Les apports et limites théoriques : De la persistance des phénomènes inégalitaireshandicapant les carrières féminines
Comme le montre la littérature que nous mobilisons dans le premier chapitre de notre thèse, malgré une amélioration substantielle de la condition des femmes au niveau professionnel, on observe une persistance des phénomènes inégalitaires qui handicapent ces dernières au niveau professionnel. Pour Lallement (2003), il existe une « reconstruction permanente des inégalités entre hommes et femmes sur le marché du travail (tant du point de vue des salaires, des modes d’emploi, de la mobilité. . .) » (p.130). Ce constat est d’ailleurs partagé par Maruani (2017) qui déplore une historique itération « (…) entre des avancées vers l’égalité, des stagnations et des régressions. » (p3).
Cependant, considérant les évolutions sociétales que connait la France depuis 1965 et la volonté récente du législateur de renforcer le caractère coercitif de ces lois, nous nous interrogeons sur l’évolution de l’égalité professionnelle au sein des 39.1% des organisations qui appliquent la loi au 16/01/2016 selon le rapport de la DARES-CMH coordonné par Sophie Pochic en 2018. C’est d’ailleurs notre première question de recherche, « Les phénomènes inégalitaires persistent-ils même dans des organisations qui s’engagent en faveur de l’égalité professionnelle ? ». L’étude longitudinale originale que nous avons réalisée des RSC qui nous ont été confiés, nous montre que les phénomènes de plafond de verre, de tuyau percé, de paroi de verre et des écarts de rémunération pour les plus hauts niveaux de responsabilité persistent entre 2008 et 2016 et ce malgré la présence d’accords égalité depuis 2006. Ceci répond à notre seconde question de recherche. Ces résultats remettent en question l’efficacité de la démarche égalité de notre terrain que nous considérons, sur la base de l’analyse comparative de son accord avec la politique d’égalité affichée d’Orange SA, comme un cas exemplaire. Cependant l’efficacité de ses mesures liées à l’équité des rémunérations, à l’équité de l’accès à la formation et à celles mettant en œuvre les lois de l’égalité relatives à la parentalité, font que nous considérons tout de même ce cas comme exemplaire, bien que des ajustements soient nécessaires.
Grâce à la pluri méthodologie que nous avons mis en place nous permettant d’analyser à la fois, le contenu et la structure des RS des groupes composant notre échantillon, la démarche égalité formalisée par notre terrain dans ses écrits et l’application qui en est faite par les acteurs, nous obtenons des résultats nous permettant de dégager des explications à la faible efficacité des mesures reposant sur des actions de sensibilisation.
D’après les travaux de Bruna (2013/2, 2016/1, 2016/5) et de Bielby (2000), les politiques de diversité ou d’égalité, selon le positionnement des organisations, peuvent créer des résistances de la part des acteurs et notamment des managers. Ces résistances, dans lesquelles les stéréotypes jouent un rôle, sont à adresser de deux manières. Bruna préconise une sensibilisation basée sur la mise en place d’une réflexivité des managers sur leurs pratiques RH, alors que Bielby, dans un souci de transparence des pratiques, insiste sur l’importance de la mise en place de dispositifs de contrôles des décisions managériales possiblement empreintes des stéréotypes susmentionnés.
L’analyse longitudinale des accords égalité et des avenants qui nous ont été communiqués sur la période 2006-2018, que nous avons réalisée, montre qu’en dehors des mesures visant l’équité de rémunération et d’accès à la formation ainsi que celles mettant en œuvre les lois pour l’égalité professionnelles, qui sont encadrées par les services RH et dotées pour les deux premières d’outils de contrôles, la démarche égalité de notre terrain repose majoritairement sur de la sensibilisation.
En effet, malgré une évolution des mesures volontaristes, qui attestent d’une volonté de passer de la sensibilisation à l’action via des objectifs de féminisation par exemple ou des outils facilitant l’équilibre des temps de vie (éviter les réunions tardives, privilégier les formations locales…), celles-ci reposent dans la majorité des cas sur des actions de communication interne.
