LE PARADIS BADOIS
Dans le chapitre précédent, nous avons eu l’occasion de voir à quel point la vie d’Ivan Tourguéniev était marquée par des déplacements, dans la seconde moitié des années 1850 et au du début de la décennie suivante. Entre les voyages incessants et les changements de lieux de séjour, l’écrivain passa, avons-nous conclu alors, autant de temps en route qu’établi quelque part, dans les différents endroits qu’il avait eu l’occasion de visiter. Il résulta de cette vie de nomade – une vie sans attaches et sans affection -, une crise identitaire profonde qui amena Tourguéniev à tenter de renouer avec ses racines à travers la création d’une série de portraits dont chacun présentait, en version plus évoluée, la figure de l’Homme russe nouveau, en phase avec son temps et ses défis. On peut dire que la période que nous nous apprêtons à examiner ci-dessous – celle qui s’étale entre 1863 et 1870 – contraste fortement avec la précédente, la vie de gitan que Tourguéniev menait encore à peine quelques années plus tôt appartient désormais au passé. En effet, aussi changeant qu’ait été le cadre de vie de l’écrivain auparavant, il resta stable durant les sept années précédant la guerre franco-prussienne car Tourguéniev les passa essentiellement à Baden-Baden, cette ville thermale située dans la vallée de l’Oos, au beau milieu de la Forêt Noire. Le rapport difficile à l’altérité que fut celui de Tourguéniev durant la période précédente, comme évoluait-il à présent, avec l’avènement d’une nouvelle ère, celle de la stabilité et tous les bonheurs ?
SEPT ANS DANS LA VALLÉE DE L’OOS
Si l’on examine la chronologie des déplacements de Tourguéniev durant cette période1026 et que l’on mesure le temps qu’il passa, au total, à la station thermale, il apparaîtra qu’il séjourna à Baden-Baden durant la majeure partie de la période examinée (1863-1870) et plus précisément un peu plus de cinq ans sur sept au total. Plus encore : étant donné le caractère Le reste du temps, lorsqu’il ne se trouvait pas à Baden-Baden, Tourguéniev parcourait surtout l’Europe. Entre 1863 et 1870, il se rendit dans plusieurs villes allemandes : à Heidelberg le 10 et le 11 (22-23) juillet 1863, à Dresde à la fin février 1864, à Stuttgart le 18-19 (30-31) janvier ainsi qu’à la fin mars 1865, à Karlsruhe durant l’hiver 1868-1869, etc. Il passa aussi régulièrement par Paris (en particulier avant le début de 1865, lorsque sa fille Pauline fut enfin mariée) et, bien sûr, il retourna à plusieurs reprises, quoique toujours très brièvement (quelques semaines à peine), en Russie, principalement à Saint-Pétersbourg et à Moscou mais aussi parfois à Spasskoïé. Les lettres de Tourguéniev de cette période reflètent le nouvel état d’esprit sédentaire de l’écrivain : elles témoignent de son fort attachement à la ville de Baden-Baden – ou plus exactement à sa vie dans la station thermale. « Mon nid »1028, « paradis »1029, « endroit chéri »1030 – voici les termes qui reviennent sans cesse, dans leurs versions les plus diverses, dans sa correspondance. L’impression générale qui se dégage de la lecture des lettres de Tourguéniev datant de la période concernée est la suivante : bien installé dans son refuge badois, c’est toujours, semble-t-il, avec beaucoup de peine que l’écrivain quittait la ville lorsque, contraint par quelque nécessité, il devait se rendre à Paris, où Paulinette vécut jusqu’en 1865 en attendant d’être mariée, ou encore en Russie où les affaires familiales, économiques ou encore politiques l’appelaient de temps à autre.
Comment et par quel truchement Tourguéniev, ce véritable oiseau migrateur jusqu’alors, se retrouva-t-il installé de façon continue et durable dans la ville de Baden-Baden ? Qu’est-ce qui fit cesser – ou du moins ralentit – sa traversée continue des vastes étendues européennes, de cet espace se déroulant du district d’Orel en Russie à l’est, à l’Italie au sud, la France à l’ouest, sans oublier l’Allemagne et l’Angleterre ? son ami Iakov Polonski mais aussi Lev Tolstoï pris par la fièvre de jeu1032 – un séjour bref et sans grande incidence sur le cours immédiat de la vie de l’écrivain, qui ignorait à l’époque que Baden-Baden accueillerait, quelque temps plus tard, plusieurs des années heureuses de sa vie. Comme cela avait été le cas plus d’une fois par le passé, le facteur Viardot joua un rôle clé dans ce brusque changement de cadre et de style de vie. En effet, après une longue période de prise de distance, qui avait marqué la relation de Tourguéniev avec le couple franco-espagnol pendant les années 1850, les liens entre l’écrivain et les Viardot finirent par se resserrer. Il nous serait difficile d’indiquer avec précision ce qui fut à l’origine de ce rapprochement aussi soudain que fort ; d’ailleurs, aucun des biographes de Tourguéniev ne se hasarda, à notre connaissance, à expliquer de façon formelle ce changement d’attitude. Une chose est sûre : le contact fut rétabli vers la fin des années 1850, menant à une reprise progressive mais complète de cette relation et mettant un terme à dix ans de solitude affective pour l’écrivain.