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Directeur de la photographie et opérateur dans le cinéma engagé
C’est au contact des réalisateurs militants de son époque qu’Eli Lotar va acquérir et perfectionner son talent de cinéaste. Arrivé à Paris en 1924 dans le but de faire carrière dans le cinéma, il côtoie d’abord les plateaux de tournage, qu’il photographie30, et fréquente très tôt les cercles d’artistes, d’écrivains, de poètes et cinéastes qui participent au renouveau visuel. Cette sous partie s’intéressera aux œuvres cinématographiques où Eli Lotar est présent en tant qu’opérateur et/ou directeur de la photographie. Ces expériences vont contribuer à la formation d’un regard moderne entre le cinéma et la photographie. C’est dans le contexte économique compliqué pour le domaine du cinéma et la situation politique instable des années 1930, avant la guerre, que Lotar va faire ses premiers pas en expérimentant l’image cinématographique.
Joris Ivens
Les premières expériences de Lotar dans le cinéma, avant la réalisation de son propre film, auront une importance significative sur sa carrière. À partir de 1927, Lotar accompagne Ivens dans ses projets cinématographiques. C’est à ses côtés qu’il perfectionne les techniques d’opérateur de cinéma. Le film Zuiderzeewerken réalisé par Ivens en 1929, interroge les nouvelles techniques de construction modernes néerlandaises. La question du territoire tient une place importante dans ce film. Joris Ivens est fasciné par la lutte de l’homme et de la terre face à la mer31. Ce film montre le travail des ouvriers d’un chantier d’assèchement de la digue. L’enfant est ici un important symbole de l’avenir32. À cause de son parti-pris politique anticapitaliste, le film sera interdit en France. Sur le lieu du tournage, Lotar réalise des photographies sur les conditions de travail des ouvriers, un reportage social33 qui parait dans Jazz en novembre 192934. Ce reportage parait sous forme de trois pages comportant quatre photographies. Eli Lotar est l’auteur du texte qui vient appuyer ses photographies. Cette nouvelle approche montre l’engagement de Lotar dans sa démarche. Son rapport à la photographie change et évolue. Il parle à la première personne, comme si il était le témoin direct de ce qu’il a vu sur le lieu, pour renforcer l’adhésion du lecteur. Son récit, assez court, s’efforce de décrire la misère, la pauvreté et la dureté du travail. La prose est poétique, et suscite au lecteur une émotion de pitié envers ce qu’il décrit. Il termine son récit par « la parfaite beauté de cette existence mécanique est une des plus navrantes choses qui se puissent voir – et aussi une des plus belles. ». Il met en relation l’homme et la machine, en lien avec le film de Joris Ivens qui met en connexion la force humaine et la force mécanique. Une vie « mécanique » qui est soulignée par la photographie de la dernière page. On trouve ici l’influence des premières expérimentations sur le paysage urbain des vues métalliques de Lotar. Le motif métallique tronqué et flou au premier plan rappel les photographies de Germaine Krull35. Lotar fréquente Krull à partir de 1926, elle sera sa compagne pendant trois ans. C’est à ses côtés qu’il va apprendre la photographie et développer sa maitrise technique et esthétique. Deux ans plus tard, Germaine Krull publie Métal en 1928 à Paris. Il s’agit de la publication de son portfolio, composé de soixante-quatre planches photographiques. Son ouvrage Métal fait partie des éditions de luxe, soigné, en héliogravure qui marque la photographie moderne. Lors de la réalisation de ses photographies sur la tour Eiffel, Lotar est présent avec Krull. Ils expriment ensemble le motif métallique, le fer. Cette période est marquante dans le parcours de Lotar, il reprend ensuite très souvent les vues métalliques dans son œuvre en façonnant son propre langage et affirmant son « statut de photographe » comme le souligne Damarice Amao « Eli Lotar s’impose comme le photographe d’un naturalisme poétique et glaçant, loin du modernisme techniciste qui fut marque de fabrique de Krull »36.
Le cinéaste néerlandais et Eli Lotar reviendront dans le Zuiderzee pour Nouvelle Terre en 1933. En 1931, Ivens fait à nouveau appel à Lotar pour le tournage du film Créosote commandé par l’Association Internationale du traitement chimique du bois. Ce film aborde le thème de la conservation du bois par l’huile de créosote. En 1932, Eli Lotar participe au film Prix et profits, la pomme de terre réalisé par Yves Allégret, aux côtés de Jacques Prévert qui écrit le texte et joue en tant qu’acteur. En 1932 et 1933, il est directeur de la section photographique de l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires (AEAR), un autre signe de son engagement militant. Christian Joschke insiste sur l’importance des réseaux entre artistes et engament politique « c’est dans l’interaction des médias, de la presse et du cinéma, que se forge une culture visuelle spécifiquement liée à l’expression des luttes sociales, d’où l’intérêt d’une approche décloisonnée, attentive aux réseaux de personnes et aux structures associatives ou politiques. »37. Il ajoute que les photographes de l’AEAR était proche du réseau des ciné-clubs.
