Le potentiel critique des données écartées Enquête sur les expertises de Brétigny
Ce chapitre porte sur les différents rapports d’expertise réalisés sur le déraillement d’un train en gare de Brétigny-sur-Orge, le 12 juillet 2013. Nous ne proposons pas une analyse de l’accident, mais une analyse de la façon dont sont questionnées des pratiques de surveillance, notamment en articulation avec le modèle économique et l’organisation du travail dans le système ferroviaire. Tandis que la défense de la direction de la SNCF consiste à imposer une définition purement technique de l’accident, les expertises d’autres institutions (syndicale, ministérielle et judiciaire) mettent en cause l’organisation du travail de la maintenance et la vétusté du réseau ferré. En étudiant les différents rapports d’expertise produits sur l’accident, il est possible de suivre des processus d’accumulation et de séparation de données. Nous espérons ainsi confirmer, nuancer ou infirmer l’hypothèse de la séparation des informations jugées non pertinentes (posée au chapitre précédent), où la pertinence est définie par la capacité d’action des acteurs. En effet, les données écartées, oubliées ou supprimées d’un rapport vont constituer un réservoir critique pour d’autres experts, disponibles pour défaire certains faits et en reconstituer d’autres. L’objectif du chapitre est de démontrer le potentiel critique, pour les acteurs, des données dont d’autres se sont séparées. Nous verrons en effet comment les explications de l’accident dépendent en partie de la position institutionnelle des enquêteurs, chacun mettant en avant tels éléments plutôt que d’autres. L’explication de l’accident de Brétigny par la seule défaillance de la surveillance des voies ou par la seule défaillance technique de l’aiguillage cache d’autres pistes d’explication. Nous porterons pour ce faire une attention particulière aux procédés explicatifs et argumentaires utilisés par les experts, en suivant comment évoluent, se complexifient ou disparaissent certains éléments causaux350. Nous allons suivre chronologiquement la publication de 4 types rapports (consulter le schéma 6), qui se différencient essentiellement par une « commande » spécifique, commande qui comme l’a montré la sociologie de l’expertise, « en cadrant le problème, cadre aussi le travail d’expertise » (Borraz, 2015, p. 69) :
un rapport commandé par le Comité d’Hygiène de Sécurité et des Conditions de Travail (CHSTC) de l’établissement de maintenance de l’infrastructure concerné par l’accident : ce rapport commandé à un cabinet d’expertise s’inscrit dans la mission de prévention des risques du CHSCT et « consiste ainsi pour l’essentiel à analyser les conditions de travail des agents ou des salariés […] afin d’y établir une analyse de risques et de proposer à leur endroit des pistes de prévention ». Si cette expertise « s’efforce de mettre au jour les causes de l’accident […] c’est dans le but d’y identifier les facteurs qui permettraient de comprendre comment l’accident a pu se produire et ainsi de prévenir d’éventuelles situations à risques pour demain » (Aptéis, 2014, p. 16‑ 17) ; menées par des enquêteurs pour des institutions spécifiques. Nous posons comme hypothèse que les explications de l’accident dépendent en partie de la position institutionnelle et organisationnelle des enquêteurs, chacun mettant en avant tels éléments plutôt que d’autres, dans tel ordre plutôt que dans un autre. Ainsi, nous retracerons les différences d’argumentations et de rhétoriques d’un rapport à l’autre. Nous ne montrerons pas comment des informations sont écartées, oubliées ou détruites (nous l’avons fait au chapitre précédent), mais en quoi des données non présentes ou écartées dans un rapport constituent un réservoir critique pour les autres experts. Et ce dans la mesure où ils permettent de dessiner une autre réalité, une autre vision de « ce qu’il en est de ce qui est » : ces données écartées, oubliées ou détruites sont bien des éléments du monde qui peuvent changer la réalité (Boltanski, 2009).
L’énigme qui se joue à travers ces rapports est de savoir si l’accident est avant tout un problème d’ordre technique ou un problème d’organisation du travail de maintenance. En fonction des données mis en avant ou écartées dans les rapports, c’est bien la nature de l’accident qui change et les responsabilités qui se transforment. nos analyses. L’accident de Brétigny a eu lieu durant la première année de recherche doctorale. Alors que différentes enquêtes, internes et externes (dont judiciaires) sont en cours, il fut délicat d’évoquer le sujet en entretien et d’enquêter explicitement dessus. Nous craignions que le sujet ne soit trop sensible et nous bloque de futures avancées dans notre enquête de terrain. Si la majorité des enquêtés ont, à un moment ou un autre de leur entretien, évoqué l’accident de Brétigny, nous n’avons pas réalisé d’entretien spécifiquement avec des personnes en charge de l’affaire (que ce soit à la SNCF ou à l’extérieur). L’analyse porte donc sur des données secondaires, soit les rapports internes que la SNCF a décidé de rendre publics, les rapports d’enquête du Bureau des Enquêtes des Accidents de Transport Terrestre (BEA-TT), le rapport d’expertise commandé par le CHSCT de l’établissement SNCF Infra de Brétigny ainsi que sur les expertises judiciaires (notamment à partir des fuites dans la presse). Bien sûr, l’analyse de ces documents est faite à l’aune de notre enquête de terrain sur la maintenance des voies (qui fait l’objet des chapitres 3 et 4).