Le rap français face au monde marchand
LE RAP FRANÇAIS EN TANT QUE SOUS CULTURE
Ce chapitre vise à appréhender le rap français. Le rap étant un sujet finalement peu prisé de la sociologie, des SIC ou de la philosophie en France, il est nécessaire de l’ancrer dans un contexte socio-historique, de le définir et de comprendre comment il s’est formé nous-mêmes, en nous appuyant sur la littérature scientifique qui étudie le rap et sur les propos des protagonistes de cette forme artistique. Nous le verrons, la définition du rap est inséparable de la définition des contextes qui l’ont vus naître. Approchant d’abord le rap de manière globale, nous entrerons ensuite dans les détails des textes de l’année 1998 pour y trouver des traces de consommation. Nous relevons que la consommation répond à divers objectifs, qu’elle est communiquée selon tous les registres d’influence possibles du contrat de communication (conatif, cognitif, affectif) et enfin qu’elle s’intègre aux stratégies identitaires des acteurs du rap et qu’elle permet corrélativement de consolider la sous culture du rap en ne devenant plus seulement une consommation ou une consommation spécifique, mais une consommation sous culturelle.
LA SOUS CULTURE DU RAP EN FRANCE, UN ESPACE DE LUTTES
Une pratique autobiographique et une signification commune
La pratique du rap et les conditions de sa pratique (contextes socio-professionnels) s’interpénètrent et s’influencent mutuellement. Dans cette optique, les contextes de professionnalisation ou de réalisation (rappeur indépendant ou en label, dans un groupe ou en solo, contexte géographique, temporel…) redéfinissent sans cesse la nature de notre objet. Afin de ne pas privilégier tel ou tel versant, nous devons mêler ces deux aspects afin d’isoler des éléments définitionnels car il semble impossible, dans le cadre du rap, de définir une oeuvre sans délimiter son environnement. Comme le déclare Howard 21 S. Becker, dans les mondes de l’art, « le changement et l’instabilité sont la normalité ». 7 C’est en 1979 que le premier morceau de rap fait son entrée sur le territoire français. Il s’agît de RAPPER’S DELIGHT, un titre américain à l’initiative du groupe Sugar Hill Gang . Le premier morceau de rap français voit le jour en 1981 et déchaîne les 8 passions sur les pistes de danse des boîtes de nuit de l’hexagone : CHACUN FAIT (C’QUI LUI PLAÎT) du groupe Chagrin d’amour . Après avoir été largement festif, joué localement 9 en soirée et en boîtes de nuit tout au long des années 80 , le rap en France devient dans 10 le courant des années 90, le creuset de luttes sociales. Ces luttes se concentrent en deux pôles, d’un coté les « dominés », de l’autre les « dominants », car la pratique du rap a d’abord été récupérée par des artistes de variétés françaises (soutenus par l’industrie du disque) avant d’être redéfinie par les premiers rappeurs français . Ces derniers ont très 11 vite été convoités par l’industrie du disque, flairant une opportunité au sein d’une forme artistique qui n’est pas encore considérée comme un genre musical . Aujourd’hui encore, 12 cette qualification « genre musical » n’est pas toujours accordée au rap puisque certains organismes, la SNEP par exemple, déclarent les ventes des artistes rap dans la classe des variétés françaises (parce que les maisons de disques déclarent majoritairement les albums de rap dans la catégorie des variétés) . 13 Néanmoins, s’il est perçu avant tout de cette façon, le caractère contestataire n’est pas le seul qualificatif que l’on pourrait attribuer au rap. Force est de constater que passé à la loupe, le rap devient « les raps », et que cette opération dirige vers la culture. 