieurs pays et les mesures de quarantaine, la fin des liaisons vers certaines destinations par les compagnies aériennes, les possibles annulations liées à une contamination au virus qui impose une isolation. Ces contraintes ont impliqué la prise en compte inédite de la temporalité dans la préparation du voyage.
La SNCF, pour rencontrer ces nouvelles médiations, a dû adapter ses offres tout au long des confinements par différentes mesures. Le 10 mai 2020 l’entreprise a annoncé que tous les billets seraient remboursables sans frais jusqu’à 3 jours inclus avant la date de départ. Cette mesure a été plusieurs fois reconduite d’abord jusqu’au 4 janvier 2021 puis au 29 août 2021. Cette adaptabilité a permis aux voyageurs, lorsque les restrictions le permettaient de choisir d’inclure le « Voyage Non-A » dans le « Voyage B »95. Sur le site internet de Oui.sncf, plateforme de réservation des billets, l’entreprise justifie ces mesures commerciales exceptionnelles par un besoin accru de « flexibilité » , c’est-à-dire un besoin inédit d’adaptabilité face aux circonstances, face au réel. Nous observons à travers ce schéma que le voyage contrarié a été surreprésenté. L’analyse d’E-voyageurs est que la projection de mobilité pour les français reste « court-termiste ». La prudence est privilégiée et la pratique de la pose d’option est en hausse de 13 points par rapport à 2019.96
Illustration n°5 : Graphique « Evolution des recherches pour les mois de juin, juillet, août » d’après les données du site marchand Oui.sncf97
Ces chiffres nous montrent que la préparation des voyages a été transformée par le contexte et que le temps du voyage a changé, davantage tourné vers le présent que vers la projection lointaine, rendue impossible. Cette omniprésence du présent accentue une démarche déjà existante, celle de l’instantanéité, du voyage de « dernière minute ». Dans l’incapacité de prévoyance, le voyageur doit développer une compétence d’hyper adaptabilité et il est dans l’intérêt de l’entreprise d’encourager cette pratique qui devient la seule façon de pouvoir concrétiser un voyage et de le faire passer du « schéma A » d’imagination au « schéma B »98 de réalisation. La nouvelle gestion du temps, l’accentuation des contraintes et de l’organisation a participé à extraire du voyage sa dimension de récréation, sa capacité de réenchantement. L’évasion semble impossible tant la pandémie pénètre le voyage de la préparation à son achèvement. La notion de doute, d’incertitude, obstacle principal du voyage contrarié, s’intègre au quotidien des Français. Nous entrons alors dans une période où l’ensemble des voyageurs sont concernés par l’état de contrariété. Devant la transformation des intentions de la cible principale des communications et pour s’adapter à l’incertitude sans pour autant pouvoir proposer d’échappatoire, l’entreprise a tenté d’inviter les voyageurs à imaginer l’enchantement.
La reconstruction du mythe
Afin d’indiquer à ses clients que le train est une des solutions au réenchantement de la société parce qu’il permet de transporter dans un Ailleurs manqué, SNCF Voyageurs déploie plusieurs supports de communication. Le concours Instagram « #VoyageALaMaison »99 est lancé par SNCF Voyageurs le vendredi 13 novembre, période d’interdiction complète des voyages « récréatifs ». Nous reprendrons ici la méthode d’analyse socio-discursive définie par Roland Barthes100 pour trouver les indices de la création d’un mythe. Nous étudierons les « connotations » présentes dans les posts du concours mais aussi dans le discours de l’entreprise dans ce « non manifesto ». L’entreprise explique tout d’abord dans le chapô avoir choisi de communiquer à ce sujet suite à un constat : « le besoin de s’évader n’a jamais été aussi fort ». Elle justifie cette affirmation en renvoyant à une étude réalisée en mai 2021 qui affirme que 70% des 15-24 ans et 64% des 25-34 ans ont encore plus envie de voyager depuis le confinement. Nous comprenons alors la volonté de construire une complicité avec le récepteur. L’entreprise se place dans une position d’écoute, de soutien, elle comprend le manque que crée le voyage, elle le vit.
