LE PROCESSUS COGNITIF DE L’ENTREPRENEUR

 LE PROCESSUS COGNITIF DE L’ENTREPRENEUR

Bechard (1996) a rédigé une note visant à comprendre le champ de l’entrepreneuriat. Ce dernier a relevé les articles les plus cités d’octobre 1986 à avril 1995 dans les trois revues américaines traitant d’entrepreneuriat (Entrepreneurship Theory and Practice, Journal of Business Venturing et Journal of Small Business Management). Parmi ces articles, les deux auteurs les plus cités sont : Bygrave (1989) et Gartner (1985, 1988, 1990). Une publication a été co-produite par Bygrave et Hoffer (1991) dans laquelle ces auteurs définissent l’entrepreneur comme quelqu’un qui perçoit une opportunité et qui crée une organisation pour l’exploiter. Cette définition simplifiée de l’entrepreneuriat met au centre la question de l’opportunité entrepreneuriale. L’évolution des questions de recherche en entrepreneuriat au cours des trente dernières années est marquée par trois préoccupations différentes avec notamment à la fin des années 1980, une bascule vers des questions de recherche traitant du processus entrepreneurial (Hernandez, 2001). Ainsi en quelques années, la recherche entrepreneuriale serait passée de travaux consacrés aux caractéristiques psychologiques de l’entrepreneur à la notion d’organisation émergente en considérant trois grandes périodes (Schmitt, 2009). La première période, qui inclut les travaux de Schumpeter, envisage l’entrepreneur dans une perspective libérale, sous l’angle rationnel de l’homo oeconomicus (Schumpeter, 1912). La rationalité de l’entrepreneur se décrit alors comme une capacité à objectiver les éléments qui l’entourent. C’est alors que l’entrepreneur est considéré comme puisant dans un stock d’invention pour innover (Casson, 1982).

La vision

Dans la perspective de nous appuyer sur les concepts clés du domaine de l’entrepreneuriat pour notre recherche, nous ne pouvons pas écarter la vision entrepreneuriale. Filion définit la vision comme une « projection : c’est une image de l’entreprise projetée dans le futur. C’est l’endroit où on veut entraîner l’organisation. On pourrait aussi dire que c’est l’image projetée dans le futur de la place qu’on veut voir occupée éventuellement par nos produits sur le marché » (Filion, 1989). Cependant, selon l’auteur, une faible proportion d’entrepreneurs de sociétés existantes de type PME ou grandes entreprise a une vision précise d’un avenir sur une échelle de temps de trois à cinq ans. Si peu d’entrepreneurs établis semblent avoir une vision, qu’en est-il au stade de l’incubation des projets ? Face à cette question, Filion identifie trois stades de développement de la vision : visions émergentes, visions centrales, visions secondaires. L’auteur définit la vision émergente comme s’articulant « autour des idées et des concepts de produits ou de services ». Par ailleurs, la vision centrale serait l’aboutissement d’une vision émergente, c’est-à-dire que cette dernière est choisie et réalisable. L’idée de vision émergente convient sans doute mieux au stade où nous avons accompagné les projets. Ce serait le cas, seulement si l’on associe le qualificatif d’ « embryon » utilisé par Filion, pour décrire la toute première étape du développement visionnaire (Filion, 1989).  En effet, si l’on retient les conditions nécessaires au développement visionnaire, telles que proposées par Filion, trois au moins feraient défaut aux innovateurs que nous avons accompagnés : • « concentration dans un domaine donné et un lieu donné » : ceux-ci sont en cours de définition, • « acquisition d’expérience et/ou de connaissances sur le sujet » : l’expérience est inexistante et les connaissances extrêmement partielles à ce stade, • « développement méthodique d’une pensée verticale et horizontale en rapport avec le domaine concerné » : celle-ci n’était pas encore rendue possible Nous croyons que le concept de vision, envisagé comme la capacité à se projeter dans le futur, gagnerait sans doute à considérer également l’aptitude à détecter, au présent, des changements qui s’opèrent ou à opérer. Il s’agirait alors d’une capacité à ressentir des « possibilités », dans l’aujourd’hui et maintenant, permettant d’envisager un futur désirable. Simon (1969, éd. 1981) n’utilise pas le terme de vision mais il le sous-entend quand il parle des dispositions « visant à changer une situation existante en une situation préférée ». Les travaux sur la vision sont abondants dans le domaine de l’entrepreneuriat comme le rappelle Cossette (2001), il n’ont cependant pas été transformés en méthode pour construire une vision (Schmitt et al., 2008). « Certes, de nombreux dispositifs et outils d’accompagnement existent aujourd’hui pour soutenir l’entrepreneur dans ses projets. Cependant, ces derniers restent souvent limités à la résolution de problèmes, alors que les entrepreneurs ont besoin d’artefacts pour pouvoir construire ces problèmes, en d’autres termes pour problématiser. L’objectif est donc d’aider les entrepreneurs à développer leur vision et surtout à la mettre en cohérence du point de vue organisationnel avec leur contexte ». Les auteurs utilisent délibérément le terme de « conception » d’une vision pour ne pas laisser croire que la vision existe une fois pour toute ou bien ferait l’objet d’une découverte découplée d’un agir. D’ailleurs, l’entrepreneur serait le plus souvent en situation de « co-conception que simplement en situation de conception », participant à un processus auquel sont associées les parties prenantes (Sarasvathy, 2008). La co-conception permettrait non seulement l’élaboration de la vision mais aurait pour effet de la rendre partageable en ayant recours à sa « traduction » dans un va et vient permettant sa construction. Ainsi, Partie 1 – Chapitre 1 – Le processus cognitif de l’entrepreneur Page 37 « l’acteur doit faire preuve de cette forme d’intelligence qui consiste moins en la résolution d’un problème qu’en la mise en forme d’un monde partageable » (Martinet, 1993). 

