LE QUIPROQUO COMME OBJET D’ETUDE POUR LES SCIENCES DE GESTION
Nous avons noté précédemment que l’étude des situations de conduite à risques s’avérait nécessaire pour aider les acteurs à appréhender leur environnement de telle manière à permettre leur action dans la situation. L’articulation entre les dynamiques de savoirs et de relations était, nous l’avons montré, une des conditions de réussite de la construction de la représentation de l’environnement et plus encore de la conception de la situation de gestion elle-même. Nous avons vu que cette étude des situations de conduite devait passer par une interrogation des limites du langage en tant que substrat essentiel de l’action. Or, l’étude des situations de conduite elles-mêmes passe par l’utilisation du langage pour les caractériser. Les situations de gestion sont, nous l’avons vu des situations ouvertes où l’espace des possibles ne peut être réellement confiné et donc imparfaitement représenté par le langage. Il semble donc nécessaire au chercheur de pallier à la fois les infinies évolutions possibles des situations de conduite, ainsi que l’aporie du langage pour caractériser de telles situations. Il apparaît nécessaire d’envisager des situations qui puissent rapprocher le chercheur en sciences de gestion d’une situation de laboratoire afin, d’une part, de confiner l’étude et, d’autre part, de restaurer la logique du langage par laquelle de telles situations peuvent être modélisées. C’est en ce sens que nous proposerons une sorte de détour méthodologique par l’art dramatique et que nous proposerons dans ce cadre une interprétation en termes de quiproquo des situations du type de celles présentées dans la première partie de ce chapitre (2.1). Nous présenterons ensuite la phénoménologie du quiproquo (2.2), puis nous la formaliserons de deux manières différentes pour tenter d’en comprendre les mécanismes (2.3, 2.4).
THEATRE ET QUIPROQUOS, QUELS APPORTS POUR L’ETUDE DES SITUATIONS DE CONDUITE A RISQUES ?
Il n’est pas naturel d’approcher la gestion des risques par le théâtre. Pourtant, ce détour a déjà été pris par des chercheurs en sciences sociales lorsqu’il a été question de modéliser ou de formaliser la construction des représentations des situations rencontrées. Nous allons voir, par exemple, que Goffman emprunte cette voie de manière à pouvoir exercer des comparaisons avec la vie réelle. Nous allons voir que ce détour méthodologique est justifié par les aspects maîtrisables de la « mise en scène » de théâtre dont on portera l’analogie jusqu’aux situations de conduite (2.1.1). Nous verrons ensuite, que le processus de formation du sens produit au théâtre par le texte dramatique est analogue à celui des situations de conduite où peuvent se développer les incertitudes des représentations qui mènent au quiproquo (2.1.2). Selon Goffman, « le monde est (…) une scène, peuplée de pauvres acteurs qui s’agitent bel et bien pendant une heure et puis qu’on n’entend plus » (p 132 (Goffman, 1974)). Il établit ainsi une analogie entre le monde réel et la scène de théâtre. Il ajoute même que la réalité est comme la fiction, une combinaison de « représentations », c’est- à-dire d’arrangements qui transforment les individus en acteurs. Ces derniers agissent dans et sur la situation. Goffman analyse à la fois l’espace de la scène de théâtre et par analogie les situations rencontrées dans la vie quotidienne (Goffman, 1973a 1973b). Il les décrit comme faisant partie d’un cadre auquel se réfèrent les actions menées en son sein. Nous envisagerons la mise en scène de théâtre comme une simplification nécessaire à l’analyse de situations réelles plus complexes. Plus précisément, et comme le décrit Goffman, les analyses que nous pourront faire d’œuvres dramatiques s’inscrit dans un cadre d’hypothèses qui distinguent de manière non équivoque le cadre théâtral de la réalité. Celles-ci sont au nombre de huit dont quatre sont importantes pour notre analyse.
« les limites spatiales de la scène séparent nettement et arbitrairement le monde dépeint du reste du théâtre » (p 145 et suivantes (Goffman, 1974)). Etudier des séquences de mise en scène de théâtre conduit à considérer la scène comme la paillasse d’un laboratoire où l’on reproduirait les interactions et les situations rencontrées dans la vie quotidienne. Ainsi, la scène de théâtre a deux avantages concernant l’analyse des situations de gestion. Tout d’abord, la scène de théâtre permet de mener des expériences in situ dans un cadre maîtrisé. En effet, scénographie, didascalies sont déterminées ex ante à la mise en scène. Le texte de la pièce impose des conditions de jeu pour les acteurs et le déroulement des dialogues est ainsi piloté avant même que d’avoir lieu. Le texte dramatique, ainsi que les indications scéniques, jouent alors le rôle d’un protocole expérimental sur les acteurs, dont l’issue est elle-même pilotée par l’auteur. Ensuite, lors de la représentation, le public assiste à la mise en action du texte dramatique mais dans un cadre contraint et maîtrisé. Les actions menées dans le cadre de la situation de théâtre entraînent des résultats linéaires et découlant directement du texte de l’auteur. La seule réaction imprévisible est celle du public qui réagira selon ses propres références à la mise en scène proposée pour la représentation.