LE RENOUVEAU D’UN GENRE DRAMATIQUE
La Nāṭyaśāstra de Bharata ne mentionne pas le genre dramatique du saṭṭaka.
La première tentative de définition figure dans le prologue du premier représentant du genre qui nous est parvenu : la Karpūramañjarī de Rājaśekhara. sūtradhāraḥ : (smṛtvā) kadhidaṁ jjeva chaillehiṁ : so saṭṭao tti bhaṇṇai dūraṁ jo ṇāḍiāe aṇuharadi, kiṁ puṇa pavesa-vikkhaṁbhaāiṁ iha kevalaṁ ṇatthi. [KM I.06] Le directeur : (Se souvenant.) Les érudits ont dit : le saṭṭaka ressemble beaucoup à la nāṭikā, à l’exception du praveśaka et du viṣkambhaka qui n’y apparaissent point475 . [KM I.06] Abhinavagupta est le premier théoricien à mentionner le saṭṭaka à côté de la nāṭikā. En effet, selon lui, ce genre dramatique existait avant Rājaśekhara. Dans son exégèse sur le Nāṭyaśāstra, l’Abhinavabhāratī, il fait remarquer que certains théoriciens de l’art dramatique, comme Kohala, l’un des disciples de Bharata, ont indiqué (lakṣita) divers genres dramatiques, y compris le saṭṭaka476. D’autres théoriciens tardifs comme par exemple Rāmacandra et Guṇacandra, disciples de Hemacandra, dans leur Nāṭyadarpaṇa 477 donnent aussi le nom de Kohala, le premier indiquant le saṭṭaka parmi les genres théâtraux indiens. La phrase d’introduction de la stance ci-dessus (kadhidaṁ jjeva chaillehiṁ, sk. kathitam eva vidagdhaiḥ, « les érudits ont dit que ») indique également que ce genre dramatique était connu et défini à l’époque de Rājaśekhara. Le terme de saṭṭaka comporte plusieurs variantes dans les manuscrits (sāṭaka 478 , śāṭaka, sāḍika, sāṭika, etc.). L’une d’elles est apparue pour la première fois dans les inscriptions de Bharhut (IIe siècle av. J.-C.)479 : sāḍika-saṁmadaṃ turaṁ devānaṁ (sk. : sāḍika-sammadaṃ tūryaṁ devānām) « la trompette des dieux est la joie du saṭṭaka ». Selon Upadhye, les termes sāḍika, saṁmada et tura correspondent respectivement à la danse, au chant et à la musique des dieux480 . D’après Upadhye, les mots saṭṭaka et nāṭikā sont des synonymes. La racine √aṭṭ est d’origine vernaculaire correspondant au sk. √nṛt « danser ». La racine √naṭ, qui est un terme prakrit sanskritisé, équivaut à l’aṭṭ au causatif, tous deux signifiant « représenter ». À partir de ces deux verbes, on obtient les noms aṭṭa et nāṭa : « représentation » ; le vocable aṭṭa est ensuite complété par le préfixe sa. Le terme obtenu saṭṭa signifie « avec représentation ». Enfin, les deux termes se transforment en mots abstraits par l’ajout de suffixes : -ka pour le mot saṭṭa et – ikā pour le vocable nāṭa. Les deux termes ainsi formés, saṭṭaka et nāṭikā, signifient tous deux : pièce à représenter481 . Suru pense que le nom saṭṭaka dérive de la racine √saṭ qui, selon le dictionnaire d’Apte, signifie « montrer, exhiber, manifester ». Comme de √naṭ, on reçoit nāṭika, de √saṭ proviennent les formations sāṭika, sāḍika, sāṭaka, etc 482 , figurant dans les inscriptions ainsi que dans certaines œuvres, telles que le Nāṭyadarpaṇa supra. ou l’Agnipurāṇa. Raghavan, dans son étude sur le Śṛṅgāraprakāśa de Bhoja, remarque que le vocable sāḍaka/sāṭaka signifie aussi « étoffe », ce qui pourrait être facilement renvoyé au sk. yavanikā, terme technique théâtral remplaçant l’appellation « acte » (aṅka) dans le saṭṭaka483 . Il est difficile de déterminer la signification précise du nom de saṭṭaka. Nous avons uniquement des mentions du nom comportant diverses variantes, mais rien de concret. Le fait que ce terme n’apparaisse pas dans le Nāṭyaśāstra avant l’époque de l’auteur de la Karpūramañjarī, prouve que sa place parmi les genres théâtraux était controversée, bien qu’il ait été considéré par certains comme peu important à mentionner. C’est Rājaśekhara qui, à la demande de sa femme, Avantisundarī [KM I.11], réintroduit ce genre dramatique, laissant la première définition précise que nous avons citée.
