LE PARFAIT ET LE DEVELOPPEMENT DU MEDIATI
Divers auxiliaires
En moyen perse, deux auxiliaires sont utilisés pour former des temps composés, būdan et ēstādan. Qu’en est-il en persan ? Ces deux auxiliaires continuent-ils d’être employés ? Si tel est le cas, quelles sont alors leurs spécificités ?
būdan, « être »
Les formes composées du persan le sont majoritairement avec l’auxiliaire būdan, « être ». Il est conjugué à différents temps – au présent (-am, -ī, ast, etc.), au passé (būd-) – et sur d’autres radicaux tels que bāš- et buv-. Il existe néanmoins certaines formes aberrantes. Dans notre corpus, les textes judéo-persans n’utilisent pour auxiliaire du parfait que les formes de būdan écrites avec le radical h-. Mais s’agit-il réellement du parfait ? Selon Gindin, ces parfaits de TE peuvent aussi s’interpréter comme des passifs construits avec būdan806. Il est vrai que les formes sont homonymes et que le contexte ne facilite pas non plus le choix entre « il a dit » et « il est dit » pour gwpth hst (TE1 3, 32). Elle ajoute que cette incertitude vient du fait que dans TE, un tafsīr, agent comme patient sont des troisièmes personnes : l’accord verbal ne permet donc pas de se prononcer en faveur d’un verbe au parfait accordé avec l’agent ou bien d’un verbe au passif accordé avec le patient. Les textes JP confirment l’existence de parfaits, si du moins l’on considère que les occurrences suivantes sont bien des formes verbales et non des adjectifs suivis du verbe būdan : ’ystyd’/h hwm, « je suis debout » 807 (JP3 G, 1 et H, 5) ; ’ystydh hy, « tu es debout » (JP3 G, 2). Certaines occurrences de TE aussi ne laissent planer aucune ambiguïté : ’z808 šmšyr p’ glwt by bwrdnd-š’n ’kwn ’b’z grd hyst, « ils les ont menés en 805 Pour le perfect, Skjærvø (2009b, p. 232) souligne qu’il tend à s’analyser comme un preterit. 806 Gindin 2007, III, Morphology, § 7.4.2 : ce qui contredit sa remarque (2007, II, p. 12, note 19) sur une différence entre gwpth hst, « perfective passive », et gwpt hst, « present perfect », que nous ne retrouvons pas dans la réalité des occurrences. Voir supra, § 6.3.2.2. 807 Avec le verbe ēstādan, « se tenir debout », on peut penser que le parfait exprime le résultat de l’action passée : je me suis mis debout donc je suis debout. 808 Gindin (2007, II, p. 434, note 896) propose de voir dans ce ’z une erreur de scribe pour ’n. La phrase serait alors à traduire « l’épée (par laquelle) ils les ont menés en exil les a maintenant rassemblés ». 215 exil par l’épée, maintenant elle (les) a rassemblés » (TE2 215, 32-33). Le singulier hyst ne peut s’accorder qu’avec šmšyr, « l’épée », et non avec le sujet animé de troisième personne du pluriel de bwrdnd, « ils ont mené ». Ces formes de parfait avec hast sont attestées dans les textes en écriture arabe des premiers siècles : Lazard809 indique que hast « insiste sur la réalité de l’état exprimé par le parfait ». Ce qui est vrai pour ces textes ne l’est en revanche pas pour le judéo-persan puisque h(y)st est la seule forme existant dans cet état de langue. Un tel emploi de h(y)st est en réalité dû à une simple convention : le judéo-persan écrit toujours la copule avec un hei initial810. Pour la troisième personne du singulier, il peut alors y avoir confusion entre ast et hast, c’est-à-dire entre ce qui serait noté en écriture arabe soit par un alef ( است ,( soit par un hā ( هست ; ( et c’est le contexte seul qui permet de reconnaître la copule dans la majorité des occurrences (emploi avec attribut). Aux autres personnes, il n’y a pas de doute possible, les formes comme hwm, h(y)nd ne peuvent correspondre qu’à la copule -am, -and. Les exemples