Contrairement aux préconisations mentionnées au tout début de ce chapitre, qui invitent à la multiplication des types de formation, notre terrain favorise majoritairement la formation descendante, par le biais de conférences tout public, de présentation des accords en réunion managériales ainsi que dans les formations à destination des managers, et encourage la création de groupes d’échanges pour lesquels il offre depuis 2017 le déjeuner aux participants, bien qu’aucune des 52 personnes que nous avons rencontrées n’en ait eu connaissance. En effet, dans la pratique, 90% de notre échantillon avoue ne pas connaître le contenu des accords en dehors de mesures de rattrapage de salaire, et ce, même chez les managers (21/28) qui pourtant devraient avoir été mis au courant lors des réunions managériales. Autrement dit les actions de sensibilisation n’arrivent pas jusqu’aux managers. Cependant, dans les accords, seuls trois dispositifs s’apparentant à des outils de contrôle des décisions managériales, existent. On les trouve sous forme de vérifications annuelles pour l’équité d’accès à la formation professionnelle et pour l’équité dans la notation qui impacte la rémunération et sous la forme d’un réexamen du positionnement des femmes du JG 13 à 18, sur la durée de l’accord. Ces dispositifs ne sont pas présentés comme des outils de contrôle des décisions prises par les managers, mais plus comme une étude permettant la mise en place de mesures correctrices. D’ailleurs, selon nos entretiens il ressort que les évolutions de carrière et les promotions sont considérées comme des procédés managériaux au sein desquels la RH intervient peu. Le rôle de la RH est en outre défini formellement dans les accords, elle accompagne les managers. Autrement dit, sur la base de nos entretiens, de notre analyse documentaire et de nos séances d’observations in situ, nous constatons une importante asymétrie de pouvoir entre le management et la RH au niveau des évolutions de carrière. Nous souscrivons donc à l’analyse de Bielby (2000) quant à l’importance de la transparence des pratiques, ce que l’on retrouve chez Cornet et Warland (2008) et bien d’autres auteurs spécialisés, nécessitant la mise en place d’outils de contrôle des décisions managériales. D’ailleurs les mesures liées à l’équité de rémunération, qui sont encadrées par le service RH France ainsi que les services RH locaux et sont dotés d’outils de contrôle montrent leur efficacité. En effet, on constate un écart de rémunération de 1% du JG 12 à 15 à la défaveur des femmes et une baisse de l’écart de 3% sur les JG 16 à 18. S’il ne nous est pas possible d’imputer le 1% d’écart salarial à la politique égalité car celui-ci est constant depuis 2008 et nous n’avons pas de chiffres antérieurs, la baisse de 3% est une réussite de la démarche égalité. Un constat identique se fait sur l’équité de l’accès à la formation et sur l’application des mesures mettant en œuvre des lois de l’égalité comme celles liées aux augmentations moyennes lors des congés maternité, adoption ou paternité. Ce qui invite à penser qu’une démarche encadrée et contrôlée a plus de chance d’être effective qu’une démarche basée sur la sensibilisation sans dispositifs de contrôle.
Les apports managériaux de notre travail de thèse
En nous appuyant sur le recours à la théorie du noyau central d’Abric (1976) et le cadre méthodologique que nous avons construit, nous obtenons des résultats sur le contenu et la structure des RS des quatre groupes de notre échantillon, femmes, hommes, cadres non managers, et cadres managers, relativement aux causes des difficultés que rencontrent les femmes cadres et ingénieures pour évoluer professionnellement. L’analyse approfondie de la démarche d’égalité professionnelle de notre terrain ainsi que son évolution, croisée avec des données quantitatives et qualitatives quant aux effets et aux applications des mesures présentes dans les accords égalité, nous permet de formuler des préconisations qui se basent sur ce qui est déjà prévu dans les accords, en faisant des adaptations basées sur les préconisations formulées par la littérature spécialisée mobilisée dans le chapitre 2 du présent manuscrit. Seront ajoutés des outils liés à la transparence des pratiques.
Questions de recherche Réponse
Q1 : L’aspect conditionnel des éléments périphériques et l’aspect contextuel de la représentation sociale appellent-ils à une analyse contenu/structure systématique des différents groupes sociaux impliqués dans les évolutions de carrière des hommes et femmes de l’organisation ?
L’unité d’analyse des RS est pertinente car elle nous a permis de mettre à jour les différents éléments cognitifs constituant la représentation et leur rôle dans celle-ci en fonction de leur place, ce qui rend possible l’élaboration d’une stratégie d’évolution via les périphéries. L’approche sociologique de l’étude des RS montre des variations entre les groupes concernés par les évolutions des cadres et ingénieurs, ce qui permet d’affiner cette stratégie.
Q2 : Les phénomènes inégalitaires persistent-ils même dans des organisations qui s’engagent en faveur de l’égalité professionnelle ?
L’analyse longitudinale des RSC que nous avons réalisée montre la persistance des phénomènes inégalitaires suivants : plafond de verre, tuyau percé, paroi de verre et écarts de rémunarations pour les plus hauts postes à responsabilité
Q3 : Cette persistance est-elle le fruit d’éventuelles résistances de la ligne hiérarchique ?
