Le problème de la continuité argumentative du Livre I, 9

Le problème de la continuité argumentative du Livre I, 9

La discontinuité du sujet en faveur de la transcendance du τἀκεῖ

Le deuxième moment de notre propos nous a donc servi à comprendre quels étaient les arguments défendus durant l’Antiquité par Simplicius et Alexandre d’Aphrodise. Ces deux interprètes sont les chefs de file de deux interprétations qui s’opposent : celle de Simplicius selon laquelle le takei ferait référence au Premier Moteur Immobile, et celle d’Alexandre selon laquelle il s’agirait d’une référence à la sphère des fixes. Ces deux thèses s’affrontent depuis l’Antiquité. Elles ont influencé les interprétations modernes et ont forgé une logique binaire dans la manière de comprendre l’identité des êtres de là-bas. Ce débat antique se perpétue dans un débat entre les interprètes modernes. Il s’agira alors de restituer les arguments modernes, héritières des deux interprétations antiques afin de rendre compte de la logique binaire du débat. Toutefois, nous ne nous limiterons pas à cette binarité, et nous nous intéresserons à des théories plus originales telles que celle de Pépin ou celle de Merlan. Si nous avons évoqué plus haut le problème de la continuité des idées aristotéliciennes au sein du corpus aristotélicien et plus particulièrement au regard du De Caelo, c’est dans le but de poser les prémisses d’arguments qui reposent sur la continuité ou la discontinuité du De Caelo I,9. Nous nous fonderons, pour le moment, sur les deux alternatives les plus populaires du problème de l’identité du τἀκεῖ avec, d’une part, les arguments en faveur d’une référence astrale, et d’autre part, les arguments en faveur d’une référence à un ou des êtres transcendant le ciel. Mais nous verrons un certain type d’arguments en faveur de l’une ou l’autre idée : en effet, les arguments que nous expliciterons seront ceux qui reposent sur une analyse de la continuité ou de la discontinuité du passage qui débute en 279a18 et qui se termine à la fin du chapitre 9 dans le but de comprendre comment sont justifiées l’une ou l’autre idée. Nous allons alors nous intéresser précisément à l’objet ou les objets de ce passage via l’article de Fabienne Baghdassarian.Fabienne Baghdassarian, à la suite de cet extrait, explicite les trois moments de l’argumentation du passage 279a18-b3 du De Caelo I, 9. Il semble, selon sa lecture, y avoir une discontinuité dans l’objet du texte. En effet, dans un premier temps, après avoir conclu qu’il n’existait ni lieu, ni vide, ni temps et ni corps en dehors du ciel et que les êtres qui se situaient « au dessus de la translation la plus extérieure » n’avaient « ni lieu, ni temps qui les fasse vieillir » et qu’ils n’étaient soumis à aucun type de changement, Aristote fait intervenir la notion de αἰών, c’est-à-dire la notion de la durée. Vient ensuite la partie C qui concerne le mouvement céleste. Mais le problème majeur qui se pose au sujet de la continuité argumentative de cette fin de chapitre 9 de De Caelo I est majoritairement dû à une référence mystérieuse à des « travaux de philosophie destinés au grand public portant sur les êtres divins ». 279a31, qui cassent l’argumentation à tel point que ce passage est suspecté d’être un ajout tiré d’un traité perdu d’Aristote, le De Philosophia. La présence de ce supposé passage du De Philosophia complexifie l’ensemble de la fin du De Caelo I, 9. En effet, ce texte créé ce qui semble être une discontinuité dans l’argumentation générale de chapitre 9. Certains auteurs voient le De Philosophia comme étant à propos pour éclairer la question de l’identité des takei, c’est le cas de Dumoulin25 qui retrace l’argumentation du De Caelo au regard du De Philosophia Il coupe le texte original en différents paragraphes dans le but de faire ressortir l’enchaînement des idées. Successivement, il voit, à partir de 279a11-18 les conséquences de l’absence de corps en dehors du ciel. De 279a19-22, l’affirmation selon laquelle tout ce qui est immatériel est immobile. De 279a22- 30, un début de paragraphe qui porte sur l’éternité du ciel. De 