Luis Buñuel
Eli Lotar collabore en tant que directeur de la photographie dans le film Terre sans pain, (ou Las Hurdes, tierra sin pan), réalisé par Luis Buñuel (1900 – 1983) en 1933. Unique documentaire de Buñuel, ce film tente de dénoncer les conditions de vie des habitants de la région des Hurdes en Espagne38. Il se donne pour intention de représenter la vie rurale d’un territoire isolé39. À sa sortie, dans le contexte politique de l’Espagne des années 1930, le film est censuré par le gouvernement conservateur tout juste élu. Il est autorisé deux ans plus tard grâce à l’avènement du Front populaire espagnol. D’abord en espagnol, le film est ensuite doublé en français et en anglais lorsque la guerre civile espagnole débute en 1936.
Le film s’ouvre sur une vision de La Albercades, un village qui est le dernier lieu de civilisation, avant de s’introduire dans la Zone en marge à laquelle s’intéresse le documentaire40. Le film va décrire ensuite des lieux isolés, des villages et de ses habitants pauvres et malades. Le film est marqué par la violence de ses scènes : plans sur des animaux morts, une fillette meurt de maladie, un homme attaqué par la fièvre du paludisme, un plan sur un bébé mort, le transport à pieds du cadavre de l’enfant jusqu’au cimetière du village voisin.
À cela s’ajoute un discours misérabiliste, qui insiste au travers des images sur la maladie, la pauvreté, la faim, le manque d’hygiène, l’inceste, et dépeint la misère de façon crue. L’image a recours au motif pittoresque, inscrit dans une tradition de représentation, comme la fête traditionnelle sur laquelle s’ouvre le film, le folklore espagnol, les costumes, les habits régionaux et les ruines. On note aussi un plan d’un portrait d’une mère à l’enfant donnant le sein. Des photographies inédites réalisées sur le lieu du tournage sont conservées dans les collections du Centre Pompidou, elles montrent des habitants de La Albercades. Jordana Mendelson suppose à ce propos que ces photographies prisent par Lotar font partie d’un travail préparatoire41. Elle compare les photographies avec les plans finals du film et témoigne de la démarche de Lotar sur les portraits des habitants de Las Hurdes, entre convention du XIXe et réappropriation du photographe. De plus, des plans du film font écho à des photographies antérieures issues de la revue Documents. Une séquence du film montre les pieds des écoliers, dont une paire de pieds souffrant de malformation, ce plan fait référence aux photographies de Jacques André Boiffard (1902 – 1961) pour l’article « gros orteil » écrit par George Bataille. La photographie de Boiffard pour l’article « bouche » de Bataille est cité dans le film par un plan d’une bouche ouverte, « signe de maladie, de contestation et de bestialité pour Bataille »42. Cette approche permet de mettre en évidence l’importance de la photographie dans l’œuvre d’Eli Lotar.
Le motif de l’enfant est très présent : l’éducation de l’école, les portraits d’enfants, l’enfant qui boit dans un cours d’eau. Lotar réalise dans Terre sans pain une image douce en particulier sur les enfants, qui contraste avec le discours violent des scènes. On trouve également la thématique de l’eau, dans une région sèche et aride, visible par le cours d’eau trouble du village où les enfants trempent leur pain, les ruisseaux proches des habitations et la rivière sur laquelle le corps de l’enfant mort est transporté. La caméra semble capturer des scènes de vie, des instants réels où le personnage ne sait pas qu’il est filmé, comme dit la voix-off « elle ne se doute pas de notre présence ». On sait cependant que le film est une mise en scène à de nombreuses reprises, c’est le cas par exemple de la scène où une chèvre tombe par accident, c’est un tir de fusil qui provoque sa chute. Comme les ouvriers de Misère au Borinage, les paysans des Hurdes rejouent leur propre rôle43. Le film cherche à paraître le plus proche de la réalité, c’est un appel au changement afin de susciter une responsabilité urgente de la part des politiques.
