Entre fiction et factuel
Par ailleurs, l’ approche générique tend de coutume à rejeter la fiction des rangs du biographique sur la base de l’ incompatibilité entre le référentiel et le fictionnel67. Prenons l’exemple de l’ouvrage Le biographique, où Annie Olivier aborde le biographique d’un point de vue générique, soit « l’ensemble des textes racontant la vie d’une personne ayant existé. Ces parcours de vies sont dits référentiels et s’opposent aux oeuvres de fiction – comme le roman, le conte ou la nouvellé8 ». L’ auteure s’ affaire à exposer les particularités constitutives des mémoires, autobiographies, biographies et récits de vie, tout en précisant comment les oeuvres de fiction et les oeuvres biographiques exploitent parfois les codes de l’autre. Ainsi, elle met en lumière maints cas où les limites génériques soulèvent des questions : La frontière du genre autobiographique suscite de multiples interrogations : s’il est possible de consigner par écrit l’ histoire de sa propre vie, il est également possible de retrouver dans des textes dits de fiction une part plus ou moins grande de la vie de leurs auteurs. Il nous faut donc définir les limites et les traits distinctifs de ces textes que l’on dit autobiographiques69 . La question générique vaut également pour la biographie. Olivier souligne que: La frontière entre biographie et roman est, elle aussi, facile à franchir. Nous avons vu comment la biographie tend à utiliser les mêmes procédés d’écriture et de mise en scène que le roman. De son côté, le roman, à la recherche du vrai, intègre des éléments biographiques ou autobiographiques. Mais si l’apparence littéraire est semblable, la finalité des opérations diverge profondément, surtout pour le lecteur : ou bien il s’agit d’un personnage ayant réellement existé ou qui vit encore; ou bien le personnage est inventé par l’auteur. Dans le premier cas, la vérité est idéale ; dans le deuxième, elle est « factuelle» ; le biographe, doit tenir compte des « faits» et ne peut inventer à sa guise.
De son côté, François Dosse aborde la question de front en défmissant l’hybridité du genre biographique : Genre hybride, la biographie se situe en tension constante entre une volonté de reproduire un vécu réel passé selon les règles de la mimesis, et en même temps le pôle imaginatif du biographe qui doit recréer un univers perdu selon son intuition et ses capacités créatives. Cette tension n’est certes pas le propre de la biographie, on la retrouve chez l’historien71 confronté à l’acte même de faire de l’ histoire, mais elle est portée à son paroxysme dans le genre biographique qui relève à la fois de la dimension historique et de la dimension fictionnelle 72. À la lumière de ces conceptions du biographique, il nous apparaît nécessaire de clarifier la position occupée par 1984 à l’intérieur du champ biographique. Un récit de soi où le trait plus ou moins fictionnel est en vigueur nous confronte à une série de questionnements. D’un point de vue générique, la trilogie 1984 n’ appartient pas à l’autobiographie ni à la biographie. Les trois tomes sont sans contredit du côté de la fiction par la mention générique qui les accompagne, soit celle de roman. Néanmoins, nous ne pouvons nier l’ influence de ces deux genres au sein de cette trilogie, ce qui nous amène à postuler son appartenance à la fiction biographique.
En effet, le récit foisonne d’anecdotes personnelles de Gabriel Rivages qui s’enchâssent dans les données biographiques des trois figures retenues, le tout adoptant un registre fictionnel. Le passage suivant de Mayonnaise met en lumière cette cohabitation du biographique et de l’autobiographique. Rivages y convoque la figure de Brautigan par un menu détail biographique qu’il fait sien en le liant à un moment de sa vie personnelle et intime: Dimanche soir en famille, en mangeant une pizza, on a regardé La ruée vers l ‘or de Charlie Chaplin. [ … ] C’est la dernière scène du film, les cinq dernières minutes. Si j ‘en parle, c’est à cause du plan où on voit deux bateaux de sauvetage. À droite, dans l’ombre, Emma Alexander. À gauche, sous les rayons du Pacifique, brille le Tacoma. [ … ] Mais quand même, pour moi, Tacoma, c’est avant tout la ville natale de Brautigan, un bateau de sauvetage dans La ruée vers l ‘or et le rire de mon fils quand Charlot mange sa chaussure 73.