279a31-34, le principe général de l’immutabilité du divin, fondé sur des travaux de philosophie qui traitent des êtres divins. Enfin, de 279a34-b3, il est question de l’immutabilité du mouvement céleste. Il apparaît alors que le texte dont il est question débute par les conséquences de l’absence de temps, de lieu et de corps en dehors du ciel, à savoir que les êtres qui se situent au-delà du ciel n’ont ni lieu, ni temps, ni corps. Puis Aristote finit par un éloge de l’éternité du mouvement céleste. Le mouvement est le propre des corps, mais s’il n’y a pas de corps en dehors du ciel, il n’y a pas non plus de mouvement. Donc pourquoi passe t-on du constat que les êtres en dehors du ciel n’ont ni corps, ni aucun mouvement pour ensuite louer l’éternité du mouvement céleste ? Tel est le problème de l’unité argumentative de ce passage26 . D’après Alexandre, cité par Simplicius, deux interprétations s’affrontaient dans l’Antiquité : les êtres en question désignent le premier moteur immobile, pour les uns, et le ciel des fixes, pour les autres. Cette alternative continue à gouverner l’interprétation du passage : pour le premier moteur immobile, nommons à la suite de Simplicius, Zeller, Tricot, Untersteiner, Berti ; à la suite d’Alexandre, pour le ciel des fixes, Werner, Guthrie, Moreau, Festugière. Nous allons être conduit à contester le principe de cette alternative. Comme le rappelle Dumoulin, il existe deux altérnatives à l’interprétation de ce passage. Il s’agit maintenant de comprendre l’argument qui permet à Dumoulin d’affirmer que le τἀκεῖ fait référence à des réalités qui se placeraient au-delà de la sphère des fixes et non sur la sphère. Il annonce alors explicitement qu’il s’agira de contester la théorie d’une référence céleste. Comment s’y prend Dumoulin pour justifier l’idée que le τἀκεῖ renvoie à des êtres qui se trouvent au-delà de la translation la plus extérieure ou à la théorie du Premier Moteur Immobile ? Sa démarche consiste à comprendre le texte par le texte lui-même en s’intéressant à l’utilisation des mots et à leur sens le plus naturel. C’est pourquoi, il commence son explication en rappelant deux choses : τἀκεῖ vient de ἐκεῖ qui, dans Physique VIII, 10. 267b9 désigne la localisation du Premier Moteur Immobile. De plus, τἀκεῖ manifeste un pluriel qui, bien qu’il semble ne pas correspondre à l’idée du Premier Moteur Immobile qui est censé être unique, correspond à l’idée d’une pluralité de principes qui peuvent exister à partir du moment où il existe une hiérarchie entre eux. Cette idée, lisible dans Métaphysique Λ, 8, correspond également à celle présente dans le fragment 17 du De Philosophia. Notons, de plus, le fait que le Premier Moteur est dit « immobile », c’est-à-dire qu’il ne connaît aucune espèce de changement, ni dans la substance, ni dans le lieu, de la même manière qu’il est dit des τἀκεῖ qu’ils sont parfaitement immobiles. Toutefois, cela signifie-t-il que si le τἀκεῖ est transcendant au ciel, son identité correspond à celle du Premier Moteur Immobile ? Pas nécessairement. Dumoulin envisage la possibilité, en fonctionnant de manière rétrospective et en se tournant vers le Timée de Platon, que le τἀκεῖ fasse référence à un être divin immobile, mais pas forcement moteur. La lecture organisée de ce texte, comme nous l’avons vu plus haut par le biais de Dumoulin, permet de comprendre qu’il existe une démonstration logique au texte, En effet, les conséquences du fait qu’il n’y ait ni corps, ni temps, ni lieu en dehors du ciel impliquent que ce qui est en dehors du ciel est immatériel, et dans la mesure où le temps est le nombre du mouvement, alors les êtres qui se situent au-delà du ciel n’ont pas de mouvement et sont parfaitement immobiles. Leur immobilité, due à leur immatérialité, font d’eux des êtres divins car éternels, mais cela implique-t-il que, comme le Premier Moteur Immobile, ils aient une fonction motrice ? C’est pourquoi Dumoulin se tourne vers le Timée. Partir sur la piste de la transcendance du τἀκεῖ sans pour autant faire référence au Premier Moteur Immobile peut nous faire penser à la divinité immatérielle