LE PROCESSUS DE LA PRISE DE CONSCIENCE
DES PERSONNAGES FEMININS DE BERTOLT BRECHT
LES BOUTS DE BOIS DE DIEU
Le contexte colonial
L’ceuvre romanesque de Sembène, qui relate la grève des cheminots de 1947 – 48, se joue et est conçue dans un contexte colonial assez particulier : il s’agit en effet d’une période qui se situe dans l’après-guerre, une période qui porte en elle tous les espoirs de peuples vivant sous le joug colonial français. Elle est d’autant plus importante que ces peuples ont eu à participer à l’effort de guerre, aussi bien physiquement que matériellement, y ayant laissé des vies ou encore se voyant privés de produits de première nécessité. Les colonies ont combattu auprès de la France qui signe l’armistice dès 1940, ce qui ternit d’une certaine façon l’image reluisante que les colonisés avaient d’elle jusque là. C’est également dans ce contexte d’après-guerre, du moins en ce qui concerne le gouvernement de Vichy, qu’a lieu du 30 janvier au 8 février 1944 la célèbre conférence de Brazzaville qui, non seulement se fixe pour objectifs de désamorcer les intrigues impérialistes des américains, notamment vis-à-vis des colonies abandonnées ou négligées, mais également de mieux faire accepter l’effort de guerre qui devient de plus en plus écrasant pour les colonies. Cette conférence est celle de toutes les promesses, sauf celles relatives à une autonomie effective. Lors du discours d’ouverture, De Gaulle propose que « chaque population, chaque individu lève la tête, regarde au-delà du jour et s’interroge sur son destin »4.Par ailleurs, on ne pourrait parler de progrès, condition sine qua non pour accéder au bien-être, que si les hommes sont « capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires » . Cependant il n’a été question à Brazzaville que de promesses vagues qui Mont rien à voir avec l’autodétermination des peuples africains. Néanmoins, l’étape de Brazzaville aura servi à contribuer à l’éveil des consciences, un éveil qui va les aider par conséquent à réfuter, voire à combattre la situation de dépendance par rapport à l’administration coloniale, mais aussi différentes formes de discrimination auxquelles les africains sont confrontés, aussi bien dans le cadre professionnel qu’en dehors de celui-ci. Nous assistons ainsi à la naissance si ce n’est à la consolidation d’une conscience syndicale. ce parallèlement, voire conjointement à l’action des mouvements politiques. Et c’est justement ce moment que choisit Ousmane Sembene pour nous relater un événement qui s’est effectivement déroulé dans le milieu des travailleurs du chemin de fer Suret-Canale, opt. cit., p. 597 « Jean Suret-Canale, op. cit., p. 598 -21 – reliant Dakar et Bamako, communément appelé la ligne Dakar-Niger. Quelle est, en réalité, l’importance de ce chemin de fer ?
La ligne Dakar-Niger, un chemin de fer aux multiples enjeux
Les enjeux sont tout d’abord d’ordre politico-militaire. Le tronçon Dakar-St-Louis a permis aux Français de neutraliser certaines forces nationalistes telles que celles dirigées par Lat-Dior, Damel du Cayor. Un autre résistant, le malinké Samory Touré, donne le prétexte aux Français d’introduire le chemin de fer au Soudan, la ligne Kayes-Niger notamment. Cette ligne enclavée a cependant besoin de débouché sur la mer, point de débarquement et d’embarquement des navires en provenance et en partance pour l’Europe. La solution est donc de relier les deux tronçons déjà existants. Et le point de raccordement choisi est Thiès. Pourquoi Thiès ? Point stratégique par sa position de carrefour entre les différentes localités de l’intérieur du pays et les ports de Rufisque. puis de Dakar, la ville de Thiès se trouve au centre de la ligne ferroviaire qui va désormais relier Dakar, capitale de l’AOF au Mali. Grâce au rail, une partie de l’Afrique Occidentale est non seulement occupée par les troupes françaises, mais on assiste également à la création d’une entité politique qui a désormais un dénominateur commun. En outre, Faidherbe n’a t-il pas parlé du « chemin de fer de l’arachide » 45lorsqu’il évoque le tracé du Dakar-Niger ? Le chemin de fer doit, en effet. contribuer à développer l’économie de la métropole, aidant à transporter en toute sécurité. à l’abri des coupeurs de route, non seulement les cultures de rente telles que l’arachide, mais aussi les marchandises destinées aux grandes maisons de commerce. De même, l’acheminement du courrier postal sur tout le circuit que traverse le rail a ainsi pu être facilité. L’essor démographique va de pair avec les développements politique et économique liés au chemin de fer ; on assiste en effet à une nouvelle répartition de la population. L’agglomération augmente sensiblement autour des gares, nouveaux pôles de commerce. Ainsi, Dakar, Kaolack, mais surtout le carrefour Thiès se développent particulièrement. Il s’y ajoute que (t dès 1923, les ateliers du Dakar-Niger se sont installés à Thiès. Deux S. Diouf, La ville de Thiès (Sénégal) : Croissance démographique et démesure spatiale d’une ville moyenne en pays sous-développé, fonderies y sont créées en 1927. Vers 