Le partage de vidéos: approches socio-politiques

Des approches morales. Parler de soi

Nous analyserons, dans la présente partie, la catégorie de l’activité des spectateurs qui correspond à celle que J. Staiger (2000) appelle « discourse » : il s’agit de porter l’attention sur des activités de commentaire que l’individu mène à propos d’un produit audiovisuel en lui prêtant un sens personnel. Ce type de perspective centrée sur l’intime se différencie, en France, de la cinéphilie officielle qui consiste en la « personnalisation du jugement », comme on l’a vu pour les approches esthétiques, très différenciées, mais visant à exprimer une sentence de valeur universelle, que les utilisateurs exposent dans les forums.
Un premier cas est représenté par une identification aux personnages qui amène certains fans à désirer être transportés dans la vie de la fiction, comme dans l’exemple représenté par Danda, qui exprime son amour pour le personnage du Dandy, disant qu’elle voudrait l’épouser2 , il s’agit en ce cas d’une forme d’adhésion typique du spectacle, mais qui ne mobilise pas encore le quotidien du spectateur, restant dans la dimension du jeu.
Cette catégorie de réactions des spectateurs nous permet d’introduire une question centrale dans cette étude : en quoi Romanzo Criminale construit-il une mythologie fonctionnant chez une certaine partie de la société ? À partir de ces réflexions, nous pourrons ensuite tenter de répondre à la question suivante, liée à l’expérience de l’audiovisuel et de son prolongement sur la Toile : quel type d’information est significatif et pour qui, dans la construction d’un jugement concernant la qualité du produit ?
Il s’agit de la capacité d’un film à faire parler « hors de soi » : le spectateur est transporté, par l’expérience du spectacle, dans une autre dimension, différente de celle du quotidien, mais lorsqu’il en parle il se découvre en train de parler de soi. Il est possible de remarquer que certains espaces en ligne favorisent davantage que d’autres ce type d’expression de soi : bien que la superposition du cadre de la fiction et de la vie quotidienne soit toujours présente dans les commentaires des spectateurs, certains forums sont considérés plus appropriés que d’autres pour la mise en valeur du lien entre l’expérience du film ou de la série et la vie quotidienne.
Je ne suis pas proprement une passionnée du cinéma italien, mais ce film est vraiment bon, ce n’est pas qu’un récit fictionnel, mais j’ai pu y voir ce qui est réellement arrivé dans les années où je suis née, des événements que mes parents me racontaient et que, grâce à ce film, j’ai pu mieux connaître. J’ai beaucoup aimé les acteurs, ce film m’a donné des émotions et il m’a émue.
Le vécu de l’internaute est valorisé par l’expression d’émotions et de souvenirs personnels, qui émergent de manière plus ou moins directe : l’histoire personnelle de la jeune femme trouve la possibilité d’être racontée par le film. Pour elle, l’expérience n’est pas que fictionnelle, mais engage, par l’intermédiaire des personnages, accompagnés d’images et de souvenirs familiers, un questionnement dirigé vers un passé historique et, tout à la fois intime (cf. Esquenazi, 2009). La fiction devient une modalité pour expérimenter l’Histoire et pour mieux la connaître, pour trouver d’autres significations au présent. Ainsi, une autre internaute écrit que, pour elle « ce fut comme remonter dans le temps et revivre, adulte, certains événements que j’avais vus et interprétés à travers les yeux d’un enfant ».