de JP3 de parfait aux première et deuxième personnes du singulier vus plus haut renforcent cette hypothèse : les formes h(y)st apparaissant dans le parfait équivalent à ast en écriture arabe. Il existe une autre particularité graphique : on trouve une forme āvarda ānd, « on a rapporté » (RA 4b, 12), c’est-à-dire آند آورده pour اند آورده . Mais cet alef surmonté du madde est moins différence sémantique ou variante phonologique qu’erreur de graphie. Celui de āvarda a pu jouer un rôle dans cette graphie fautive. Cette occurrence est isolée, mais on peut l’inclure parmi les libertés que l’auteur prend parfois avec l’écriture (bar xāstan, « se lever », écrit avec un vāv en RA 308b, 8, par confusion avec x v āstan, « vouloir »). Rappelons qu’il s’agit d’un texte autographe et donc qu’il n’est pas écrit par un scribe professionnel. Ainsi rencontre-t-on avarda and (RA 13a, 10) et āvarda and (RA 13b, 16). Nous n’avons toutefois pas trouvé dans notre corpus de formes de parfait du type bikardakam, « j’ai fait », propres au dialecte parlé à Samarcande, telles qu’en cite Muqaddasī 811 . Nous pensons que cette correction n’est pas nécessaire et que l’on peut simplement interpréter le passage comme deux propositions juxtaposées. 809 Lazard 1963, p. 341, § 482. 810 Cf. Gindin 2007, III, Morphology, § 7.2.1. Se reporter aussi à Paper 1967. 811 Lazard 1340/1961, repris dans 1995a, p. 18. 216
ēstādan, « se tenir debout », auxiliaire du parfait ?
Dans le persan des premiers siècles, il existe des formes dites « nišāpuri » 812, ou perfectum secundum813, du type krdst-. Nous préférons pour l’instant les écrire en translittération avant de statuer sur la façon dont il convient de les lire. Elles sont construites avec la forme courte du participe passé (kard), suivie d’un auxiliaire. C’est précisément à propos de cet auxiliaire qu’il y a débat. On pense habituellement814 qu’il s’agit du verbe « être », ast-, auquel s’adjoint la désinence personnelle. Mais au vu de la situation du moyen perse et du tadjik actuel, ne peut-on pas y voir le verbe « se tenir debout », ēst-, sous sa forme brève ist815 ? C’est ce que propose MacKenzie, suivi par Jeremiás puis Paul816. Utas817, lui, hésite : après avoir opté pour la lecture ist-, il donne dans le paradigme les formes -ast-, avec, à la troisième personne du singulier, kard-ast, qui ne peut provenir que du verbe « être ». Avons-nous des exemples qui permettraient d’opter définitivement pour l’une ou l’autre lecture ? Une occurrence présenterait cette structure : ’ft’dsty, « il est tombé » (HM 60, 16), à laquelle nous pouvons ajouter bdwydsty, « il a couru » (HM 324, 4), et grftsty, « il s’est emparé » (TS 317, 2), hors de nos extraits étudiés818. Ces 3 formes sont construites avec le suffixe d’irréel -ē et ne comportent pas de désinence personnelle. Il est alors hasardeux d’y voir des formes « nišāpuri » puisqu’on peut les apparenter aux formes en buvadē819 . En revanche, Lazard cite un certain nombre d’occurrences tirées d’ouvrages contemporains de HM et TS, émanant tous du nord-est (Transoxiane, Badaxšān, peut-être Ghazna)820 . Il existe 2 autres occurrences dans nos textes dont on pourrait penser que le participe passé s’accompagne de l’auxiliaire ēstādan. Mais à y regarder de plus près, il s’agit du sens fort du verbe « se tenir » et le participe est pris comme adjectif, attribut de ēstādan : brydh by ’yst’dnd, « ils se tinrent coupés (les uns des autres) » (JP3 L, 9-10) ; 812 Bahār 1373/1994, II, p. 45, note 1 ; Jeremiás 1995, p. 326. Sur l’origine de ce terme, Lazard (1963, p. 341, § 481) rappelle que le géographe Muqaddasī disait ces formes usuelles à Nišāpur. 