« La fin d’une rivière. Ça commence mal. » (KAUFFMANN, 2013, p.13). Cet incipit lapidaire de Remonter la Marne permet à l’auteur de traduire la laideur de la confluence de la Marne et de la Seine, à Charenton-le-Pont. Je ne le connaissais pas à la fin de mon terrain de recherche, devant l’écluse du Batardeau, à Auxerre, terme du Nivernais, qui a alors la forme de l’Yonne canalisée. Il lui va comme un gant, quand bien même les deux sites n’aient rien à voir dans leur morphologie. Au Batardeau, quelques mauvaises herbes ont résisté au sol bétonné. Des interdictions d’approcher l’écluse et de la franchir sont accrochées de toutes parts, des appentis en bois et tôle délavés complètent la scène. L’aspect inhospitalier de l’ouvrage d’art est accentué par le contraste qu’offrent quelques mètres plus loin les quais de l’Yonne, que longe un agréable parc. Différents interlocuteurs m’avait prévenue de la laideur cette écluse et des conséquences en termes d’image : j’en ai désormais la preuve. On est loin du « plus beau canal de France » régulièrement vanté. La comparaison que l’on peut effectuer avec l’autre extrémité du Nivernais est cruelle : la première écluse ou la dernière (selon le sens de navigation) débouchant sur la Loire n’est pas particulièrement embellie mais sa maison éclusière a été rénovée et des haies séparent la voie verte d’un accès à l’écluse au lieu d’interdictions . Les Voies navigables de France sont toutefois conscientes de cette situation et la mise en valeur du Batardeau semble être en projet .
Car, ce qui attire les touristes et excursionnistes sur le Nivernais, ce sont l’eau, les bateaux et la verdure mais aussi ses vieilles pierres et ses sites d’écluses symboles du canal compris comme un patrimoine, où l’on peut encore s’arrêter bavarder avec l’éclusier puisque le canal n’est pas automatisé.
Le canal du Nivernais est une voie d’eau artificielle longue de 174 kilomètres qui coule de Saint-Léger-des-Vignes (Nièvre) à Auxerre (Yonne). Une pénurie de bois de chauffage se produisit en 1784 à Paris, ville essentiellement fournie en bois par les forêts du Morvan. L’administration du royaume, craignant toujours les Parisiens, décida de la construction d’une rigole de flottage du bois à partir de Châtillon-en-Bazois, la rivière Aron devant permettre de l’acheminer jusque-là. Finalement, ce fut un canal que l’on décida de creuser jusqu’à Decize afin de rejoindre la Loire (MÉNAGER, 2009).
Les travaux débutèrent en 1784 par le creusement du bief de partage. La période révolutionnaire puis l’Empire firent un peu avancer la construction mais ce n’est que sous la Restauration et le règne de Louis-Philippe qu’elle connut une avancée décisive. Becquey, directeur des Ponts et Chaussées, dans un rapport au roi de 1820 préconise un plan ambitieux de navigation intérieure dans lequel les canaux sont vus comme la clé de voûte de l’organisation des échanges sur le territoire national (MÉNAGER, 2009). Les écluses doivent désormais mesurer 30, 40 mètres de long par 5, 20 mètres de large. Le Nivernais fut ouvert à la navigation par section avec ces dimensions entre 1841 et 1843, le bief de partage ayant été terminé en dernier. La seconde révolution des voies intérieures se produisit à partir de 1877, sous le ministère de Freycinet aux Transports. Un nouvel et ambitieux plan d’aménagement des canaux et voies intérieures est créé par le ministre qui conduisit à un nouveau gabarit, le gabarit Freycinet, c’est-à-dire à une longueur utile de 38, 50 mètres des écluses pour une largeur inchangée. Sur le Nivernais, on décida de ne mettre au gabarit Freycinet qu’une partie du canal. Cette absence de modification s’avéra cruciale pour son avenir : elle empêcha le passage des plus gros bateaux (250 tonnes) qui se multiplièrent à la fin du XIXème siècle. Le Nivernais n’entre pas dans la modernité alors que les autres canaux bourguignons passèrent intégralement au gabarit Freycinet avant la fin du siècle [MALHERBE, 2014] . À cela s’ajouta très vite la concurrence du chemin de fer. La crise des industries sur cette voie à partir des années 1955- 1960 et l’hétérogénéité de son gabarit accélérèrent le dépérissement du Nivernais.