Le partage de vidéos

Dans la présente section, nous allons proposer une enquête concernant les vidéos produites par les utilisateurs et partagées dans des portails communautaires destinés à accueillir des extraits variés1. Nous avons trouvé la plupart des traces sur YouTube, site fréquenté par un grand public et notamment par des internautes adolescents, qui permet à l’utilisateur d’ajouter des commentaires et de partager dans une communauté les vidéos qu’il aime. YouTube, créé en 2005, est le troisième site le plus visité au monde, après Google et Facebook. Dans cet espace, l’internaute a la possibilité de consulter des vidéos hétérogènes à travers un moteur de recherche, par mots-clés ou par titre ou, encore, à travers une navigation qui suit les suggestions du site (« vidéos similaires »).
Les opérations spectatorielles que nous analyserons correspondent, en suivant J. Fiske, à la réalisation d’une intertextualité « verticale » de produits de « troisième degré » : des traces matérielles laissées par les spectateurs à travers un dispositif qui encourage des formes de construction d’une culture orale (non soumise à la « raison graphique » de Goody, mais suivant des règles que nous tenterons de mettre en évidence). Selon J. Fiske, dans le cadre de la culture orale il n’y a pas de distinction entre production et consommation (Fiske, 1987 : 79) : autour de Romanzo Criminale, nous observerons une circulation de discours variés, qui ne sont pas toujours à lire comme des réactions à un texte, mais comme la trace vivante d’une discursivité diffuse et construite par et à l’intérieur de cultures différentes.
La requête Romanzo Criminale dans le moteur de recherche d’un site comme YouTube donne lieu à une longue liste d’extraits apparemment similaires. En vérité, dans cette liste, à côté d’extraits originaux du film ou de la série, se trouvent de nombreuses vidéos remaniées par les spectateurs, des objets plus complexes, souvent « plus savoureux que les produits « faits exprès » » (Genette, 1982). Ces vidéos qui réécrivent, parodient, rendent hommage à notre objet transmédial nous permettront d’analyser des formes alternatives de rencontre entre le sujet et le produit fictionnel, et, ainsi, d’explorer des formes de lecture négociée de Romanzo Criminale.
La relation d’un texte nouveau avec un texte ancien correspond à l’art de « faire du neuf avec du vieux » décrite par Lévi-Strauss (le bricoleur possède la capacité de s’arranger avec les « moyens du bord », dans un univers instrumental clos) (voir aussi Genette, 1982 : 555). Cependant, ces appropriations correspondent plutôt à des raids qui enlèvent, pour ensuite détourner, le matériau d’origine, au nom du seul plaisir du consommateur : on pourra parler alors de « braconnage culturel » (Certeau, 1990, chapitre 12).
Ainsi, ces nouveaux textes s’ajoutent à l’univers de notre objet transmédial, remplissant les espaces vides entre les différents médias, retravaillant selon des perspectives divergentes les sources textuelles ; Romanzo Criminale se dilate à travers des relectures qui vont toucher et modifier les détails de quelques séquences ou de l’ensemble du récit. Dans ce panorama marqué par la dissonance, se définit la vraie image de Romanzo Criminale, dans la coprésence des lectures des spectateurs et des productions officielles. Ainsi, selon Genette, nous sommes face à une conception de l’œuvre comme palimpseste : à l’image d’un ancien parchemin, « l’on voit un texte se superposer à un autre qu’il ne dissimule pas tout à fait, mais qu’il laisse voir par sa transparence » (Genette, 1982 : 556 ).
Afin de présenter les résultats de notre terrain, nous organisons les productions des spectateurs selon une distinction entre pratiques de transformation et pratiques d’imitation, suivant la catégorisation de Genette des pratiques hypertextuelles.
Dans son travail encyclopédique qui est Palimpsestes, Genette propose une discussion des opérations que l’hypertexte (le texte d’arrivée) effectue à partir d’un hypotexte (le texte cible) : nous pouvons employer ce modèle comme outil pour décrire les résultats de notre analyse. Dans notre cas, la recherche ethnographique nous pose face à une longue liste d’« hypertextes », représentés par les productions des spectateurs. La catégorisation que nous proposons suit donc naturellement la description des textes officiels que nous avons proposée dans le premier chapitre ; l’objectif sera ici de lister les productions apocryphes, entendant par ce terme, selon son étymologie1 , des produits naissant d’une opposition au Romanzo Criminale officiel et leur exclusion d’un canon institutionnel. Il est nécessaire de comprendre le fonctionnement de ces pratiques en relation avec la spécificité de notre objet. Le rapport des spectateurs avec un récit transmédial sera mis en question par notre analyse : nous tenterons de comprendre, à la lumière des annotations proposées dans le premier chapitre, de quelle manière un produit qui devient, par un processus de stratification et de circulation de textes, une « architecture », encourage et accueille des formes variées de réactions grassroot.