813 Lazard 1963, p. 341, § 481 ; Jeremiás 1993, p. 107 ; 1995, p. 326 ; Paul 2008a, p. 193 (Present Perfect II). 814 Entre autres, Horn 1898-1901, p. 154, § 93 ; Jensen 1931, p. 158 ; Lazard 1963, p. 341, § 481. 815 Sur l’existence de cet abrègement dans le persan des Xe -XIe siècles, voir Lazard 1963, p. 184, § 125. 816 MacKenzie 1984, p. 55 ; Jeremiás 1993, p. 107 ; Paul 2008a, p. 193. 817 Utas 2000, p. 265. 818 Bahār (1373/1994, II, p. 45 et note 1) remarque qu’il y a peu de formes « nišāpuri » dans TS. Ce n’est pas étonnant : son auteur est originaire du Sistan et il évite les particularités dialectales. 819 Cf. Lazard 1963, pp. 337-338, § 472. 820 Ibid., p. 341, § 481. 217 bāz nihāda biyēstand, « ils se tiennent arrêtés » (TJG 20, 9). La présence du préfixe birenforce cette analyse : il ne se combine généralement pas avec un auxiliaire821 . Nos textes judéo-persans ne présentent donc pas cette forme de perfectum secundum, ce qui confirme sa localisation au nord-est. La seule forme attestée en judéopersan provient d’une lettre, hors corpus : krdystym, « nous avons fait » (L9, 1)822. La graphie de cette occurrence sera peut-être à même de lever le doute qui subsiste au sujet de la lecture de l’auxiliaire dans ces formes. Selon Paul823, le premier yod pourrait correspondre au /ē/ de ēstādan. On pourrait toutefois objecter que le verbe « être » peut s’écrire hyst, mais cette graphie est propre au judéo-persan du sud-ouest et l’on trouve hst dans le judéo-persan du nord824. Etant donné que les parfaits seconds se trouvent au nord, il est difficile de voir dans krdystym la présence de l’auxiliaire « être ». Cependant, comme la lettre L9 est très brève et qu’elle ne comporte aucune forme du verbe « être », on ne peut pas savoir s’il s’agit d’« être » et si ces formes existent alors aussi au sud, ou bien s’il faut y lire l’auxiliaire « se tenir (debout) ». La seconde hypothèse, avec ēstādan, semble la plus probable mais nous allons voir qu’elle se heurte malgré tout à un certain nombre d’obstacles. Tout d’abord, en tadjik, les formes du type karda istoda-am ont un sens de progressif825. Lazard826 explique que « le sens originel est « je reste (debout) en faisant, je fais et je reste (debout) », d’où « je suis en train de faire » ». Cet auxiliaire a cette même valeur en sogdien827. Il existe d’autre part des formes du type karda astom dans certains parlers tadjiks828 et en kâboli829. Or ces régions sont sensiblement les mêmes que celles où l’on rencontre le parfait second aux Xe -XIe siècles. De plus, la copule se présente parfois sous les formes astam, astī, dans les textes en écriture arabe de la même époque830 . Faut-il alors lire ces formes « nišāpuri » kard-ast- ? Si on l’envisage, le premier yod de krdystym (L9, 1) pourrait ainsi s’expliquer par une palatalisation de /a/ en contact 821 Cf. infra, § 14.3.4. 822 Cf. Paul 2002b. 823 Paul 2008a, p. 193. 824 Sur cette différence dialectale, voir Shaked 2009, p. 453. 825 Cejpek 1956, p. 178 ; Lazard 1956, pp. 157-158 ; Perry 2005, p. 178 et pp. 223-227 ; Windfuhr 2006, p. 265. 826 Lazard 1956, p. 158. 827 Benveniste 1966b, p. 49. 828 Lazard 1963, p. 341, § 481 ; Perry 2000, p. 238 (pour qui ces formes actuelles sont identiques aux nôtres), mais ces formes sont absentes de sa grammaire (2005), reflet d’une langue plus normative. 829 Farhādi 1955, pp. 83-84. 830 Cf. Lazard 1963, p. 346, § 494. 