1950. le bloc des réparations emploie 1400 personnes sur 20 000 m2 d’ateliers, dépensant à eux seuls 1,7 des 3,2 millions de kW / h utilisés dans la ville »46 . Détenant ainsi la quasi-totalité des ateliers du réseau de chemin de fer de l’Afrique Occidentale Française (AOF), la ville se prolétarise au fur et à mesure, accueillant divers ressortissants de la colonie, notamment les soudanais avec lesquels elle partage la ligne. Parallèlement à la classe ouvrière naissante, la colonie accueille des cadres européens, mais aussi locaux, notamment les fonctionnaires issus des écoles coloniales. Un cadre est ainsi tracé où cohabitent des colonisés (dominés) et leurs chefs européens, formant des entités distinctes au plan politique, économique, culturel et racial ; les Noirs n’ont que le statut de l’indigénat. Leurs relations vont naturellement de la soumission à la révolte, secouant par conséquent tout un ordre préétabli par le pouvoir colonial. Le chemin de fer a certes connu de beaux jours en A.O.F., mais la concurrence que lui ont livrée d’autres secteurs, dont la route. ont contribué à ce que le réseau ferroviaire périclite, comme ce fut le cas dans l’Europe de l’entre-deux-guerres. Ainsi se présente un tableau socio-économique et démographique assez propice à d’éventuels conflits et au sein duquel va en effet naître une certaine conscience propre à la classe ouvrière.
La naissance d’une conscience ouvrière
La naissance, puis l’évolution du syndicalisme africain est étroitement liée à ce qui se passe en métropole. Nous retrouvons donc en terre africaine des syndicats qui ne sont autres que les prolongements de ceux déjà existants en France. Parmi ceux-ci, nous notons la Confédération Générale du Travail (CGT) française ou encore la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC), assez bien implantées en Afrique pour les expatriés, et au sein duquel les Africains ne sont admis que tardivement. En effet, ce n’est qu’en 1937, le 11 mars, que le droit syndical est enfin reconnu aux Noirs évolués, ayant au moins le Certificat d’Etudes Primaires (CEPE). Les autres sujets, n’étant pas concernés par ce droit, ne peuvent se réunir qu’en associations professionnelles qui se développent considérablement : elles sont au nombre de 119 en novembre 1937 contre 42 syndicats pour toute FA01747 . 46 J.C. Faur, La mise en valeur ferroviaire de l’AOF (1880 — 1939), Thèse de doctorat, Paris, 1969, p. 116 47 1. D. Thiam, « Recherches sur les lères manifestations de la conscience syndicale au Sénégal, 1936 — 37 », in : Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines A’° 5, Université de Dakar, 1975 – 23 – Néanmoins, l’esprit associatif a gagné assez tôt le monde ouvrier, car dès 1919 et 1920, le chemin de fer reliant Dakar à St-Louis connaît des troubles sociaux allant de trois (les trois glorieuses) à huit jours. Cette même ligne Dakar-St-Louis connaît d’autres séries de grève en 1925. Enfin, l’Association Amicale et Professionnelle des Agents Indigènes du Chemin de Fer de l’AOF voit le jour en 1929, sous la direction du Sénégalais François Gningué 48 . Nous pouvons donc parler d’un sursaut de conscience associative chez les moins privilégiés, ceci, dans une atmosphère de crise généralisée. En effet, la crise économique de 1929 a aussi touché l’Afrique occidentale, réduisant le pouvoir d’achat des habitants, celui des cheminots en particulier, avec les prix des denrées qui grimpent de façon exagérée. Les Auxiliaires des chemins de fer de Thiès sont les parents pauvres de la crise économique, vu leur situation précaire, notamment des conditions de vie des plus misérables, avec des salaires qui, lorsqu’ils sont mensuels, dépassent à peine 780F 49 . Ils ont désormais une certaine maturité associative, voire syndicale et déclenchent une grève le 27 septembre 1938. Des affrontements avec les hommes de troupe s’en sont suivis ; le bilan est lourd : six morts et douze blessés du côté des cheminots. Loin de leur saper le moral, cette grève a contribué au renforcement de leur conscience syndicale. En effet, « l’accueil que le meneur, un dénommé Cheikh Diack,’ () reçut à Thiès fut certainement pour lui un puissant réconfort moral, la gare était bondée de travailleurs et l’émotion était intense parmi les grévistes et la population en raison des incidents graves de la veille »51 . Nous pouvons même dire que la conscience syndicale a dépassé le milieu ouvrier, atteignant une grande partie de la population, comme en témoigne la réception de Cheikh Diack citée ci-dessus. La notion de lutte ouvrière est désormais acquise non seulement pour les ouvriers euxmêmes, mais aussi pour leurs familles et sympathisants. 48 M. Fall, L’État et la question syndicale au Sénégal, L’Harmattan, Paris, 1989, p. 18 49 L D. Thiam, « Recherche sur les premières manifestations de la conscience syndicale au Sénégal (l’année 1938) », in : Université de Dakar, Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines N° 6, Presses Universitaires de France, Paris, 1976, p. 99 Cheikh Diack fut le meneur des Auxiliaires, coopté spontanément.
