Le recours à l’analyse sociologique
La pratique qualifiée de traite des êtres humains a initialement été appréhendée politiquement principalement sous l’angle de l’exploitation sexuelle1 . Mais, depuis une vingtaine d’années, et notamment depuis l’adoption du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la criminalité organisée, dit Protocole de Palerme, le 15 novembre 20002 , l’expression « traite des êtres humains » renvoie à une qualification pénale et englobe différentes formes d’exploitation, autres que sexuelles. Le Protocole de Palerme met à la charge des Etats signataires l’obligation d’incriminer le recrutement, transport, transfert, hébergement, accueil d’une personne, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité́, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre, lorsque ces actes sont commis dans le but de son exploitation. Autrement dit, l’incrimination couvre tous faits qui préparent ou facilitent l’exploitation d’une personne. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes… Aujourd’hui, les enjeux soulevés par cette incrimination sont plus larges que la stricte répression pénale, notamment en termes de protection des droits de l’homme, de problématiques migratoires et de protection de la concurrence3 . Dans la suite du Protocole de Palerme, de nombreux textes ont été adoptés pour réguler ces pratiques4 . Ils s’organisent autour des 4 « P » qui ressortent du Plan d’action mondial desNations unies contre la traite des êtres humains : Prévenir et combattre la traite, Protéger et aider les victimes, Poursuivre les auteurs et favoriser l’établissement des Partenariats en vue de renforcer la coordination et la coordination5 . Les obligations mises à la charge des Etats portent tant sur l’incrimination, la répression que la protection des victimes6 et concernent de ce fait de nombreux champs de l’action publique : la protection des droits fondamentaux, des femmes victimes de violences, le contrôle des frontières, la circulation des flux financiers, la libre concurrence… C’est pourquoi, divers textes encouragent aujourd’hui l’implication des entreprises mais également des consommateurs dans la lutte contre ces faits de traite7 . Au niveau national, de nombreux textes8 ont été adoptés depuis la loi du 18 mars 2003 qui a incriminé les faits9 . Si le nombre de normes adopté est aussi important, c’est notamment en raison de la vitalité de cette pratique criminelle. De nombreux facteurs peuvent contribuer, selon les régions du monde, à alimenter la demande migratoire : instabilité politique, changement climatique, crises économiques…. Parallèlement, la montée des nationalismes en Europe associée au renforcement des règles migratoires limite les possibilités de migration légale.
Le rôle dans l’activité criminelle
Quand on s’intéresse à la traite des êtres humains, on souhaite comprendre le mode opératoire du groupe criminel et par-là qui fait quoi ? Autrement dit, on souhaite connaître le rôle et le statut des individus au sein du groupe afin de saisir les mécanismes à la fois hiérarchiques et opérationnels et ainsi comprendre le fonctionnement plus général et très complexe de l’activité de traite des êtres humains. Le statut social correspond à la position sociale d’un individu dans le système social. Il s’agit donc de la place de l’individu dans un système plus général. C’est-à-dire que l’on considérera ici que le statut social coïncide avec la position occupée par un individu dans un domaine de la vie sociale et dépendra de facteurs attribués (biologiques, sociaux, etc.) et de facteurs acquis (apprentissage). Au concept de statut social, la plupart des théories sociologiques, et davantage encore les théories développées en psychologique sociale, associent la notion de rôle social. Le statut social se compose alors d’un ensemble de rôles. Le rôle social est un concept central en sociologie16 et revêt « une importance essentielle dans l’analyse macrosociologique comme dans l’analyse microsociologique »17. Celui-ci est défini par Linton comme l’ « ensemble des conduites destinées à rendre manifestes les « droits et devoirs » contenus dans le statut » ou bien encore selon chez Komarovsky et Sargent comme « des modèles ou types de comportement socialement définis »18. Mais le rôle social doit être appréhendé d’une manière plus complexe que cela dans la mesure où il se définit et s’intériorise en interaction au sein du système social. Dans un système social – un tout – l’individu remplit des fonctions sociales, endosse des rôles sociaux. Un individu y joue en effet plusieurs rôles. Ces derniers se manifestent dans les actions que les individus réalisent en interaction avec les autres. Autrement dit, le rôle correspond à ce que la société – les autres – attend de l’individu et ce, en fonction de son statut – de sa position dans le système social –. Ce sont donc ces attentes qui déterminent la manière dont l’individu va agir. Plus précisément, c’est la manière dont ce dernier va, en fonction de son statut et de ses facteurs personnels, les interpréter, qui va déterminer son action. Plus encore, à l’image des multiples interactions que vit un individu, les différents rôles sociaux endossés par chacun seront liés par des liens de réciprocité et de dépendance multiples. Le rôle social renvoie ainsi à « une notion intermédiaire entre celles d’individu et de société »19. Ici, la pratique de la traite des êtres humains est vue comme un système social à part entière. Le rôle social est caractérisé, dans le contexte étudié, par le fait que le groupe et les actions soient criminels. Dans ce contexte, on parlera alors non plus de rôle social mais de rôle criminel bien qu’il s’agisse du même mécanisme social. Le rôle criminel au sein de l’activité de traite désignera la ou les fonction(s) d’un individu au regard des tâches – actions – accomplies dans ce champ singulier. Ici, les attentes ne sont pas sociales mais criminelles : chaque tâche, liée par des liens de réciprocité et d’interdépendance, participe au bon fonctionnement de l’activité criminelle et à son déploiement. Il comprend ainsi la même dimension normative que la notion de rôle social, alors relative au groupe dans lequel il s’accomplit.