La fiction biographique chez Plamondon
De prime abord, la construction de 1984 ne ressemble en rien à la forme attendue d’un texte biographique. Qui plus est, sa forme ne répond pas davantage à la conception habituelle du roman. Les trois tomes sont formés de courts chapitres, tous numérotés et accompagnés d’un titre succinct, construction qui évoque l’encyclopédie 90. De fait, l’organisation des chapitres, répertoriés grâce à la présence d’une table des matières, ajoute à cette comparaison, car l’ordre alphabétique (et même chronologique) est délaissé, de sorte que les chapitres sont relativement autonomes les uns par rapport aux autres. Évidemment, la suite des événements et les thèmes se recoupent, toutefois cette succession s’apparente, comme le remarque Marcello Vitali-Rosati91 , à la consultation de pages Web où le lecteur navigue d’un hyperlien à un autre. Autre impasse, le contenu de ces nombreuses vignettes constitue un assemblage hétéroclite où se mêlent fragments biographiques, listes, poèmes, séquencier publicitaire, etc. Pourtant, l’étiquette de fiction biographique92 convient à cette trilogie hétérogène93 puisque chaque chapitre propose d’ éclairer un aspect, plus ou moins corrélatif, de la vie des biographiés et du biographe. Ainsi, la fiction sert de pilier à la trilogie dans la mesure où le personnage de Gabriel Rivages, par son statut fictif4, permet de mener avec une plus grande latitude le récit factuel des personnages réels (Weissmuller, Brautigan et Jobs) et le récit historique. Dans un chapitre qu’il consacre à l’examen de la trilogie en tant que fiction du réel, Robert Dion signale l’instabilité auctoriale du personnage de Rivages qui ébranle la crédibilité référentielle du récit autobiographique et, par conséquent, du récit biographique. Il suppose que le statut fictionnel de 1984 s’exprimerait à travers cette « fragilisation de la référence autobiographique» : Ainsi, le traitement très libre – c’est le moins qu’on puisse dire – de l’autobiographie permet de multiplier les effets de correspondance avec le biographique ; et c’est peut-être dans le «jeu» entre ces deux discours en théorie référentiels que réside le romanesque ou, mieux, le fictionnel, dans la trilogie, puisqu’ il est peu vraisemblable que deux discours référentiels au sujet de personnes réelles puissent à ce point converger95.
Bien qu’il soit à la portée de tout lecteur de vérifier la véracité des données biographiques et historiques explorées par la trilogie, nous soumettons l’hypothèse que la précarité auctoriale du personnage de Rivages lui permet d’ installer la trilogie dans le registre de la fiction, ce qui autorise les diverses trames narratives à se rencontrer au sein d’un même chapitre: « En 1984, Johnny Weissmuller meurt de vieillesse. Richard Brautigan se tire une balle dans la tête et Gabriel Rivages perd sa virginité. C’est aussi l’année où Apple lance le Macintosh96 ». Il est à propos de nuancer l’opposition établie ici entre les notions de réel et de fiction auxquelles on aurait tendance à associer trop hâtivement les valeurs de vrai et de faux (ou de feintise). Nous concevons la fiction biographique sous le regard de la notion de possible que Jean Molino et Raphaël Lafhail-Molino soumettent en s’ inspirant d’ Aristote: La poésie s’oppose à l’histoire non comme le faux s’oppose au vrai, mais comme le possible s’oppose au réel [ … ]. L’affirmation surprenante selon laquelle la poésie, c’ est-à-dire le récit, est plus philosophique que l’ histoire s’explique par la présence du possible entre le vrai et le faux : la poésie se préoccupe du vraisemblable, c’ est-à-dire de ce qui, selon la définition d’Aristote, se produit le plus fréquemment97.
Par conséquent, il importe peu d’évaluer le récit créé selon le critère de vérité; il faut plutôt convenir de son adhésion à la vraisemblance ou, comme le mettent en relief Monluçon et Salha, du fait que « que la fiction biographique échappe à l’ alternative du vrai et du faux, mais constitue bien souvent un détour pour aboutir à une forme de savoir ou de vérité98 ». Le biographique s’empare de la trilogie par l’ intermédiaire de trois biographiés et du personnage de Rivages qui fournit un modèle de l’ambiguë relation entre acteur et rédacteur du récit de soi. Cette relation ambivalente se laisse percevoir, notamment, lorsque les dessous de la recherche du biographe émergent99, ce qui fait bifurquer le récit biographique vers un récit autobiographique : Dans un des chapitres de La pêche à la truite en Amérique, Brautigan délire sur l’histoire d’une truite morte d’une overdose de porto. Il recense un paquet de bouquins qui parlent de truites et de pêche à la truite [ … ]. Le livre de Beatrice Cook dont parle Brautigan existe vraiment. Je l’ai trouvé à la bibliothèque de l’Université du Roi Saoud à Riyad. Si vous voulez l’emprunter, il est actuellement disponible. (M, p. 104) Il va sans dire que la majorité des chapitres de la trilogie s’emploient à jeter un éclairage sur la vie des quatre personnages selon différents types de narration. Les topoï biographiques, la mise en intrigue de l’ intime et le personnage biographe représentent trois éléments par lesquels la trilogie 1984 marque son appartenance à la fiction biographique et revoit les usages du récit.
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