LE RÉGIME JURIDIQUE DU DOMAINE PUBLIC
La prohibition d’aliénations des biens du domaine public
En matière de gestion du domaine public, l’autorité domaniale ne jouit pas de tous les pouvoirs reconnus au propriétaire privé sur ses biens. Elle ne peut pas, dans ses rapports avec les autres personnes publiques ou les personnes privées, aliéner les biens domaniaux. La présence de la règle de l’inaliénabilité prévient les abandons des biens appartenant à tous (A) et oblige l’autorité domaniale à conserver l’unité des dépendances domaniales (B). A / La prévention d’abandon de dépendances domaniales En consacrant à l’article 9 du code du domaine de l’État que le domaine public est inaliénable, le législateur montre sa préoccupation pour la bonne administration des biens du domaine public. Il cherche à fixer des obligations à l’administration, notamment celle consistant à préserver les dépendances domaniales de toute forme d’abandon au détriment de ses destinataires. Cette prévention procède à la fois de la définition de l’inaliénabilité (1) et des fondements de ce principe (2). 1. À partir de la définition de l’inaliénabilité Il apparaît à partir de la définition de la règle de l’inaliénabilité que l’autorité domaniale ne peut pas abandonner des portions du domaine public qui demeurent affectées à l’usage du public ou au service public. En effet, « l’inaliénabilité du domaine public signifie qu’il ne peut faire l’objet ni de commerce, ni de transaction quelconque146 ». En d’autres termes, cette règle appelle l’autorité domaniale à faire en sorte que les biens qui constituent le domaine public puissent toujours être maintenus à la disposition du public ou des services publics auxquels ils ont été affectés147. Il en résulte que la personne publique propriétaire ne doit pas avoir la libre disposition des dépendances domaniales. Ainsi, à la différence du propriétaire privé, le maître du domaine public ne jouit pas d’une totale liberté dans l’administration de ce domaine. Si le premier peut utiliser, fructifier et disposer de ses biens, le second, bien que bénéficiant de l’usus et du fructus, ne dispose pas de l’abusus. De ces trois attributs traditionnels de la propriété, le jus abutendi n’existe pas pour l’autorité domaniale, puisque le domaine public est inaliénable148. Ainsi, aussi longtemps que des dépendances domaniales demeurent affectées à un usage public ou à un service public, elles ne pourront être aliénées par le gestionnaire domanial. La règle de l’inaliénabilité limite dès lors les pouvoirs de disposition du maître du domaine et se présente comme une sorte de précaution contre les dilapidations possibles des dépendances domaniales. Elle constitue « une règle protectrice, une garantie de l’affectation ou de la conservation des biens du domaine public149 ». À ce titre, elle empêche à l’État d’aliéner à sa guise les biens d’utilité publique. En conséquence, l’inaliénabilité assure une protection efficace des biens qui sont affectés à l’usage direct du public ou au service public. Cette volonté du législateur de prévenir les abandons des dépendances domaniales découle également des fondements du principe d’inaliénabilité.
À partir des fondements de l’inaliénabilité
La prohibition d’abandons de dépendances domaniales sur la base de la règle de l’inaliénabilité tient à la nature des biens et à leur destination. S’agissant de la nature du bien, la règle de l’inaliénabilité vise à assurer leur conservation au service de la collectivité. C’est parce qu’il s’agit de biens qui, par nature, sont communs à la collectivité, que ces biens méritent d’être protégés aussi longtemps que leur nature n’a pas changé. En effet, en tant que biens que la nature a dotés à la collectivité humaine pour sa survie, leur inaliénabilité s’impose à l’administration gestionnaire. Le législateur n’a pas dérogé à cette exigence. Une lecture a contrario de l’alinéa 3 de l’article 19 de la loi n° 76-66 du 2 juillet 1976 portant code du domaine de l’État permet de constater que les dépendances du domaine public naturel sont insusceptibles d’aliénation tant qu’elles n’ont pas fait l’objet d’un déclassement. Ce n’est donc « qu’après la disparition des phénomènes naturels ayant entrainé l’incorporation du bien dans le domaine public que l’aliénation devient possible puisque le bien ne fera plus alors partie du domaine public ». La consécration du principe de l’inaliénabilité vient ainsi empêcher toute atteinte