Le récit de la route un exil inversé

Le récit de la route un exil inversé

S’ils relèvent manifestement du récit de conquête, avec leur portrait de ces « hordes de barbares » convoitant les terres fertiles de Californie, le texte de Steinbeck et son adaptation cinématographique se font concomitamment les dénonciateurs de la situation tragique que connaissent les métayers du Middle West en cette période de Grande Dépression. En effet, ce n’est pas simplement par goût de l’aventure ou du pouvoir que les Joad et leurs semblables se délestent de leurs possessions pour entreprendre un périple aussi dangereux qu’incertain. Leur incapacité à répondre aux exigences de plus en plus pressantes de banquiers inflexibles les amène à rechercher ailleurs un havre de paix. C’est donc poussées par la misère que les caravanes de fermiers empruntent la route 66 après avoir coupé, non sans regrets, leurs dernières attaches, et leur nomadisme s’apparente de ce fait à un exil forcé494 . La migration de ces représentants du peuple résulte ainsi de leur incapacité à subvenir à leurs propres besoins et à ceux de leur famille, et procède pour eux d’une question de survie. Or, l’errance dépeinte dans le road novel et le road movie serait, à notre avis, d’un autre ordre. Nous allons voir en effet que c’est précisément cette notion de nécessité et de contrainte extérieure qui fait défaut aux héros de la route. Le plus souvent, ces derniers prennent le volant par défi ou par jeu, comme pour se distraire d’une vie rongée par une forme d’ennui existentiel, et, tandis que les Joad n’aspirent qu’à un peu de répit dans leur lutte permanente pour la préservation de leur intégrité physique, ils se livrent au frisson d’un danger librement consenti. Il est ainsi possible de repérer, dans les causes mêmes de l’errance et son déroulement, un élément de distinction fondamental entre le road novel et le road movie, d’une part, et ce que nous pourrions appeler le récit d’exil, dont l’œuvre de Steinbeck et de Ford serait emblématique. Le récit de la route pourrait alors se comprendre comme la peinture d’un exil à rebours, comme un « contre-exil ».

Les causes de l’errance : la contrainte extérieure et la contrainte intérieure 

The Grapes of Wrath ou le récit d’exil 

un nomadisme forcé Les personnages de The Grapes of Wrath, nous avons eu maintes fois l’occasion de le rappeler, évoluent dans le contexte particulier de cette période de crise économique que représente la Grande Dépression. Le climat d’insécurité alimentaire affecte une frange importante de la population et suffirait en soi à pousser à l’exil les moins bien nantis. Mais c’est véritablement l’arrivée massive de caterpillars envoyés par les grands propriétaires fonciers qui sonne l’heure du départ (Fig. 9).La migration des Joad et de leurs semblables résulte alors le plus souvent de l’intervention d’une force extérieure, qui entraîne l’anéantissement de la demeure familiale et interdit toute marche arrière : The tenant sat in his doorway, and the driver thundered his engine and started off […]. Across the dooryard the tractor cut, and the hard, foot-beaten ground was seeded field, and the tractor cut through again ; the uncut space was ten feet wide. And back he came. The iron guard bit into the house-corner, crumbled the wall, and wrenched the little house from its foundation so that it fell sideways, crushed like a bug495 . Expulsés des terres qu’ils cultivent depuis plusieurs générations, les Joad se voient sommés d’embrasser un mode de vie nomade, dans l’attente de trouver un nouvel endroit où s’installer. L’errance n’est donc jamais présentée comme un idéal d’existence, mais apparaît plutôt comme l’expression d’une défaite et de l’incapacité des petites gens à résister à la charge des puissants. De fait, les Joad sont des sédentaires dans l’âme, comme ils aiment parfois à le rappeler : « Pa spoke generally to the circle. “It’s dirt hard for folks to tear up an’ go. Folks like us that had our place. We ain’t shif’less. Till we got tractored off, we wa people with a farm”496 . » Le nomadisme, résultant ici d’une oppression, ne doit durer qu’un temps, et la famille n’aspire au fond qu’à recommencer sa vie en Californie qui, avec ses vergers à perte de vue, lui tient lieu de jardin d’Éden : « Maybe we can start again, in the new rich land – in California, where the fruit grows. We’ll start over497 . » Un contexte économique et social particulièrement funeste est donc à l’origine de cette migration de masse qui affecte plusieurs centaines de milliers de « Okies », alors contraints de se frayer un chemin dans une société d’accueil, dont ils troublent l’équilibre et qui leur est manifestement hostile. En ce sens, il est possible de considérer l’œuvre de Steinbeck et de Ford comme un récit d’exil.

L’errance dans le récit de la route : célébration du principe de plaisir

Nous avons vu précédemment que les héros de la route éprouvent certaines difficultés à se satisfaire de la vie rangée dans laquelle ils ont progressivement sombré au fil des années. 300 Ces personnages aspirent alors à mettre leurs obligations sociales et familiales de côté afin d’entreprendre un périple à travers lequel ils pourront donner libre cours à leurs envies. Ainsi, l’héroïne d’Alice Doesn’t Live Here Anymore s’adonne enfin à sa passion pour la chanson après le décès de son mari, entraînant son fils avec elle de motel en motel ; la jeune aveugle de Erbsen auf Halb Sechs abandonne son fiancé et se livre sans mesure à son amour naissant pour le metteur en scène auquel elle sert de guide ; le héros d’Into the Wild renonce à la carrière que ses parents avaient tracée pour lui afin d’adopter un mode de vie plus conforme à son idée de la nature, etc. Les exemples de ce type abondent et permettent de traduire l’importance accordée à l’immédiateté du désir : désormais, l’existence des personnages de road novels et de road movies se cantonne à un « ici et maintenant ». Or, en se délestant de leurs responsabilités pour jouir du moment présent, les héros de la route se livrent tout entier à ce que Freud désigne comme étant le principe de plaisir (ou Lustprinzip), qui se trouve au fondement même de notre psychisme et dont le mécanisme s’explique comme suit : Nous savons notamment que notre appareil psychique cherche tout naturellement, et en vertu de sa constitution même, à se conformer au principe du plaisir, mais qu’en présence des difficultés ayant leur source dans le monde extérieur, son affirmation pure et simple, et en toutes circonstances, se révèle comme impossible, comme dangereuse même pour la conservation de l’organisme. Sous l’influence de l’instinct de conservation du moi, le principe du plaisir s’efface et cède la place au principe de la réalité qui fait que, sans renoncer au but final que constitue le plaisir, nous consentons à en différer la réalisation, à ne pas profiter de certaines possibilités qui s’offrent à nous de hâter celle-ci, à supporter même, à la faveur du long détour que nous empruntons pour arriver au plaisir, un déplaisir momentané.

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