Pourquoi traiter du Nivernais en particulier ? L’idée de cette recherche est née d’une conjonction d’intérêts : géographie du patrimoine, monde rural et d’une expérience professionnelle en tant qu’éclusier vacataire sur la voie d’eau. La surprise répétée de voir des touristes néo-zélandais, américains ou néerlandais mieux connaître cette voie d’eau, que moi qui avais grandi dans les environs, résistait au fil des étés aux connaissances géographiques. Le Nivernais semblait l’objet idéal pour un mémoire. Cette étude, à cause de la longueur du canal ne s’est concentrée que sur la partie du canal située dans le département de la Nièvre, soit de Saint-Léger des Vignes à Pousseaux .
Lorsqu’on évoque le patrimoine des canaux, le canal du Midi vient immédiatement à l’esprit. Il est inscrit sur la liste du Patrimoine mondial de l’Humanité en 1996 :
« […] considérant que le site est d’une valeur universelle exceptionnelle en tant qu’une des réalisations les plus extraordinaires du génie civil de l’ère moderne. Il est représentatif de l’éclosion technologique qui a ouvert la voie à la Révolution industrielle et à la technologie contemporaine. En outre, il associe à l’innovation technologique un grand souci esthétique sur le plan architectural et sur le plan des paysages créés, approche que l’on retrouve rarement ailleurs . » .
Des ouvrages d’art sont classés ou inscrits aux Monuments historiques tel le pont canal de Briare, l’échelle d’écluses de Rogny-les-Sept-Écluses. Un patrimoine des canaux semble bien exister.
Le patrimoine est d’après le Trésor informatisé de la langue française « ce qui est transmis à une personne, une collectivité par les ancêtres, les générations précédentes, et qui est considéré comme un héritage commun ». Cette définition permet de voir que le patrimoine est constitué d’éléments choisis et considérés : « c’est un ensemble de bien que le groupe se fabrique lui-même pour son propre usage » (PÉRON, 2001). Il peut donc différer selon les groupes et les époques mais il est toujours constitué en lien avec le présent. Le patrimoine a à voir avec l’espace dans le sens où du monument, on est passé à ce que DI MÉO a appelé une « territorialisation du patrimoine » c’est-à-dire qu’au gré des évolutions législatives, ce fut un espace que l’on s’est mis à protéger, espace qui pouvait posséder les caractéristiques du territoire donc être approprié (DI MÉO, 1994, p.16). Cette évolution objet/territoire du patrimoine est très intéressante lorsque l’on considère les canaux. Leur nature fait qu’ils sont constitués de dizaines d’ouvrages ponctuels constituant un axe en général de plusieurs centaines de kilomètres.
Mais le patrimoine des canaux ne tient pas uniquement dans son infrastructure : dans les années 1980 il surgit également par la figure du marinier alors que la batellerie artisanale entre en crise. Aujourd’hui, cette mémoire des voies navigables semble un peu passée mais l’attachement aux canaux reste palpable : l’abattage des platanes du canal du Midi, victime du chancre coloré a attristé l’opinion publique.
Le Nivernais que l’on dit deuxième canal de France en termes de fréquentation touristique, derrière celui du Midi, ne possède pas cette distinction patrimoniale : c’est un point commun à tous les autres canaux français. Dans ce cas, qu’est-ce qui est considéré comme patrimoine sur un canal? A priori, l’infrastructure constituée d’ouvrages d’art et sa dimension culturelle. Mais le canal, en tant qu’axe, traverse des paysages différents et, est lui même paysagé : les alignements d’arbres le long du halage et contre-halage permettaient la stabilisation des berges mais aussi une sécurité (De HAUT, 2010) .
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