du Timée qui a ordonné le monde. Aristote ayant été, durant un certain nombre d’années, l’élève de Platon, nous sommes en droit de nous demander s’il n’avait pas, au départ, postulé un être immatériel et divin sans penser à un être qui serait le moteur du mouvement. Il nous faut alors établir la distinction entre ce qu’une chose est (par exemple, divine, éternelle, parfaitement immobile) et ce qu’elle fait, la fonction qu’elle remplit (par exemple, mettre en mouvement le premier ciel). Il est alors question ici de celui que l’on appelle le « premier Aristote », celui qui, étant platonicien, réfléchissait à partir de cette conception du monde. Cette théorie servirait-elle alors de prémisse à ce qui sera plus tard la théorie du Premier Moteur ? Nous pouvons nous le demander, mais y répondre aurait besoin d’un autre propos. Néanmoins, cette idée permet de proposer une lecture particulière du De Caelo I,9 selon laquelle il y a une référence à des êtres hypercosmiques, c’est-à-dire qui se trouvent au dessus du ciel, sans toutefois se référer au Premier Moteur Immobile. Mais l’argument en faveur de la transcendance du τἀκεῖ ne s’arrête pas là. Nous l’avons dit, ce passage est obscur car il est fait mention d’un ouvrage qui porte sur les êtres divins et qu’il semble que ce texte, du fait de ses différents objets, soit en partie issu d’un traité perdu d’Aristote, De Philosophia. Nous l’avons dit et le rappelons : en 279a18 il est question d’êtres qui se situent au-dessus de la translation la plus extérieure, et après une étrange analogie sur la notion de durée, se trouve un éloge du mouvement éternel des astres. Ce passage est celui qui brise la continuité de l’argumentation et nous pousse à douter de son appartenance première au De Caelo. A quoi se réfère donc le τἀκεῖ ? Et quelle est l’identité des êtres divins (theia) dont nous parle Aristote ? Le ciel ? Les êtres de là-bas ? Dumoulin compare un fragment du De Philosophia et le passage 279a34-b3 du De Caelo et il en ressort de manière quasiment évidente que le traité Du ciel se réfère très clairement au De Philosophia. Nous pouvons le constater via la comparaison entre le fragment du De Philosophia et le passage du De Caelo dont il est question dans l’étude de 47 Dumoulin27. Mais ce passage est-il une simple référence ? Une paraphrase ? Une citation ? Cette question est complexe et la conclusion nous permettra de comprendre l’argumentation générale du texte et de soutenir l’idée d’une véritable césure dans l’argumentation. Nous trouvons quelque chose de bien étrange dans le texte d’Aristote, une chose fort bien exprimée par Simplicius, dans son commentaire : si nous savons que le premier moteur immobile est, dans la Physique, la Métaphysique, à l’origine du premier mouvement, c’est-àdire celui de la sphère des fixes, Aristote affirme dans la partie C qu’il n’y a rien de plus fort qui puisse mouvoir le ciel, car sinon cette chose serait plus divine que le ciel. Mais puisque le ciel est parfait et qu’il ne manque d’aucun des biens, cela n’est pas possible. Comment expliquer cela ? S’agit-il d’un changement doctrinal ? D’une citation ? D’une paraphrase ? Simplicius avait trois sources à sa disposition pour commenter le De Caelo : La République II de Platon, des fragments du De Philosophia et le texte qu’il commente. Nous observons premièrement qu’il semble y avoir un emprunt à la République II de Platon : N’est-il pas nécessaire, si toutefois un être peut sortir de sa propre forme, soit qu’il se métamorphose lui-même de sa propre initiative, soit qu’il soit transformé par un autre? 380D28 Or, les choses les meilleures ne sont-elles pas celles qui sont le moins susceptibles d’être altérées et mises en mouvement par autre chose qu’elles-mêmes ? 380E Dès lors, tout être bien constitué, que ce soit par nature, en vertu de l’art, ou pour ces deux raisons à la fois, sera le moins susceptible de subir un changement causé par un autre. […] Et pourtant, le dieu, tout comme les choses qui concernent le dieu, est absolument parfait. […] Mais ne peut-il se changer et s’altérer lui-même ? […] Se change-t-il alors en mieux et en plus beau ou en pire et en plus laid ? Si vraiment il s’altère, c’est nécessairement dans le sens du pire. 381b-381c