L’acteur
L’acteur est à considérer ici selon le sens que la sociologie de l’action lui donne. L’acteur réfléchit et agit et ce, selon son expérience sociale25. Comme nous l’avons signalé, nous n’avons pas d’hypothèse a priori quant aux données recueillies. Nous ne présupposons donc ni du rôle de l’individu, ni de ses caractéristiques personnelles, ni de ses relations. Nous ne présupposons pas a priori de son statut au sein de groupe criminel dans le contexte d’une activité criminelle. Cette information émergera lors de l’analyse. Aussi, tout acteur est à considérer. Il va donc s’agir de s’intéresser à son identité personnelle et sociale et à ses motivations. Selon le concept d’expérience sociale développée par François Dubet, il s’agira de comprendre dans quelles logiques d’actions les acteurs s’inscrivent en analysant leur identité sociale, normes et contraintes – socialisation et intégration –, leur adhésion ou distance prise par rapport au groupe criminel – subjectivation – et la protection de leurs intérêts et les choix pris en fonction des opportunités offertes par l’activité de traite – stratégie et concurrence –. Les acteurs – micro – s’inscriront alors dans une de ces trois logiques, éclairant d’une certaine manière l’organisation sociale – macro – du groupe criminel. L’acteur ici étudié se distinguera de l’auteur au sens pénal. On entend par auteur, celui qui pourra être pénalement condamné pour avoir commis une infraction pénale. Cette notion d’auteur peut être appréhendée dans diverses dimensions. L’auteur matériel de l’infraction est celui qui commet l’élément matériel, pénalement incriminé26 : la soustraction de la chose d’autrui dans le vol. Mais il peut également s’agir de l’auteur moral, c’est-à-dire celui qui fait commettre l’infraction par un autre, autrement qualifié d’instigateur. Pénalement, cet auteur moral est souvent sanctionné en tant que complice par provocation. L’article 121-7 du Code pénal qualifie de « complice » celui qui « par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une infraction ou donné des instructions pour la commettre ». Pour être considéré comme auteur d’une infraction pénale susceptible d’être pénalement condamné, il faut non seulement avoir commis l’élément matériel d’une infraction (soit en tant qu’auteur matériel, soit en tant qu’auteur moral si l’instigation est incriminée, soit en tant que complice), mais également avoir commis l’élément moral de celle-ci. Cela implique donc que l’infraction soit pénalement imputable. Pour ce faire, il importe qu’au moment où il a agi, l’agent ait eu « la faculté de comprendre la portée de ses actes – aptitude à distinguer le bien 25 DUBET F., Sociologie de l’expérience, Seuil, 2014. 26 CONTE P., Droit pénal général, Armand Colin, p 214. 14 et le mal – et la liberté de vouloir »27 et qu’il soit en outre coupable, c’est-à-dire d’une faute qui pourra être intentionnelle, d’imprudence ou de négligence. Tous ces éléments sont essentiels pour que le juge puisse entrer en voie de condamnation. On comprend alors les raisons pour lesquelles il ne nous a pas semblé opportun de nous intéresser à l’auteur pénal de l’infraction, mais bien aux acteurs qui apparaissent en procédure. De nombreuses raisons peuvent expliquer qu’un individu ne soit pas condamné. Les agissements commis peuvent contribuer au processus criminel sans être incriminés. Ils peuvent ne pas être répréhensibles parce que ne relevant pas de la compétence territoriale des magistrats saisis. Ils peuvent en outre être commis par un individu qui a contribué à l’activité criminelle sans être pénalement imputable parce qu’il a agi sous l’emprise d’une contrainte ou encore par un individu qui n’est pas coupable parce qu’il n’a pas été en mesure de rattacher ses agissements au processus criminel. Enfin, un individu qui est en interaction avec des individus prenant une part active à l’activité criminelle peut n’avoir commis aucun acte répréhensible. Pour autant, il restera utile de l’intégrer dans le groupe criminel parce qu’il a des relations avec des membres de ce groupe. L’ensemble de ces éléments justifie donc le choix du terme « acteur », plutôt que de celui d’« auteur » pour désigner les individus qui composent le groupe étudié. On reviendra ultérieurement sur la définition que nous avons donnée à ce terme pour procéder à ce travail. Outre la description de l’ensemble des acteurs qui composent le groupe criminel, les relations entre ces derniers permettront d’appréhender le groupe criminel en tant que réseau social.