218 de la seconde voyelle, palatale831. Cependant comme nous manquons d’occurrences intermédiaires de ces formes, avec ēstādan comme avec ast-, entre les premiers siècles et les dialectes actuels, il est compliqué de dire si les formes du tadjik et du kâboli sont le fruit d’un développement ultérieur de la langue ou la continuation d’anciennes formes. Les occurrences des Xe -XIe siècles s’inscrivent-elles donc dans la continuité du parfait moyenperse formé avec l’auxiliaire ēstādan, ou bien innovent-elles avec des formes longues de l’auxiliaire « être » comme astam, conservées encore aujourd’hui en tadjik et en kâboli ? Quelle qu’en soit la lecture, il reste à résoudre la question de l’emploi de ces formes et de leurs différences avec celles du type karda-am. Pour Jeremiás832, la forme est avant tout dialectale. Dans ce cas, comment explique-t-elle la présence des deux formes dans un même texte ? Boldyrev833 constate que les formes de parfait second du Šāhnāma apparaissent presque exclusivement dans le discours direct. Certes, les occurrences analysées peuvent être liées à de possibles raisons métriques, mais Paul834 suggère que la différence entre les deux formes pourrait néanmoins être due à une distinction entre récit et discours direct. En rappelant que le discours direct peut être le reflet de la langue parlée, par nature plus perméable aux influences dialectales, il réconcilie selon nous les théories de Boldyrev et de Jeremiás. L’hypothèse est séduisante, mais il existe trop peu d’occurrences (nous n’en avons trouvé aucune dans tout notre corpus) pour en tirer une règle.
Absence d’auxiliaire
Les formes de parfait se rencontrent également sans auxiliaire, soit coordonnées à une forme avec auxiliaire, soit employées seules. Dans le premier cas, on les trouve avec différentes personnes (1), dans le second, essentiellement à la troisième personne du singulier (2). Il peut néanmoins s’agir parfois d’autres personnes lorsqu’il n’y a pas de doute sur la personne attendue, comme dans des expressions usuelles : le verbe āvarda de (3a) est à comprendre à la troisième personne du pluriel, par comparaison avec une occurrence telle que (3b). 831 Nous pouvons comparer ce phénomène à celui de l’imāla dans les mots d’origine arabe (Gindin 2007, III, Phonology, § 1.2.1). Cette palatalisation se rencontre aussi dans des mots proprement persans comme dyry’h pour daryā dans TE. 832 Jeremiás 1993, p. 109 ; 1995, p. 332. 833 Voir Jeremiás 1993, p. 107 ; Paul 2005, p. 149. 834 Paul 2005, pp. 149-150. 219 (1) farzandān […] z-īn šīva sipurda and va haqq-i abavain ri‘āyat karda « les enfants […] ont suivi ce chemin et ont respecté le droit de (leurs) parents » (TJG 41, 10-11) (2) īn hadīs an-ast835 ki paiġambar farmūda ki… « cet hadith est celui où le Prophète dit que… » (RA 3b, 10) (3) a. āvarda ki… « on rapporte que… » (TT 178b, 3) b. āvarda and ki… « on rapporte que… » (TT 179a, 3) En reprenant le nombre des occurrences relevées au chapitre 4836, on aperçoit une évolution dans les formes de parfait. Elles sont de plus en plus abondantes à se présenter sous la forme de participes employés sans l’auxiliaire « être », jusqu’à devenir majoritaires à partir de RA, soit à partir de la seconde moitié du XVe siècle. Utas837 suppose que le participe passé seul a certainement une valeur différente de celle du parfait, sans que l’on puisse la déterminer. Il est en effet difficile de déceler une nuance entre (3a) et (3b), par exemple. Eu égard aux proportions des deux formes dans nos différents textes, il s’agit davantage d’une évolution, avec simplification de la forme de parfait lorsque l’absence d’auxiliaire ne crée pas d’ambiguïté. Même si elle n’est pas généralisée à toutes les personnes, la perte de l’auxiliaire ferait donc passer la forme du parfait de périphrase à partie intégrante de la morphologie, et ce, bien qu’elle ne marque pas la personne.