L’opportunité entrepreneuriale

La reconnaissance de l’opportunité est une question centrale du champ de l’entrepreneuriat. En effet, Venkataraman utilise ce concept pour définir ce qu’est l’entrepreneuriat : « la compréhension de comment sont découvertes, créées et exploitées, les opportunités de mettre sur le marché de nouveaux biens et services, par qui et avec quelles conséquences » (1997, p. 120). L’auteur reconnaît implicitement que l’opportunité a une existence propre et que celle- Partie 1 – Chapitre 1 – Le processus cognitif de l’entrepreneur Page 38 ci est séparée de l’existence propre de l’entrepreneur. Dans cette perspective, l’opportunité pré-existerait à son identification et de façon indépendante de l’acteur qui s’en empare. Pour cette école qui s’appuie sur le paradigme autrichien (Schumpeter, 1912 ; Hayek, 1945 ; Mises, 1949 ; Kirzner, 1973, 1997 ; Casson, 1982) et sous réserve que les conditions de marché le permettent, l’existence objective d’une opportunité repose sur une asymétrie de l’information. Il s’agit d’un accès inégal à l’information des acteurs qui participent à ce marché. En effet, les mutations continues de l’environnement des entreprises font que chacun des acteurs dispose d’un savoir localisé qu’il ne partage pas nécessairement avec les autres, « chaque individu dispose d’un avantage sur les autres en ce sens qu’il possède une information unique dont il est susceptible de tirer avantage » (Hayek, 1945, p.521). Plusieurs auteurs contestent la séparation de l’opportunité et de l’acteur qui s’en empare. En effet, des auteurs précisent que les opportunités ne sont pas découvertes ou reconnues comme une pierre précieuse que l’on aurait trouvée mais que celles-ci sont formées et créées par l’entrepreneur et que chacune d’elle est une construction sociale (Sarasvathy, 2001 ; Gartner et al.2003, Chabaud et Ngijol, 2004). Plusieurs analyses empiriques sont venues démonter le concept d’une opportunité reconnue (Long et Mc Mullan, 1984 ; Koller, 1988 ; Teach et al, 1989 ; Hills, 1995). Toutes ces recherches visent à cerner les variables essentielles de l’opportunité entrepreneuriale (Chabaud et Ngijol, 2004). Ces derniers auteurs soutiennent que « pour un entrepreneur donné une opportunité n’existe jamais indépendamment d’un travail d’élaboration lui ayant permis de construire un concept viable susceptible d’être créateur de valeur. Un tel concept n’est pas donné a priori mais fait l’objet d’une construction » (p. 10-11). Nous dirons que l’opportunité est « instanciée »27 par l’entrepreneur et les parties prenantes qui s’en emparent. En effet, la construction d’opportunité a intrinsèquement une dimension sociale (Bouchikhi, 1990). Elle correspond à « un construit social » dont l’objectivité de l’existence ex ante pose problème, ce qui n’est pas le cas dans une analyse a posteriori qui lui confère un caractère d’évidence (Chabaud et Ngijol, 2004). Ces auteurs définissent l’opportunité entrepreneuriale « comme le processus émergent de construction d’une occasion de profit par l’entrepreneur » (p. 12). Toujours selon ces auteurs, le cadre conceptuel d’ensemble définissant l’opportunité ne peut ignorer l’individu, son insertion sociale, la nature du projet prenant en compte le niveau d’innovation et le degré d’élaboration des connaissances qu’il requiert . Chiasson et Saunders (2005) tentent de réconcilier la formation et la découverte en considérant que les deux manières de considérer une opportunité, sont possibles. Ils s’appuient pour le démontrer sur la théorie de la structuration. Pourtant, selon nous, le vrai débat est épistémologique. L’approche classique autrichienne se caractérise par un positivisme certain. Les tenants de cette conception considèreront que l’opportunité est à découvrir étant donné que les faits existent et sont soumis à des lois. En revanche, les constructivistes reconnaîtront que l’opportunité est à construire par l’expérimentation de l’entrepreneur avec les parties prenantes. Nous pensons comme Ngijol que « l’intérêt du point de vue constructiviste provient du fait que cette fois, on se place ex ante, et que l’on essaye de comprendre la démarche conduisant l’entrepreneur à élaborer l’opportunité. Une telle posture, qui part du point de vue de l’entrepreneur, conduit à accepter l’idée selon laquelle l’opportunité n’est plus donnée, mais construite. Comprendre cette démarche de construction, en tirer des enseignements pour l’action, voilà une posture qui nous semble bien plus féconde pour les sciences de gestion. » (2007, p. 91). 

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