Des femmes se battent pour les femmes et les droits civiques de ces dernières
Parallèlement à cette conscience ouvrière qui est en train de naître, les populations sénégalaises se distinguent par de nouveaux acquis, notamment le droit de vote des femmes. En 1945, les citoyennes des quatre communes ont la possibilité de participer au suffrage universel, au même titre que leurs concitoyens de l’autre sexe. Les autres femmes, c’est-à-dire les sujets non ressortissants de ces communes, ne pourront le faire que quelques années plus tard. La loi Lamine Guèye du 7 mai 1946, accordant la citoyenneté à tous les ressortissants des territoires d’outre-mer, les transformant par conséquent à de potentiels électeurs, a été d’une grande influence quant à l’évolution de la situation. En effet, après quelques étapes intermédiaires ponctuées par des lois et des décrets, la loi-cadre de Gaston Defferre du 23 juin 1956 donne enfin à tous les citoyens de plus de vingt-et-un ans le droit de voters? Au-delà de cette reconnaissance généralisée du droit de vote, nous tenons à souligner particulièrement celle acquise par les femmes, ce qui atteste d’une longue expérience politique des sénégalaises comme le montre Saliou Mbaye « L’évolution politique de nos femmes se révélait déjà en 1871 lors des premières élections législatives de la colonie où elles manifestèrent leur sympathie au député Lafon de Fongaufier qui fut élu, battant des tam-tams et chantant en son honneur des chansons qui sont encore légendaires dans le pays. Depuis lors, elles ne cessent de s’intéresser à la politique, formant des comités, versant des cotisations et exhortant les hommes pour qu’ils ne faillissent pas à leur devoir d’électeurs » 53 . La pratique politique est donc une vieille tradition chez les femmes sénégalaises, même si elles tardent à faire valoir leur droit de vote. Cependant, afin de plaire aux pouvoirs coutumiers et religieux locaux, l’administration coloniale a failli remettre en question ce droit de vote, comme l’atteste un télégramme du gouverneur Cournarie au ministère des colonies : « Sujets musulmans Sénégal sont émus par nouvelle que vote serait accordé aux femmes pour prochaines élections »54 . En réalité, les Français ont senti le danger que pourrait présenter la participation effective des femmes aux élections municipales de 1945 auxquelles Lamine Guèye est candidat. Elles contribueront, en effet, à l’élection de ce dernier. Parmi celles qui se sont réellement distinguées dans le cadre de la lutte des femmes 52 F. Zuccarelli, La vie politique sénégalaise (1940-1988). CHEAM, Paris, 1988, p. 30 53 S. Mbaye, J.B. Lacroix, « Le vote des femmes au Sénégal », in : Ethiopiques, op. cit., N° 6, Avril 1976, pp. 35-6 54 Idem, p. 29 -25- pour leurs droits civiques, nous pouvons citer Caroline Diop (1923 – 1992), première députée du Sénégal en 1963 et Arame Thiombé Samb (née en 1928), respectivement première femme dans le bureau politique du Parti Socialiste (PS) et membre suppléant du bureau politique de l’Union Démocratique Sénégalais (UDS) 55 . Ces pionnières ont, en effet et sans cesse lutté pour « aider les femmes à rejoindre les hommes »56 , ce qui en d’autres termes signifie qu’elles ont oeuvré pour une certaine égalité des sexes, ou tout au moins la reconnaissance de leur apport spécifique. Elles s’intéressent également aux femmes aux conditions de vie jugées modestes, « celles qui n’avaient pas accédé au modernisme, qui ne pouvaient pas trouver de lumière, d’eau, et qui se sentaient pourtant sénégalaises » 57 , ce qui fait d’elles des féministes bien avant la lettre, luttant aussi bien pour le bien-être des femmes que pour leur promotion. 