D’entrée, l’hashtag « #VoyageALaMaison » traduit la résolution de maintenir le voyage dans le quotidien du client. La subordination « À La Maison » fait écho à la campagne du ministère de la santé « plus que jamais, pour sauver des vies, rester chez vous ». L’entreprise ne peut pas encourager à voyager parce que le message de santé publique est contradictoire. Cette formulation indique que l’entreprise est en phase avec cette directive et qu’elle s’aligne avec la raison c’est à dire le réel qui incite les personnes à ne pas emprunter les mobilités. Le « non-manifesto » s’achève par cette phrase « Votre prochain voyage commence ici, maintenant, chez vous ». Nous pouvons observer dans cette phrase l’importance de la notion d’instantanéité et de l’adaptation au nouvel espace-temps. Le message est ici une invitation à la création d’un « Voyage A »101 dans le désir et le rêve. La répétition de l’adverbe « toujours » en anaphore tout au long du texte et la mention de l’adverbe « bientôt » illustrent le flou qu’il existe alors dans la projection du voyage. L’entreprise cherche à la fois à défendre son importance dans le quotidien, en rassurant le récepteur et en s’ancrant dans son avenir (toujours), tout en anticipant une sortie de crise, sans pouvoir la situer temporairement (bientôt). En effet, on ne trouve pas de marqueur temporel concret, beaucoup de verbes sont non conjugués et on note une forte présence du futur indéfini « on sera ». Dès le chapô nous observons le champ lexical du rêve : « rêver » et « d’imaginer ». C’est une invitation directe à utiliser le « Voyage A »102 comme compensation à l’enchantement, dans l’attente de sa réalisation.
Au-delà de l’imagination, l’entreprise incite à la « mise en scène ». Les photographies qui accompagnent l’alerte presse sont des exemples de posts instagram pour inspirer les participants au concours103. Nous observons que les représentations choisies correspondent aux désirs les plus forts des voyageurs au moment de la publication : « l’appel du désert » cité précédemment qui correspond à « l’attrait aux espaces immenses et inhabités ». Dans la première image il s’agit d’une photo sur un lac, désert où la protagoniste est représentée seule sur son embarcation. Dans la seconde image, la jeune femme se met en scène observant une forêt défiler par la fenêtre d’un train. Dans ces deux exemples, c’est bien la nature qui est sublimée mais aussi le calme, la solitude. Ces environnements sont imaginaires car désincarnés, aucun marqueur spatial particulier ne permet d’identifier clairement la destination et c’est aussi ce qui participe à cette atmosphère « mystifiée ». Il renvoie à l’imaginaire du voyage « bien-être », du voyage « liberté » et du voyage « redécouverte de soi ». L’entreprise anticipe les désirs des voyageurs et excite leur impatience en représentant des images symboles ultime de la liberté. Elle utilise les stéréotypes solidement ancrés dans l’imaginaire collectif pour construire un contraste.
Table des matières
Introduction
Chronologie de la réduction des mobilités en France durant la pandémie
Intérêt du sujet
Problématique
Hypothèses
Corpus, méthodologie et limites
1. La transformation de la perception du voyage et l’adaptation des messages de la SNCF
1.A La crise sanitaire a transformé notre rapport au voyage
1a.1 L’imaginaire du voyage avant la pandémie
1a.2 Le voyage et la connaissance
1a.3 Le voyage, le corps et l’esprit
1a.4 Le voyage et le récit
1a.5 Le voyage et l’ailleurs
1a.6 Le tourisme et le voyage pour tous
1.B L’adaptation des voyageurs au désenchantement
1b.1 La reconstruction du mythe
Conclusion partielle
2. Le renouvellement des ambiances en gare par les dispositifs et les voyageurs
2.A Des réaménagements du mobilier et des dispositifs en gare qui prennent le contrepied des stratégies précédemment adoptées : de la gare loisir à l’idéal de la gare « sûre »
2a.1 Le développement historique des gares
2a.2 Méthodologie d’observation
2a. 3 Des dispositifs, des messages et des consignes
2.B. La SNCF incite les voyageurs à co-construire ce changement d’ambiance à travers le contrôle des corps et la modification des habitus
2b.1 Des corps soumis à un nouveaux tempo et de nouvelles façades
2b.2 Le voyageur responsable
Conclusion partielle
3. D’une fidélisation par la communication marchande à un récit institutionnel inspirant la confiance
3.A Le défi du maintien de la fidélité des voyageurs malgré l’impossibilité du service : le recours au marketing relationnel et à l’émotion
3.a.1 Les enjeux de la fidélité et de l’attachement pour la SNCF
3.a.2 Les ressorts de l’humilité, l’intégrité et la bienveillance
3.B Des promesses et de la communauté
3.b.1 S’inscrire dans la durée
3.b.2 Maintenir et soutenir la communauté
Conclusion partielle
Conclusion et recommandations
Résumé
Mots clés
Bibliographie
Ouvrages et essais
Articles universitaires
Travaux de recherche
Conférences et comptes-rendus de conférences
Podcast
Articles de presse
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Annexes
Annexe n°1 : Organigramme de la DCM
Annexe n°2 : Communiqué de presse Oui.sncf
Annexe n°3 : Images issues des observations en gare Montparnasse
Annexe n°4 : Journaux de bord
Annexe n°5 : Charte en train tous responsables
Annexe n°6 : Images issues du court métrage « Dans les coulisses du TGV médicalisé »
Annexe n° 7 : Graphiques et sondages