14 Sébastien Barrio, dans sa thèse sur l’état des lieux du rap entre 2000 et 2006, confirme cette hypothèse puisqu’il définit les divers types de rap dans les termes suivants : festif, poétique, humoristique, ego-trip, gangsta-rap, rap à « thème » . Cette hétérogénéité (les 15 « sous-courants » dans le courant) s’explique notamment par le fait que le rap est une synecdoque culturelle. Il fait partie d’un tout en étant l’un des éléments constitutifs du Hip-Hop. Selon Hugues Bazin, « le Hip-Hop regroupe des arts de la rue, une culture populaire et un mouvement de conscience. Les arts se rassemblent autour de trois pôles : musical (rap, (…) Djing, Beat-box), corporel (break-dance, smurf, hype, double-dutch), graphique (tag, graff). Le tout englobé par une culture urbaine (mode de vie, langage, mode vestimentaire, état d’esprit, économie…) inspirée par des jeunes dont la majorité est issue de l’immigration. Un cadre moral et l’expression d’un « message » inspirés par ses fondateurs donnent au Hip-Hop une dimension universelle ». 16 Le rap, parmi les arts de la rue englobés par le Hip-Hop, est l’art le plus riche dans la mesure où il est à la fois musical, corporel, graphique, intégré à une culture « particulière » et transmet quoi qu’il en coûte un « message ». Musical avant toute chose car un rap est une partition dans laquelle on retrouve une ou plusieurs voix posée(s) sur un assemblage instrumental ; corporel car la plupart des raps sont des énoncés performatifs qui n’ont de sens que lorsqu’ils sont scandés. Autrement dit, le rap évolue dans un environnement social qui considère qu’un texte n’a aucune valeur tant qu’il n’est pas mis en scène par le « flow » (l’intonation de la voix influençant le rythme et le débit 17 de paroles). Cette scansion s’accompagne irrémédiablement de gestes et d’attitudes propres au Hip-Hop. Les mouvements de bras, par exemple, observables lors de n’importe quelle représentation artistique rappée, ont une signification puisqu’ils ont pour but de rendre le texte – qui n’est pas seulement affaire d’écriture, de graphie mais bien d’écrit et d’oral – dynamique et de mettre l’emphase sur chaque « phase » (phrase, rime). 18 Quant au « message » du rap, la réalité des textes laisse penser, au même titre qu’il y a plusieurs raps, qu’il y a plusieurs messages dans le rap (Sébastien Barrio les expose de la manière suivante : message évolutif et personnel, la politique, le social, l’humain, l’éducation, la rue, le rap défenseur de cause ). Si Hugues Bazin évoque le « 19 message » du hip-hop, c’est en faisant référence au code de conduite de la Zulu Nation (la « nation hip-hop » promouvant certains principes de positivité notamment), très présente dans les débuts du Hip-Hop, qui a été défini pour être transposable à n’importe lequel des cinq piliers du mouvement. On peut donc déplacer le « message » du hip-hop dans le champ du rap puisqu’il a été prévu pour s’y adapter. Cependant, comme cela a été démontré dans l’introduction, ce code de conduite n’est pas suivi de tous et il est défié par les rappeurs français. En reste, le message global du rap, s’il existe, ne se trouve donc pas dans ce mémoire . 20 De l’égotrip au rap à thème, aucun « message » transversal ne transparaît. Seul l’aspect personnel (ou collectif mais se rapportant toujours au groupe d’appartenance comme à une entité individuelle formée par un groupe) du texte demeure, seules les conditions de réalisation des textes peuvent être généralisables. En voici une : le rap est un discours/récit autobiographique (tant que l’on puisse considérer une collectivité comme une entité unique). Les événements, personnes et lieux du genre autobiographiques sont réels et l’auteur, le narrateur et le personnage principal ne font qu’un. Là encore, les divergences existent au sein du rap car nous sommes devant l’incapacité de catégoriser le rap en typologie autobiographie. Certains textes relèvent de la biographie, de l’autobiographie, d’autres du journal intime (non pas seulement prévu pour soi mais aussi pour les autres dans le cas du rap), d’autres encore des romans autobiographiques, des récits de vie, du journal, des correspondances… Simplifions alors la catégorisation en disant que le rap est un discours/récit de soi (tant que l’on considère que décrire sa vision – ou celle du groupe – du monde, c’est parler de soi).