Rājaśekhara : le saṭṭaka et la nāṭikā sont « frère et sœur »
Rājaśekhara définissant le saṭṭaka par analogie avec la nāṭikā, nous devons évoquer quelques caractéristiques de ce genre. Bharata décrit la nāṭikā dans le Nāṭyaśāstra, après avoir défini les deux premiers genres dramatiques, le nāṭaka et le prakaraṇa. Selon lui, la nāṭikā est un mélange de ces deux genres : le héros est un roi, l’héroïne une princesse. Le thème est inventé, le sujet est une intrigue amoureuse, et le sentiment (rasa) principal est érotique (śṛṅgāra). La nāṭikā, par définition, contient de nombreux personnages féminins, ainsi que de nombreuses danses, chansons, entre autres484. Le sentiment érotique dominant dans ce genre, c’est le style gracieux (kaiśikī) qui doit être utilisé485 . Tous les personnages parlent une langue associée à leur statut social. Comme Bharata l’a indiqué, les héros, les personnages masculins supérieurs, la reine et les courtisanes parlent en sanskrit486. Les femmes de haute naissance communiquent en prakrit, l’héroïne et ses amis en langue prakrite de Śūrasena 487 , le bouffon en prācyā 488 et les personnages de classe inférieure utilisent d’autres langues prakrites régionales. Dans le Nāṭyaśāstra, Bharata prescrit deux « procédés d’introduction » (arthopakṣepaka) lors de la description des genres nāṭaka et prakaraṇa : la scène d’entrée (praveśaka) et la scène de support (viṣkambhaka). La scène d’entrée, située entre deux actes (aṅka), sert à résumer les incidents survenus489, à décrire une bataille, la mort d’une personne, le siège d’une ville490 , le combat d’un héros, la capture d’un adversaire ou encore la conclusion d’un pacte491. Elle relate aussi tout ce qui ne peut tenir en un acte492. Ces évènements sont décrits en prakrit493 par des personnages de statut social moyen et bas. Quant à la scène de support, elle est similaire à celle d’entrée (praveśakavat), mais se situe au début du premier acte. Les personnages masculins, de statut social moyen494 , communiquent en sanskrit s’il s’agit d’un viṣkambhaka pur (śuddha), et ceux de statut moyen et bas en prakrit-sanskrit dans le cas d’un viṣkambhaka mixte (saṃkīrṇa) 495 . Comme la nāṭikā est une pièce hybride issue du nāṭaka et du prakaraṇa, ces deux procédés d’introduction sont requis dans ce genre dramatique. Dans la Priyadarśikā de Harṣa, après l’introduction (prastāvanā), figure une scène de support (viṣkambhaka) où le chambellan raconte en sanskrit les événements malheureux, introduisant ainsi l’arrivée mouvementée de l’héroïne dans la pièce. Entre le troisième acte et le quatrième, figure la scène d’entrée (praveśaka), dans laquelle deux servantes discutent en prakrit śaurasenī des événements qui ont pris une nouvelle tournure. Le sujet de la Ratnāvalī de Harṣa est introduit par une scène de support, où le ministre du roi relate en sanskrit l’arrivée tourmentée de l’héroïne à la cour royale.