à l’état de nature de ces biens. Il s’agit là d’une position de haute portée « au nom de la protection particulière dont ce domaine doit bénéficier ». En effet, en tant que domaine résultant de phénomènes naturels, son aliénation peut être lourde de conséquences. Car, le domaine public naturel présente la particularité d’être peu extensible et difficile à reconstituer en cas d’aliénation. C’est à ce titre qu’il doit faire l’objet d’une protection qui garantie efficacement sa conservation contre la nature, mais également et surtout contre l’homme. La consécration du principe d’inaliénabilité semble donc répondre à cette exigence. L’inaliénabilité du domaine public se justifie, au-delà de la nature des biens, par leur destination, soit à l’usage direct public, soit au service public. Le législateur a clairement décliné ce lien étroit entre l’inaliénabilité du domaine public et sa destination. Il affirme expressément que l’« on a fait entrer artificiellement des biens du domaine public qui, en raison de leur destination, ne devrait pas en dépendre mais que l’on veut ainsi, pour des motifs d’intérêt général, faire bénéficier de certains privilèges152 ». Il est donc clair que c’est pour garantir l’utilité publique de ces biens que le législateur les a empreints du label de la domanialité publique. En effet, l’incorporation de ces biens au domaine public permet de les faire bénéficier de la règle de l’inaliénabilité. Et à ce titre, ils répondront à leur finalité pendant toute la durée de leur affectation puisque la règle de l’inaliénabilité permet à ce que « ces biens puissent toujours être maintenus à la disposition du public ou des services publics153 ». Voilà pourquoi l’on considère que le fondement contemporain de l’inaliénabilité du domaine public est l’affectation dudit domaine à l’utilité publique. Denis Touret a écrit que « les biens du domaine public sont inaliénables pour la raison qu’ils sont affectés à l’usage du public ou des services publics et que, pendant la durée de cette affectation, il est fonctionnellement nécessaire qu’ils soient maintenus à la disposition du public ou des services publics154 ». Il est soutenu par Pierre Delvolvé qui affirme que « ce principe est lui-même établi, non dans l’intérêt propre de la personne publique propriétaire du domaine public, mais dans celui du service public ou du public auquel ce domaine est affecté155 ». Il semble donc que la raison d’être de l’inaliénabilité est l’affectation donnée au bien domanial156 . Cette raison d’être de l’inaliénabilité s’avère utile en ce sens que toute possibilité d’aliénation d’une dépendance du domaine public pendant la durée de son affectation constitue une entrave à l’usage normal auquel cette dépendance est destinée. En effet, une telle aliénation est de nature soit « à compromettre l’utilisation du bien par les gestionnaires et les usagers du service public initialement affectataire157 », soit à « compromettre l’exercice des grandes libertés d’aller et de venir, du commerce et de l’industrie, de la circulation, de l’exercice d’activités professionnelles […] 158 ». C’est donc pour préserver l’usage des dépendances domaniales par le public usager ou les services publics affectataires qu’elles sont rendues inaliénables, tant que dure cette affectation. Ainsi, « l’inaliénabilité du domaine public demeure liée au maintien et à la durée de son affectation159 ». Du moment que cesse cette affectation, la personne publique propriétaire peut procéder à l’aliénation des biens qui ne répondent plus à cette destination. L’inaliénabilité protège le domaine public pendant la durée de l’affectation ; elle commence et s’achève avec l’affectation. Ainsi, le domaine public ne peut être aliéné par l’administration aussi longtemps qu’il demeure affecté à un usage public ou à un service public0. Donc, il s’avère impossible pour l’autorité domaniale d’abandonner un bien du domaine public sans avoir au préalable mis fin à son appartenance audit domaine. Dans son acception, la règle de l’inaliénabilité se révèle être une véritable mesure de précaution des aliénations des biens du domaine public. Son rôle protecteur dudit domaine est d’autant plus apparent qu’elle a pour effet de conserver l’unité domaniale en s’opposant à ce que le maître du domaine public puisse transférer la propriété d’une dépendance domaniale à un particulier, mais aussi à ce que la propriété publique puisse faire l’objet de démembrements.