Des luttes caractéristiques des « sous cultures »
En 1996, Olivier Cachin, journaliste et militant Hip-Hop, écrivait, non sans provocation, L’offensive rap . Si cet ouvrage se consacre à la culture Hip-Hop aux États-unis et que le choix a été fait de ne pas comparer ce pays à la France, Christian Béthune permet d’opérer un glissement conceptuel (beaucoup sont possibles, l’idée est de les manier avec parcimonie) puisqu’il démontre la validité du concept de l’« offensive rap » pour la France : le rap est un moyen de défier la culture « dominante » en place en marquant « une rupture avec l’ordre établi (…) de l’art officiel ». Les rappeurs français 35 prétendent ainsi « investir le site de l’art et, au besoin, en déloger les titulaires en place ». Le rappeur Lino éprouve cette démonstration lorsqu’il déclare au détour d’un 36 couplet « j’vais tuer Rimbaud » par esprit de compétition et dans une volonté 37 « d’affiliation poétique ». Ce livre est l’indice choisi pour penser que la société 38 commence à percevoir la motivation culturelle du rap en plus de son aspect strictement social à mesure qu’il suscite des discussions, de plus en plus nombreuses. « L’offensive rap », aphorisme qualifiant le rap pour le définir, représente donc une première lutte caractéristique : culture « dominée » jugée folklorique contre culture « dominante », officielle, légitime. C’est la tension principale et générale qui anime le rap, comme toute autre sous culture, et le fait entrer en écho avec les théories des cultural studies. Ces dernières poussent les chercheurs à penser l’identité dans la « conflictualité sociale ». 39 Considérant pour la première fois la culture « comme un ensemble de pratiques sociales qui produisent des significations (…) et (qui) comprend les styles et modes de vie, les identités, les performances du quotidien et l’esthétique ordinaire », les cultural studies 40 s’avèrent pertinentes pour appréhender le rap. Une autre lutte, pareillement culturelle, prend place au sein du rap. Elle est encore une fois caractéristique de toute sous culture et s’observe cette fois-ci de manière 41 intrinsèque plutôt qu’entre deux cultures, bien qu’il y ait un rapport de force entre deux idéologies divergentes. Cette lutte est relative à la direction que prendra la sous-culture et oppose un mouvement réactionnaire vers le passé à une volonté d’ouverture privilégiant l’avenir. Il s’agît de la croisade de l’« underground », étendard porté par les « puristes », contre le « mainstream », le rap commercial, exercé par les rappeurs qui s’adaptent au progrès technologique et à l’industrie culturelle . Ce n’est pas la distinction entre le « rap 42 commercial » et le « rap underground » qui est intéressante mais l’influence qu’elle joue depuis plus de trente ans dans la formation des rappeurs en « générations sociologiques ». Ces générations sociologiques font référence à ce qui a fait plus haut l’objet d’interrogations : la définition du rap à travers sa pratique et sa signification pour les praticiens. Ainsi, en étant confrontés à des contextes différents, les rappeurs connaissent une socialisation professionnelle différente selon qu’ils aient sorti un album en 1994 ou en 1999 . Le travail de Karim Hammou permet de retracer une histoire du rap en France de 43 ses débuts jusqu’à 2004, à travers les trois premières générations pionnières du rap français. Il est à noter que certains rappeurs, qu’ils appartiennent à la première, la deuxième ou la troisième génération sont toujours en activité à l’heure actuelle. La première génération de rappeurs est celle qui a dû accepter les conditions des maisons de disque pour émerger. La direction artistique des albums était alors largement orientée par les majors et le seul moyen de sortir un disque et de le faire distribuer était de s’adapter aux aspirations insatiables de l’industrie culturelle . Certains rappeurs évoquent 44 fièrement que le rap vient de la rue, certes, mais le rap français est né dans les bureaux d’une major. Les principaux protagonistes de cette génération sont représentés par des artistes fondateurs comme IAM, NTM ou Assassin . La période 1991-1994 était la leur. 45 La deuxième génération de rappeurs a remis en cause les manières de faire de la première génération, essentiellement sur le plan de la professionnalisation. C’est cette génération qui, la première, s’est organisée en structures par le biais du monde associatif et/ou de labels indépendants. Certains rappeurs deviennent membres d’associations, de maisons de quartier et intègrent des dynamiques associatives en organisant ou en prenant part à des concerts, des ateliers d’écriture… En plus de ceux qui s’appuient sur le « tissu associatif », d’autres créent leurs propres labels de production et parfois, ils se croisent (les deux versants de la professionnalisation hors circuit traditionnel ne sont excluants).
INTRODUCTION9 |