Lotar aura recours à des procédés similaires dans la construction de son film Aubervilliers : la thématique de l’eau, la présence des portraits d’enfants, l’entrée de la caméra dans l’habitat du pauvre, la dureté de certaines scènes. Cette « esthétique de la pauvreté » est cependant plus poétique et plus optimiste dans Aubervilliers. La photographie soignée du film Terre sans pain, par les choix de cadrage, des plans, prouve que Lotar n’est pas qu’un simple assistant, elle contribue à la construction visuelle et à l’émergence de l’esthétique propre à Lotar.
Henri Storck
En 1937, Lotar est présent en tant que directeur de la photographie et caméraman dans le film Les maisons de la misère d’Henri Storck44. Il s’agit d’un documentaire commandé par la Société nationale des habitations à bon marché (SNHBM) qui vise à sensibiliser sur la vétusté des logements en Belgique. Dans l’entre-deux-guerres, les problèmes liés à l’hébergement sont au cœur des sujets sociaux. Après Misère au Borinage, Henri Storck s’intéresse à nouveau à la justice sociale. Ce film est une fiction de propagande qui fait appel à une mise en scène jouée par des acteurs pour apporter au film sa dimension dramatique comme l’indique le carton en ouverture du film « Le but de ce film est de représenter la plaie des taudis dans son atroce vérité. Toutes les scènes sont inspirées de faits authentiques et ont été tournées dans leur cadre réel. »45. Le film concentre l’attention sur les problèmes liés au mal logement et aux taudis encore trop nombreux. Les plans resserrés du film sont en lien avec la promiscuité des lieux décris : une famille dort entassée dans une même pièce, des intérieurs encombrés d’objets. On retrouve dans l’élaboration de l’image un soin particulier apporté aux intérieurs et aux objets qui s’y trouvent. Ce film cherche à dénoncer la vétusté des taudis par l’intermédiaire d’une narration violente. La maladie, les dettes, les huissiers, les habitations pauvres, les habits et les draps troués, le froid, participent à l’élaboration du récit. Sur le plan visuel, des scènes rappellent Misère au Borinage, comme le personnage de l’huissier, le chargement du mobilier d’une famille expulsée, les membres d’une famille qui dorment dans la même pièce, la rangée de chaussettes trouées suspendues à une corde à linge. À cette dernière scène, Storck place dans Les maisons de la misère des enfants en dessous des chaussettes. Peut-être que Lotar a eu l’idée de placer des enfants dans ce plan. Le soin apporté aux portraits doux et soignés des enfants et leur présence primordiale dans le film rappele la présence de Lotar en tant que directeur de la photographie. Les caractéristiques des images de Lotar se retrouvent à nouveau dans ce film. On remarque notamment la présence de l’eau : elle coule d’abord sur le berceau d’un enfant qui dort dans les premières scènes du film, puis un enfant vide un sceau dans la rue et l’eau coule en direction du spectateur, ensuite un enfant transporte de l’eau dans un sceau, et enfin une femme remplit un sceau d’eau. Il y a cependant dans ce film moins de scènes brutales que dans les films précédemment étudiés. L’utilisation du cadrage serré sur le cadavre d’une tête d’animal oùl’ on aperçoit des vers qui grouillent met le spectateur mal à l’aise. Cette dépouille est une citation du cliché d’une tête de vache, œil ouvert et langue pendue, de Lotar dans sa série Aux abattoirs de la Villette (1929). Le chat mort dans le canal d’Aubervilliers tire lui aussi la langue. La mort de la mère, symbolisée par le plan suivant du cimetière, rend la scène moins crue et plus poétique. Le spectateur comprend la mort en voyant le cimetière. La scène rappelle la mort des ouvriers de Misère au Borinage symbolisée par un enterrement. Ce film est cependant rempli d’espoir, face à la crise du logement et aux expropriations, ce film prend fin sur la construction de maisons ouvrières, de pavillons, de quartiers modernes qui remplacent petit à petit les taudis. Cette fin permet de souligner les efforts de la SNHBM pour lutter contre les problèmes de logements.
Ce sont ses premières expériences dans le cinéma militant qui ont permis à Lotar de s’imprégner d’une esthétique singulière. Durant ses débuts au cinéma, il expérimente l’image et le film auprès de cinéastes reconnus (Joris Ivens, Luis Buñuel, Henri Storck) engagés dans la lutte pour l’amélioration des conditions sociales. Les films réalisés auprès de ces cinéastes abordent le même sujet que son futur documentaire : les problèmes de logements et l’aménagement du territoire. Le réseau cinéphile aura sur Lotar une influence majeure dans son œuvre.
