LE POLITIQUE EUROPEEN COMME OBJET SOCIOLOGIQUE COGNITIF ET PRAGMATIQUE
Jusqu’aux années quatre-vingt-dix, une grande majorité de travaux consacrés à l’Union européenne a adopté une perspective top-down, centrée sur la dimension macrosociale des institutions européennes. Ces travaux ont été amenés le plus souvent à interpréter l’UE comme une institution supranationale, gérée de manière technocratique et ayant pour objectif de diffuser des politiques à ses Etats membres (notamment Herman et Hagger, 1980 ; Serra, 1989 ; Gerbet, 1999). Il s’agissait de mettre en avant l’idée de l’émergence d’une polity européenne et par là d’analyser la structuration des institutions communautaires, notamment la Commission et le Parlement européen, ainsi que les processus décisionnels pour l’élaboration de ces politiques publiques européennes. Cette manière d’observer l’UE a conduit à mettre la focale sur l’analyse sur le type du modèle politique européen, sur l’état de la démocratie en Europe ou encore sur les rapports de force entre institutions européennes. Ces recherches sont, en ce sens, restées centrées sur les enjeux de l’ « espace strasbourgo-bruxellois », comme si l’Europe n’existait pas au-delà des bâtiments qui hébergent ces acteurs institutionnels. Les recherches plus récentes, ont tenté d’étendre cet espace d’observation et par là l’objet « Europe » lui-même. En y apportant des problématiques issues de traditions disciplinaires différentes, elles contribuent à enrichir le débat européen. On voit en effet émerger, à côté des courants institutionnalistes, des approches sociologiques voire ethnographiques qui portent un regard particulier sur les acteurs-mêmes des institutions européennes. Pour Didier Georgakakis, la sociologie de l’acteur a contribué à enrichir l’appréhension scientifique de l’intégration communautaire. Le fait que des disciplines comme l’anthropologie et la sociologie aient commencé à s’intéresser à la question européenne, a permis de (ré)introduire l’acteur dans la construction européenne, ouvrant des perspectives nouvelles comme par exemple l’analyse de l’institutionnalisation des rôles européens et l’émergence de professions européennes (Georgakakis, 2002). En d’autres termes, il s’opère un changement d’optique dans la manière d’observer l’UE. Ceci consiste à mettre davantage l’accent sur l’« intérieur » des institutions et même sur les « acteurs européens », que sur la dimension macrosociale de la structuration de l’UE. Ce changement de perspective pour questionner l’UE a eu le mérite d’introduire l’enquête de terrain dans la recherche sur l’Europe. Ceci a permis d’ « humaniser » les acteurs institutionnels d’un côté, et de l’autre, de repérer des potentiels « citoyens européens » et les sociologiser au-delà des indicateurs des Eurobaromètres. La question de l’identité devient alors un enjeu central pour les études européennes (Bélot et Smith, 1998). Elle invite à questionner les normes communautaires « par le bas », c’est-à-dire telles qu’elles sont impliquées dans l’animation des activités des acteurs institutionnels et « intériorisées » par les « citoyens européens », dans l’objectif de saisir la « chair sociale » du processus d’intégration (Smith, 2001).
La multiplication des espaces-temps de la construction européenne
L’intégration européenne, ainsi dotée d’une dimension plurielle et dynamique dans sa réalisation, a retrouvé une part souvent ignorée de sa complexité analytique. Cela implique d’introduire dans sa lecture les ambiguïtés, les conflits d’interprétation des normes européennes, les résistances liées aux spécificités des contextes nationaux et aux statuts sociaux diversifiés. Dès lors, suivant les résultats de ces recherches, nous pouvons admettre que l’intégration européenne est un processus qui opère de manière différente parmi les députés européens (Petit, 2012), les associations (Weisbein, 2001), les journalistes (Baisnée, 2003), les chômeurs (Chabanet, 2002), les résidents extra-communautaires (Danese, 2000), les porte- paroles des intérêts des propriétaires immobiliers (Michel, 2002), etc. L’intégration européenne se déploie alors sur diverses arènes et se trouve éclatée dans son appréhension empirique. Ces travaux ont contribué à introduire dans les « études européennes » un concept issu de la sociologie classique pour accompagner le concept de l’intégration européenne, à savoir celui de légitimation. Le concept weberien associé à l’intégration européenne se traduit par un questionnement sur l’acceptation plus ou moins consciente et intériorisée de la domination Le questionnement général qui anime ces problématiques est d’observer et analyser comment les formes politiques produites par les institutions européennes s’articulent avec les caractéristiques des espaces nationaux des Etats-membres. On voit émerger par exemple un ensemble de travaux qui portent sur la construction d’un espace d’enseignement européen, (Stamelos et Vassilopoulos, 2004 ; Charlier, 2009), sur la traduction des projets européens dans les manuels scolaires (Baeyens, 2000), sur les procédures de la légitimation de l’intégration auprès des jeunes citoyens (Bélot, 2000), sur la prise en compte de l’enjeu européen par les partis politiques domestiques (Kritzinger et Michalowitz, 2005).