En dehors des écarts de salaire, les phénomènes sont adressés dans les accords par des mesures reposant majoritairement sur des actions de sensibilisation pour lesquelles on constate l’absence de dispositifs de contrôle, ce qui laisse toute la latitude aux managers d’opposer consciemment ou non des résistance à la démarche égalité. Ce qui ressort dans nos entretiens,
Q4 : Les représentations sociales à l’origine de ces phénomènes inégalitaires sont-elles présentes dans notre terrain œuvrant pour l’égalité professionnelle ? Handicapent-elles les femmes cadres dans leurs évolutions ?
Notre analyse montre la présence de RS stables en raison d’une absence de schèmes étranges dans les périphéries, d’une convergence des discours et d’un objet de la RS ancien. Le manque de transparence des pratiques due à la rareté des dispositifs de contrôle des décisions managériales laisse l’opportunité aux RS de se manifester.
Q5 : La persistance des phénomènes inégalitaires vient-elle d’un manque de pertinence de la démarche égalité mise en place?
Les mesures liées à l’équité salariale, d’accès à la formation et de mise en œuvre des lois de l’égalité (congés maternité…) sont efficaces dont pertinences. En revanche celles liées à des actions de sensibilisation sans investigation en amont des RS manquent de cohérence.
Q6 : Cette persistance est-elle le fruit d’une éventuelle autocensure des femmes ?
L’autocensure ressort dans notre analyse prototypique et dans notre analyse thématique. Elle est une conséquence de la division sexuelle du travail et des représentations sociales qui l’accompagnent.
Q7 : Les outils méthodologiques développés par l’approche structurale des représentations sociales permettent-ils l’analyse précise et RS en œuvre dans l’organisation au moment de la recherche ?
Notre cadre méthodologique permet en effet une analyse approfondie et claire des RS des différents groupes consitutant notre échantillon notamment en matière de recrutement et de mobilité interne. Enfin, sur la base de l’analyse des représentations sociales des groupes composant notre échantillon, nous proposons des actions spécifiques s’articulant autour de trois axes. Et pour se faire, nous nous appuyons sur les travaux de Moliner et Guimelli (2015) et d’Eyssartier et al. (2007).
Pour formuler nos recommandations nous nous basons sur le tableau 56 qui classe les mesures de l’accord de 2018 dans la typologie des outils de l’égalité que nous proposons dans le chapitre 2 du présent document, à savoir : les outils liés à la création et à la mise en œuvre de la démarche d’égalité, les outils visant la limitation de l’impact des représentations sociales, les outils visant l’évolution des représentations sociales, les outils aidant à l’équilibre des temps de vie.
Les outils liés à la création et à la mise en œuvre de la démarche égalité
On retrouve dans cette catégorie les outils liés à la communication des accords et des RSC auprès des commissions locales et nationales de suivi de l’accord et d’égalité. Les mesures liées à l’adaptation des accords en fonction des problématiques incombant aux DRH locales et aux correspondants égalité. Ces derniers, afin d’ancrer la démarche égalité dans leur territoire, doivent trouver des partenariats avec des associations locales. Ceci rendant plus difficile le rétropédalage au niveau de l’engagement envers l’égalité professionnelle (Cornet et Warland, 2008).
Nos préconisations s’agissant de cette catégorie d’outils sont les suivantes :
Pour donner toutes les chances à la démarche égalité d’être effective, un engagement fort et affiché du dirigeant est indispensable. A plusieurs reprises dans nos entretiens, les sujets, dont plusieurs managers, ont déploré le manque de directives claires issues de la direction. Cet engagement doit être largement communiqué notamment par les coordinateurs égalité. Nos résultats montrent qu’il n’existe pas d’homogénéité au niveau de la quotité de temps de travail dédié à l’égalité professionnelle par les coordinateurs qui traitent tous les sujets liés à la diversité. En effet, certains travaillent à temps plein sur ces questions, alors que d’autres n’y travaillent qu’à temps partiel. Il nous semble donc indispensable d’établir une homogénéité au sein de la population des coordinateurs qui au minimum devraient être affectés à mi-temps sur un des sujets de la diversité.
En effet, l’organisation s’engage sur les RPS, l’égalité professionnelle, le handicap, la gestion des séniors et de l’insertion des jeunes. Outre le fait que les questions de RPS n’entrent pas dans le spectre de la gestion de la diversité mais de la santé au travail, nous pensons que les sujets liés à la gestion de la diversité devraient être affectés séparément comme suit : égalité professionnelle, handicap, gestion des séniors/juniors. Ceci va dans le sens des préconisations de Bruna (2013/2, 2016/5) notamment. A première vue, un mi-temps par sujet peut paraître ambitieux, mais avec les préconisations qui suivent au sujet de la mise en place de dispositifs de contrôle des décisions managériales, cette quotité de temps de travail dédiée à l’égalité professionnelle nous semble raisonnable.