Au même moment, en 1935 en Angleterre, le film Housing Problems d’Edgar Anstey et d’Arthur Elton voient le jour. Ce film donne la parole aux habitants des taudis du sud de Londres. Cette thématique de l’habitation insalubre permet de mettre en évidence une conscience politique à l’échelle Européenne. Eli Lotar partage avec ces réalisateurs l’idée que le cinéma contribue aux changements dans la société par des prises de consciences. La photographie participe à la construction de l’image cinématographique, il s’agit d’un travail préparatoire qui va aider le film, mais qui va au-delà de la simple transformation d’une image fixe en image en mouvement. La photographie n’est pas simplement un répertoire de formes au service du cinéma. Le film est, pour Lotar, à la continuité de la photographie, c’est un prolongement de l’image. Dans ses plans cinématographiques Lotar replace des photographies parfaitement élaborées, résultat de son talent de photographe. Aubervilliers condense ses expérimentations préalables en tant que photographe et opérateur de prises de vues.
À la réalisation de son propre film : Aubervilliers, 1945
Tenant compte de ses précédentes expériences dans le cinéma, Lotar veut se rapprocher le plus possible du réel et donner l’illusion de réalité. Le documentaire est pour lui la forme la plus abouti du cinéma46.
Contexte politique et économique de la ville
Le court-métrage, commandé par le maire communiste47 Charles Tillon48 en vue d’attirer l’attention sur la crise du logement à Aubervilliers, s’inscrit logiquement à la suite des précédents films sur le sujet étudié auparavant (Misère au Borinage, Terre sans pain, Les Maisons de la misère). Il s’agit d’un problème social préoccupant les politiques dans les années 1930, à l’échelle Européenne, et qui n’est toujours pas résolu au lendemain de la guerre en 1945, année de production d’Aubervilliers. Le nouveau maire Charles Tillon, élu en 1944, à la suite de Pierre Laval49, essaie d’obtenir l’adhésion de ses habitants. Comme en joue le texte du narrateur dans le court-métrage par ces mots moqueurs qui compare Laval à un astrologue : « En regardant le faquir, l’astrologue qui tire l’horoscope en plein air, on pense à l’ancien maire d’Aubervilliers qui lui aussi prédisait l’avenir et promettait monts et merveilles à ses administrés » avant d’énumérer une liste de promesses faites par l’ancien maire.
Avec l’industrialisation, la ville a connu au XIXe un accroissement de sa population qui a généré une pénurie de logements. La ville d’Aubervilliers a des usines insalubres, dont la présence de boyauderies, d’usines de glycérine, d’engrais chimiques, de vidanges, d’équarrissage et d’autres industries malodorantes50. Des questions économiques, sociales et sanitaires sont soulevées, dues à l’industrialisation et à l’urbanisation galopantes des banlieues. Aubervilliers fait partie des quatre villes les plus industrialisées de la banlieue parisienne avec Saint-Denis, Saint-Ouen et Pantin. Eli Lotar ne manque pas de rappeler ce problème majeur des usines dangereuses en dénonçant les mauvaises conditions de travail et les risques engendrés par les usines de Saint-Gobain, dont la fabrication d’acide sulfurique, d’ammoniaque, d’engrais, de produits décapants et dégraissants provoquent des brûlures de peau. Le plan sur un ouvrier dont les mains ont été « dégraissés et décapés» par la soude témoigne de la volonté de montrer le danger du travail de l’ouvrier. En 1920, les usines de Saint-Gobain posaient problème « Aubervilliers proteste contre l’une des plus vieilles usines de la commune, installée sur le canal Saint-Denis : Saint-Gobain. Les voisins se plaignent des buées et des fumées toxiques : l’abaissement de la cheminée a aggravé les nuisances. S’y ajoutent poussières et résidus, acides et corrosifs, qui s’échappent des tombereaux allant à la décharge : les émanations de gaz nocifs (acides sulfurique et chlorhydrique) provenant de Saint-Gobain rendent l’air totalement irrespirable »51.
Table des matières
Introduction
Partie I : La pratique cinématographique d’Eli Lotar
Chapitre 1 – Le prolongement de Misère au Borinage (1933)
Chapitre 2 – Directeur de la photographie et opérateur dans le cinéma engagé
Chapitre 3 – À la réalisation de son propre film : Aubervilliers, 1945
Partie II : La Zone du XXe siècle
Chapitre 4 – Représentation de la Zone et des terrains vagues
Chapitre 5 – Détritus, délabrements, vétusté : portraits des habitants d’Aubervilliers
Chapitre 6 – Photographier la banlieue après 1945
Partie III : La poésie de l’image de l’enfance
Chapitre 7 – La reprise de l’iconographie pittoresque
Chapitre 8 – Un regard moderne : l’enfance et son avenir
Chapitre 9 – La « Poétique du regard »
Conclusion
Sources
Bibliographie
Filmographie
Résumé