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La continuité du sujet en faveur des réalités célestes

Mais nous l’avons dit, il existe, de manière générale, deux écoles pour l’interprétation du τἀκεῖ. La première défend l’idée qu’il s’agit là d’une référence à des êtres transcendant le ciel, la seconde défend l’idée qu’il est question des êtres célestes. Nous avons alors vu que Dumoulin défend la théorie selon laquelle il existe un changement de sujet dans l’argumentation du De Caelo I, 9. Cela lui permet de défendre l’idée qu’il s’agit d’une référence à un ou des êtres transcendants. Il s’agit donc maintenant de montrer comment certains auteurs, et plus particulièrement Moraux, défendent l’idée contraire. Comment s’y prend Moraux pour défendre la théorie d’une référence astrale, en critiquant l’idée que la position contraire a des conséquences très dures sur l’argumentation du texte ? Avant de nous intéresser à la critique que Moraux formule envers ceux qui défendent l’idée d’une référence à des êtres transcendants, nous allons nous intéresser à la façon dont le texte a été traduit par Moraux et qui rend compte de la manière dont il l’interprète31 .Il n’est point de changement pour aucun des êtres disposés sur la translation la plus extérieure… Nous pouvons la distinguer de la traduction de Dalimier et Pellegrin. En effet, si le grec ὑπέρ est traduit par ces derniers par « au-dessus de », Moraux lui, le traduit par « sur ». Il affirme alors ici que le texte fait référence à quelque chose qui se situe sur la translation la plus extérieure et non au-delà, ce qui change radicalement la vision que nous avons du texte. Nous affirmions plus haut, par le biais de Dumoulin, qu’il existait un changement de sujet dans le passage 279a18-b3. En effet, au début, ce dont il est question dans le texte est des êtres qui se trouvent « au-dessus de la translation la plus extérieure » et à la fin, il porte sur l’éternité du mouvement circulaire. Mais si nous traduisons la préposition ὑπέρ par « sur » plutôt que « audessus », alors il n’y a plus d’idée de discontinuité et le passage, du début à la fin, porte sur des êtres célestes. Toutefois, Fabienne Baghdassarian souligne qu’il est le seul à traduire le texte ainsi et que même Alexandre, qui défendait l’idée d’une référence astrale, comprend le texte comme portant sur quelque chose qui est au-delà d’un mouvement. La raison pour laquelle Moraux traduit le texte de cette manière est justifiée par l’utilisation de ὑπέρ dans le De Caelo : en effet, cette proposition ne sert pas à justifier ce qui se trouve au-delà de quelque chose. Pour manifester cette idée, Aristote utilise plutôt ἔξω. En même temps, Fabienne Baghdassarian lui objecte la chose suivante: La préposition ὑπέρ, lorsqu’elle est employée avec l’accusatif, désigne ce qui est audessus de quelque chose et non pas ce qui est sur lui. En outre, chacune des occurrences de cette préposition dans le DC, qu’elle s’accompagne de l’accusatif ou même du génitif, sert constamment à désigner ce qui est au-dessus d’un point de référence. Enfin, c’est toujours la préposition ἐν, et non pas ὑπέρ, qui sert à désigner les corps qui sont fixés sur l’orbite . 32 Nous observons alors différents arguments : ceux qui portent sur des questions de grammaire et ceux qui portent sur des questions de terminologie. Même si ὑπέρ n’est pas nécessairement utilisée pour parler de ce qui se trouve au-delà d’une chose, son utilisation, accompagnée de l’accusatif ( φοράν) fait référence à ce qui est au-dessus d’une chose et non pas à ce qui est sur une chose. Il s’agit alors d’un problème de grammaire et de traduction : Fabienne Baghdassarian soutiendrait-elle l’idée d’une erreur dans la traduction de Moraux ? Pour ce qui est de la question terminologique, Fabienne Baghdassarian affirme que pour désigner ce qui est sur les sphères, Aristote utilise la préposition ἐν et non la préposition ὑπέρ.  

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