2.5 La grève de 1947 – 1948 C’est dans cette atmosphère d’effervescence politique intense où les femmes sortent de l’anonymat et où les ouvriers commencent à avoir une certaine maturité, du fait de leur conscience de classe naissante, que les chemins de fer connaissent de nouveaux troubles. En effet, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, l’économie coloniale est mal en point, la gestion des chemins de fer de l’AOF déficiente. Les raisons évoquées sont multiples. Parmi celles-ci, nous notons « le salaire élevé du personnel et ses effectifs pléthoriques […] Les causes techniques sont évidentes : les voies étroites, l’infrastructure sommaire, l’usure des rails, imposent une vitesse réduite » 58 . Nous tenons à souligner que s’il y a des salaires élevés, cela s’applique uniquement à une certaine catégorie du personnel, notamment parmi les cadres. Nous rappelons qu’en 1938, le revenu mensuel des ouvriers auxiliaires pouvait descendre jusqu’à 780F, soit entre 7 et 8 francs le jour s. À ces difficultés internes que rencontre le chemin de fer, s’ajoute la concurrence des nouveaux moyens de communication tels que la voiture et l’avion qui sont plus rapides. La restructuration socio-économique de la société du rail est donc nécessaire. En 1946. le réseau ferroviaire passe au statut de régie. Cela implique nécessairement des changements, notamment au niveau de la gestion. La réduction des effectifs pléthoriques du personnel est envisagée, de même que la création d’un conseil d’administration au sein duquel sont entre autres admis « un représentant de CFAO, deux cheminots européens, deux cheminots 55 Le Parti Socialiste Sénégalais, plus tard reconverti en Fédération Socialiste (S.F.I.O.), fondé par Lamine Guèye aux idées assimilationnistes, a été pendant longtemps le leader de la scène politique sénégalaise. Quant à l’Union Démocratique Sénégalaise (UDS), elle est la section locale du RDA lui-même issu du Groupe d’Études Communistes. Elle se distingue par son radicalisme. 56 A. Kane, Femmes et politique : des récits de vie et/ou de pratiques de quelques militantes sénégalaises, africains sur un total de dix-huit membres [ ] dont la majorité représentait les grands intérêts privés ou l’administration ». 6° Nous remarquons ainsi une sous-représentation du personnel, surtout africain, d’autant plus que ces derniers forment la presque totalité des travailleurs de la régie : au début de l’année 1947, ils sont 17 277 sur seulement 442 européens 61 . Les enjeux financiers de la nouvelle société sont donc très bien pris en compte. ce qui laisse sous-entendre une certaine négligence des ressources humaines, notamment ceux qui ne jouissent d’aucune garantie au plan légal, c’est-à-dire les contractuels et autres. En cette même année est créée la Fédération des Syndicats des Cheminots Africains (FSCA) avec délégation de pouvoir au syndicat de la ligne Dakar-Niger. La FSCA bénéficie par ailleurs de l’appui de la Confédération Générale du Travail (CGT) française, de même que de celui du Parti Communiste Français dont les membres viennent d’être exclus du gouvernement : les communistes sont en effet impliqués dans une série de grèves qui se sont déroulées dans l’hexagone. Les cheminots sont ainsi bien armés pour faire face à leurs employeurs qui viennent de restructurer la société, avec tout ce que cela peut apporter comme conséquences désagréables au niveau des employés qu’ils sont. Désormais conscients de leur force et de leur maturité, les travailleurs du rail peuvent poser leurs revendications qui se résument en la création d’un cadre unique qui consiste en une égalité de traitement entre cadres européens et africains, c’est-à-dire : 1 « à travail égal, salaire égal, 2 des congés pour tout le monde. 3 des allocations familiales pour les enfants des cheminots noirs. 4 l’intégration des auxiliaires qualifiés dans le cadre, 5 la reconnaissance du droit au logement à tous » . Les revendications sont essentiellement contre les discriminations et les brimades. Et malgré quelques tentatives des Européens qui ont voulu contrer le mouvement en soutenant la création d’un syndicat dissident, le conflit est désormais inéluctable.
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