La conservation obligatoire de l’unité domaniale
La règle de l’inaliénabilité emporte des conséquences qui empêchent tout partage des biens qui constituent le domaine public entre plusieurs propriétaires. Elle prohibe non seulement la cession des dépendances domaniales par l’État tant qu’elles demeurent affectées à l’usage direct du public ou au service publi (1), mais aussi le démembrement du droit de propriété de l’État sur ces dépendances (2). 1. La prohibition de la cession des biens Le principe d’inaliénabilité a pour effet d’interdire les cessions gratuites, la vente et même l’expropriation des biens incorporés naturellement ou volontairement au domaine public1. Il en résulte une impossibilité pour la personne publique propriétaire de procéder à des cessions volontaires (a) et à des cessions forcées (b) des biens qui constituent son domaine public. a) L’interdiction des cessions volontaires La mise en œuvre de la règle de l’inaliénabilité interdit à l’autorité domaniale de céder de façon volontaire, c’est-à-dire à titre onéreux ou à titre gratuit un bien appartenant au domaine public. Aucun acte de donation ou de vente ne saurait être pris par la personne publique propriétaire sur les dépendances domaniales. Ainsi, lorsque l’on analyse la partie consacrée à la gestion du domaine public dans le code du domaine de l’État, le législateur ne prévoit pas, parmi les actes de gestion dudit domaine, la vente, alors qu’il l’a expressément consacrée pour la gestion du domaine privé2. Il s’avère alors que c’est parce que le domaine public est inaliénable que les biens qui le constituent ne puissent pas faire l’objet d’actes de cession. La Cour Suprême a admis cette interdiction de cession des biens du domaine public. C’est à l’occasion de deux litiges opposant la Société Nationale des Télécommunications (SONATEL) aux Communes de Mboumba et de Podor ainsi qu’à l’État du Sénégal que la Haute juridiction sénégalaise a fait application de cette conséquence du principe d’inaliénabilité. En effet, dans ces affaires, la SONATEL estimait que l’État du Sénégal lui a cédé l’ensemble des biens dont il disposait dans le cadre de l’exploitation du réseau de télécommunications, en vertu du décret n° 97-715 du 19 juillet 1997 portant approbation de la Convention de concession de la SONATEL. Dans ses décisions, la Chambre administrative 1 M. de la Cour Suprême retient que « la cession des biens prévue par la convention de concession ne saurait concerner le domaine sur lequel la SONATEL ne justifie d’aucun droit ni titre, mais plutôt les biens mobiliers et immobiliers appartenant à l’Etat au moment de sa signature et servant à l’exploitation du réseau des télécommunications3 ». À travers sa formule « le domaine sur lequel la SONATEL ne justifie d’aucun droit ni titre », le juge sénégalais vise les dépendances du domaine public dont la gestion est transférée au concessionnaire et sur lesquellles il est seulement habilité à user et à jouir. Il s’agit d’une jouissance bésée non pas sur la base d’un droit propre mais en vertu de la faculté que lui reconnaît la personne publique concédante. Ce transfert de gestion ne saurait donc être assimilé à un transfert de propriété en ce sens que les biens du domaine public ne peuvent pas faire de l’objet de cession. Cette position du juge sénégalais confirme la vielle jurisprudence française consacrant cette conséquence du principe de l’inaliénabilité. En effet, la Haute juridiction administrative a considéré, à propos de la vente des stalles d’une église, que « par l’effet des dispositions de la loi […], les stalles ont été laissées à la disposition des fidèles et des ministres du culte pour la pratique de leur religion ; qu’en l’absence d’un décret mettant fin à cette affectation, celleci n’a pas cessé, nonobstant la vente consentie par la commune ; que, dès lors, c’est à bon droit que le préfet a interdit l’enlèvement desdites stalles et enjoint au maire de veiller à leur conservation dans l’église4 ». L’analyse qui ressort de ce considérant est que la cession de biens du domaine public qui n’ont pas été déclassés au préalable viole le principe de l’inaliénabilité. Ce dernier s’oppose, en effet, à la vente de biens qui sont toujours marqués par le sceau de la domanialité publique. Ainsi, tant qu’elles demeurent affectées à l’usage direct du public ou au service public, les dépendances domaniales sont insusceptibles de vente. Ceci revient à considérer que « la règle [de l’inaliénabilité] n’implique nullement que les biens du domaine public ne pourront jamais être vendus5 ». Elle doit être comprise dans le sens que l’a donnée le Conseil constitutionnel français dans sa Décision du 18 septembre 1986. En effet, ce dernier a eu à préciser que l’inaliénabilité du domaine public « s’oppose seulement à ce que des biens qui constituent ce domaine soient aliénés sans qu’ils aient été au préalable déclassés6 ». Au regard de cette signification, il ne peut pas y avoir de vente de biens du domaine public qui demeurent affectés à l’usage de tous ou au service public. Il s’en suit alors que toute cession volontaire de dépendances domaniales non déclassées constitue une violation manifeste du principe de l’inaliénabilité. En conséquence, l’acte de cession doit être considéré comme nul. Pour s’en convaincre, on s’est appuyé sur la jurisprudence de la Chambre administrative de la Cour Suprême de Côte d’Ivoire qui adopte une position constante sur cette conséquence de l’aliénation de biens domaniaux non déclassés. En effet, cette juridiction a, dans plusieurs décisions, rappelé que : « considérant que le domaine public est par définition inaliénable et imprescriptible ; que, toute aliénation d’une dépendance du domaine public qui n’a pas fait l’objet d’un déclassement préalable est entachée de nullité7 ». À ce titre, elle a toujours décidé que des certificats de propriété délivrés à des personnes privées sur des parcelles du domaine public non déclassées sont « nuls et non avenus8 ». Il est donc constant qu’avec le principe d’inaliénabilité, tout acte de cession d’un bien du domaine public non déclassé constitue une atteinte grave audit domaine et est, par conséquent, inexistant.
PREMIÈRE PARTIE : LA PROTECTION RIGOUREUSE DU DOMAINE PUBLIC |