LIRE AUSSI :  L’homme double

Le résumé

Si le téléchargement d’extraits d’un produit audiovisuel vers un site de partage est déjà un acte très fréquent qui construit du sens, nous analyserons ici des pratiques qui transforment l’original afin d’en proposer un résumé. Ces opérations de condensation de Romanzo Criminale en une vidéo de quelques minutes (conformément au dispositif YouTube qui impose une durée maximale de dix minutes) servent une fonction spécifique de YouTube en suppléant à un manque d’informations tout en proposant un regard personnel (résumer, c’est raconter en préservant l’essentiel, donc c’est déjà interpréter).
Si, en littérature, le résumé d’un texte consiste à le réécrire avec le moins de mots, en restant le plus fidèle possible au ton, au style et à l’organisation du texte original, pour le cinéma nous nous trouvons dans une situation particulière. Le langage cinématographique est décomposable en ces éléments minimaux que sont les plans : il n’existe pas, pour un usager qui veut en produire une condensation sans effectuer une imitation, un élément plus synthétique, sauf l’image fixe. Pour résumer, il faut choisir des fragments de l’original : nous observons des formes de résumé qui se servent de plans du film ou de la série, et d’autres qui consistent en un montage de plans fixes. Ces pratiques considèrent le film comme unité homogène que l’on peut résumer dans une autre unité homogène, condensée, qui en respecterait les éléments principaux1 . On est dans une perspective de fidélité à l’original, dans un jeu continu avec l’art du remix. YouTube pullule de ces formes brèves (ou « short quote of content », cf. Burgess et Green, 2009 : 49), qui correspondent à une pratique de sauvegarde d’un contenu précis, que les utilisateurs entendent soustraire au flux médiatique, pour le protéger, en le partageant, ainsi que pour récupérer un sens de l’expérience du film ou de la série télévisée par rapport à un excès de contenus.

L’hommage

Dans la catégorie des hommages, nous avons classé une série d’usages affectifs de l’audiovisuel. C’est un cas, similaire au premier, à tel point que souvent il est difficile de faire une distinction très nette entre les deux, et extrêmement répandu dans l’environnement de YouTube, représenté par des vidéos ayant pour fonction de proposer un choix d’extraits « favoris ». Le produit y est transformé, sans l’intention satirique que nous rencontrerons dans les catégories suivantes ; on observe, au contraire, des formes de célébration, relevant de la pratique de construction d’un canon. Il s’agit de vidéos caractérisées par une connotation émotionnelle, regroupées selon un axe thématique, donnant des informations sur la lecture en termes de genre, ou selon la préférence de leur auteur pour un personnage, dans ce dernier cas élevant au rang de héros un des protagonistes (et effectuant celle que Genette appelle une opération de transvalorisation qui correspond au choix d’une perspective secondaire par rapport à la totalité du récit). La variété des types d’hommage signale la pluralité des lectures possibles en termes génériques au sens du genre cinématographique, ainsi que sexuel. Certains éléments nous renseignent immédiatement sur le genre de son auteur : la préférence pour les montages de scènes romantiques appartient plutôt aux filles, alors que le choix de célébrer les tonalités de film d’action est une prérogative des hommes.
Cette catégorie d’usages affectifs ne comporte pas d’intention satirique par rapport à l’hypotexte, elle recouvre au contraire une série de modalités de célébration. Il s’agit souvent d’un choix d’extraits montés sur la bande originale d’un film, avec insertions de textes personnels, citations de dialogues, commentaires d’images. La syntaxe de l’hypotexte est altérée par une condensation, stratégie mise en place pour répondre à la contrainte du dispositif qui permet de constituer un canon des scènes préférées (ou des images) à partir d’une perspective purement émotionnelle. Il s’agit souvent d’un choix d’extraits montés sur la bande originale du film ou de la série1,ou externe (une musique de Pink Floyd pour une vidéo qui a pour titre « Romanzo Criminale trailer promo »)2 , qui met en relief la connotation émotionnelle, sans ou avec l’ajout de titres de textes personnels, de commentaires.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *