Le paradigme de la supply chain

LOGISTIQUE ET SUPPLY CHAIN

Il existe de multiples définitions de la logistique et il en est de même de la supply chain (en français « chaîne d’approvisionnement » ou « chaîne logisti-que1 », mais les logisticiens préfèrent utiliser l’expression américaine) . Il est impossible actuellement d’en donner une définition acceptée par tous et dans tous les pays ; aussi est-il préférable d’en examiner les divers sens.
La logistique désigne soit un domaine technique tel que celui dont on trouvera ici une analyse, soit un certain nombre de fonctions que l’on trouve dans les entre-prises, armées, administrations, etc. Bien entendu, même s’il existe une plage commune de recouvrement, les fonctions regroupées sous le nom de logistique changent d’une entreprise à l’autre et le domaine technique couvert par le mot « logistique » est différent dans chaque ouvrage ou programme universitaire.
Au niveau universitaire, il est possible d’identifier plusieurs courants au sein du champ logistique dont il faut reconnaître a priori les difficultés de délimita-tion de champ. Ces courants sont essentiellement de deux natures :
– Le poids de la recherche opérationnelle, le recours aux modèles économi-ques appliqués en particulier au processus d’optimisation des transports. Ce courant est particulièrement bien représenté par les écoles d’ingénieurs et les universités américains telles que le MIT ;
– La prise en compte de la dimension marketing qui identifie la logistique comme un levier complémentaire au traditionnel marketing mix et qui applique les notions de fonction d’utilité pour le consommateur, celle du service ajouté aux produits et qui se focalise souvent sur les problèmes de logistique de distribution. Ce sont plutôt les écoles de management, de gestion et les busi-ness schools telles que la Michigan University, Cranfield et en France l’Essec qui fût sans aucun doute précurseur en la matière.
Enfin dans cette première approche introductive, il faut reconnaître un écart entre le monde anglo-saxon très pragmatique centré sur les opérations, les systèmes d’information et le recours systématique aux « metrics » et le monde européen qui s’interroge sur la place de la logistique au sein des organisations et sa contribution aux enjeux business. L’intégration et la combinaison de ces deux approches constituent un must qui donne un avantage concurrentiel aux entreprises qui réussissent cette fusion.
En ce qui concerne l’expression supply chain, on peut distinguer l’expression supply chain qui désigne le domaine technique et celle « management de la supply chain » qui désigne la fonction. En France, le terme « logistique » recouvre assez souvent le terme supply chain et les universités enseignent le plus souvent, mais pas toujours, le management de la supply chain à l’intérieur de programmes de logistique entendue dans un sens très large. Aux États-Unis, les deux expressions sont distinguées et le management de la supply chain est plus souvent enseigné à l’intérieur de programmes relatifs aux opera-tions ou à l’industrial management alors que l’enseignement de la logistique renvoie plutôt au transport et au magasinage. Avec beaucoup d’universitaires français et quelques-uns nord-américains, il nous paraît préférable de rassem-bler ces deux aspects sous le même nom de « logistique » et nous verrons qu’il y a bien des raisons de le faire. Nous restons donc attachés au terme logistique.

Définitions des logistiques

La logistique recouvre toujours des fonctions de transport, stockage et manu-tention et, dans les entreprises de production, tend à étendre son domaine en amont vers l’achat et l’approvisionnement, en aval vers la gestion commerciale et la distribution. On cite souvent la définition d’origine militaire : « La logisti-que consiste à apporter ce qu’il faut, là où il faut et quand il faut. »
On peut cependant distinguer plusieurs logistiques différentes par leur objet et leurs méthodes :
– une logistique d’approvisionnement qui permet d’amener dans les usines les produits de base, composants et sous-ensembles nécessaires à la produc-tion ;
– une logistique d’approvisionnement général qui permet d’apporter à des entreprises de service ou des administrations les produits divers dont elles ont besoin pour leur activité (fournitures de bureau par exemple) ;
– une logistique de production qui consiste à apporter au pied des lignes de production les matériaux et composants nécessaires à la production et à plani-fier la production ; cette logistique tend à absorber la gestion de production tout entière ;
– une logistique de distribution, celle des distributeurs, qui consiste à appor-ter au consommateur final, soit dans les grandes surfaces commerciales, soit chez lui en VAD par exemple, les produits dont il a besoin ;
– une logistique militaire qui vise à transporter sur un théâtre d’opération les forces et tout ce qui est nécessaire à leur mise en œuvre opérationnelle et leur soutien ;
– une logistique de soutien, née chez les militaires mais étendue à d’autres secteurs, aéronautique, énergie, industrie, etc., qui consiste à organiser tout ce qui est nécessaire pour maintenir en opération un système complexe, y compris à travers des activités de maintenance ;
– une activité dite de service après vente assez proche de la logistique de soutien avec cette différence qu’elle est exercée dans un cadre marchand par celui qui a vendu un bien ; on utilise assez souvent l’expression « management de services » pour désigner le pilotage de cette activité ; on notera cependant que cette forme de logistique de soutien tend de plus en plus souvent à être exercée par des spécialistes du soutien différents du fabricant et de l’utilisateur et dits Third Party Maintenance ;
– des reverse logistics, parfois traduites en français par « logistique à l’envers », « rétro-logistique » ou encore « logistique des retours », qui consiste à reprendre des produits dont le client ne veut pas ou qu’il veut faire réparer, ou encore à traiter des déchets industriels, emballages, produits inuti-lisables depuis les épaves de voiture jusqu’aux toners d’imprimantes.
Une distinction commode est celle que l’on fait souvent entre les logistiques de flux, production et distribution d’une part, et les logistiques de soutien d’autre part. Ces deux catégories de logistique ont en effet des caractéris-tiques assez différentes, les premières étant plus liées aux techniques de gestion de la production et aux techniques de marketing et de ventes, les deuxièmes étant plus liées à des méthodes de maintenance et de gestion de rechanges, particulièrement développées dans le domaine militaire ou dans celui de la maintenance des équipements techniques.
Il y avait donc bien des logistiques différentes jusqu’à ce que le concept de supply chain ne vienne apporter une certaine unité en ce domaine.
Le paradigme de la supply chain
Le concept de supply chain
C’est un concept relativement récent – une quinzaine d’années – même si les militaires utilisent la même expression depuis beaucoup plus longtemps. Il décrit des activités et les fonctions de management de ces activités. On pour-rait le traduire par « chaîne d’approvisionnement », mais le mot « approvision-nement » ne permettrait pas d’exprimer le sens que l’on veut donner à supply chain et il est préférable d’utiliser l’expression américaine pour décrire ce concept nouveau1. On a vu qu’aux États-Unis, ce concept positionne des enseignements que l’on regroupe plus volontiers en France sous le terme de
« logistique ». Mais c’est aussi un « concept moteur » en ce sens qu’il véhicule une certaine conception de l’organisation et du management des entreprises et qu’à cet égard il est loin d’être neutre. Ceux qui l’utilisent cherchent à promouvoir, soit la vente d’outils tels des progiciels, soit la vente de conseils pour accéder à certaines formes de management, soit une certaine dimension du management dans leur propre entreprise, ou parfois même une certaine conception de l’économie qui mérite réflexion.
On définit assez souvent la supply chain comme « la suite des étapes de production et distribution d’un produit depuis les fournisseurs des fournisseurs du producteur jusqu’aux clients de ses clients » (définition du Supply Chain Council). La figure 1.1 est assez caractéristique de ce qu’était autrefois la chaîne des intervenants nécessaires dans la distribution classique pour amener un produit jusqu’au consommateur final.
Les nouvelles organisations de la distribution, par exemple celles de la grande distribution moderne ou, plus récemment, celles qui sont liées à Internet, réali-sent de nouvelles chaînes d’approvisionnement sensiblement différentes des chaînes précédentes.
Une supply chain est donc la chaîne de tous les intervenants de toutes les entreprises qui contribuent à apporter un produit :
– à des consommateurs ; on parle alors de business to consumers (en abrégé B to C ou encore B2C) ;
– à des entreprises utilisatrices pour produire d’autres biens ou les consommer et l’on parle alors de business to business (en abrégé B to B ou encore B2B).
Elle se représente couramment par le dessin proposé figure 1.2 : les flèches noires représentent les produits et les flèches blanches représentent les infor-mations qui, le plus souvent, remontent la chaîne, par exemple des commandes successives.
Flux physiques, flux d’information mais aussi flux financiers rythment l’écoule-ment d’une chaîne logistique à laquelle se greffent des questions de nature juridique relatives en particulier au transfert de propriété des marchandises et de responsabilité.
Une chaîne logistique se définit par conséquent comme une succession d’opérations et d’interopérations. Les premières sont souvent génératrices de valeur alors que les secondes sont communément associées à des coûts et des pertes de temps. Un enjeu consistera comme nous le verrons ultérieure-ment en détail à éliminer les opérations à non valeur ajoutée dans des appro-ches du type Lean Supply Chain Management et à beaucoup mieux combiner les opérations et les interopérations ce qui conduira à une grande proximité entre sites industriels et sites logistiques voire à leur confusion au sens physi-que du terme.
Une approche modulaire de conception des produits, des processus de production et des processus Supply Chain permet de mettre en œuvre une telle démarche.

Modularité de la chaîne

La chaîne elle-même peut être développée autant qu’on le désire. Ainsi le maillon qui représente sur la figure 1.2. le fabricant du produit peut être consi-déré lui-même comme une chaîne constituée de différents maillons avec, par exemple :
– le magasin de réception des composants ;
– le 1er  atelier de transformation du produit ;
– le 2e  atelier ;
– l’atelier de conditionnement ;
– le magasin de produits finis de l’usine ;
– les magasins régionaux du fabricant, etc.
Solidarité de toutes les entreprises et de tous les services de chaque entreprise qui participent à la supply chain
On dit que la résistance d’une chaîne est celle de son maillon le plus faible ; pour la supply chain cela peut se vérifier de bien des façons :
– si un fabricant de carte électronique ne reçoit plus un composant qu’il fait fabriquer en Asie, ce fabricant ne peut plus produire, grossistes et détaillants ne peuvent plus vendre ;
– si le vendeur final n’assure pas la mise en service et l’après-vente dans des conditions convenables, c’est la marque tout entière qui subit le préjudice ;
– s’il y a un retard à la fabrication ou en transport entre deux participants, c’est tout le processus qui prend du retard et l’on verra que le temps de traversée de la supply chain en est une caractéristique essentielle.
Information et supply chain
À côté des flux de produits, le management de la supply chain demande de traiter des informations nombreuses qui pour une part importante d’entre elles remontent la supply chain en sens inverse des produits : commandes des distri-buteurs, ordres de fabrication, commandes de produits de base et composants, prévisions de besoins, etc. D’autres informations précèdent ou accompagnent les marchandises : avis d’expédition, bons de livraisons, lettres de voiture, etc. Ces flux d’informations alimentent des bases de données, véritables stocks d’informations logistiques : fichier produit, historique des ventes, état des stocks, etc. La notion de supply chain n’a finalement émergé qu’à travers les développements d’une informatique dite de supply chain qui a permis d’intégrer toutes les applications relatives aux flux et stocks de produits.
Si, par exemple, une nouvelle mode se développe pour des vêtements de couleur rose, les demandes des clientes vont se manifester dans les boutiques qui vont commander à leurs propres fournisseurs, des grossistes, qui vont à leur tour commander au fabricant qui va commander du tissu rose à une entreprise qui va constater cette augmentation de la demande de ces articles lorsque la couleur rose sera démodée ou presque… On peut songer à modifier la fabrica-tion en commandant du tissu blanc et en ne le teignant que dans l’entrepôt du distributeur juste avant la livraison aux boutiques. C’est ce qu’on appelle du post-manufacturing. On peut aussi transmettre tous les soirs les résultats des ventes dans les boutiques de la « chaîne » à une base de données informatique à laquelle tous les participants auront accès en permanence selon la figure 1.3.
Évidemment ce n’est pas très facile à réaliser lorsqu’il s’agit d’entreprises diffé-rentes qui participent à la supply chain : les relations entre un fabricant et un distributeur peuvent être cordiales malgré des intérêts divergents mais de là à ce que le distributeur fournisse ses informations au fabricant ou aux fournisseurs du fabricant, il reste un certain nombre de problèmes à résoudre que l’on examinera à travers l’ECR, par exemple.
On peut donc définir le management de la supply chain comme le pilotage de ses flux et la gestion de ses stocks à travers une gestion informatique de l’ensemble des informations nées de la chaîne, aux fins d’obtenir un niveau de performance désiré à coût minimum.
On distinguera cependant deux types de supply chain du point de vue du trai-tement de l’information :
– celle qui traite seulement les informations d’une entreprise ;
– celle qui traite l’ensemble des informations des diverses entreprises qui participent à la même chaîne, soit qu’une entreprise unique centralise toutes les informations (entreprise étendue), soit que plusieurs entreprises convien-nent d’échanger des informations (échange de données informatisées et Effi-cient Consumer Response).
1.2.5 Le paradigme de la supply chain et le management
La supply chain n’est donc pas un concept neutre, strictement descriptif. C’est un concept moteur qui joue le rôle d’un paradigme – au sens de Kuhn –, c’est-à-dire d’une représentation implicite qui contribue à orienter les efforts des logisticiens.
On peut à cet égard souligner quelques traits de la supply chain telle qu’elle est présentée le plus souvent.

La vitesse de circulation des produits dans la supply chain, mesure de son efficacité

On peut remarquer que le concept de supply chain est né dans le sillage d’un autre concept qui en est proche : le juste-à-temps. C’est en s’efforçant de mesurer les vitesses de circulation des matières au sein de l’entreprise de production que l’on a constaté tout d’abord le rôle des stocks et des en-cours. Des délais de plusieurs mois entre l’entrée d’un composant dans l’usine et sa sortie, intégré à un produit fini, manifestaient une source de gains possibles en réduisant les stocks et en pilotant mieux les flux. Ce n’était cependant pas tant le coût financier de ces stocks qui était en cause. Si un fabricant a en moyenne trois mois de stock de composants ou matières premières, quinze jours d’en-cours et un mois et demi de stocks moyens de produits finis entre son magasin d’usine et ses entrepôts régionaux, cela signifie qu’un composant mettra cinq mois pour traverser la supply chain du fabricant : or dans certains domaines, comme la fabrication de micro-ordinateurs, la durée de vie en production est de l’ordre de six mois. Une telle situation n’est plus acceptable. L’objectif global en mettant sous tension le flux est la recherche d’une nouvelle rapidité d’adaptation aux évolutions techniques et de marché, une « agilité » au sein de l’entreprise, mesurée au moins en partie par un temps de parcours de la supply chain tout entière aussi bien chez les fournisseurs du fabricant que dans les circuits de distribution.
Le concept de supply chain est porteur de changements d’organisation au sein des entreprises
On s’est donc attaché progressivement à piloter les flux de matières et de produits au sein de l’entreprise, et de nouveaux besoins de coordination entre directions et services en sont résultés. En ce qui concerne l’organisation de l’entreprise de production, cela s’est traduit de façon très différente selon les entreprises, depuis des directions logistiques en charge du pilotage de l’ensemble des flux jusqu’à des coordinations plus subtiles à travers des orga-nigrammes à plusieurs dimensions.
Les entreprises françaises ont d’ailleurs souvent plus de difficultés que leurs homologues anglo-saxonnes à s’adapter à ce pilotage transverse. Elles étaient en effet souvent organisées selon un modèle hiérarchique strict où chaque direction et service conservait l’ensemble des fonctions relatives au transit des produits à travers leur organisation, chacune ayant son stock, ses moyens de manutention et de transport, ses plannings et ses règles de gestion avec un minimum de coordination transverse, et parfois pas du tout. On a parfois cru trouver de nouveaux modes de fonctionnement, mieux appropriés aux nouvel-les conditions du marché et des techniques, à travers la mise en place de l’assurance qualité avec de multiples contrats entre directions et services. Parfois, on ne faisait ainsi que renforcer les rigidités.
On peut se demander en quoi cette prégnance hiérarchique peut bloquer le développement de la supply chain. Il suffit pour cela de comparer une orga-nisation militaire à une organisation industrielle (figure 1.4). Une armée en ligne de bataille ou qui tient un front est composée d’unités élémentaires alignées les unes à côté des autres ; les compagnies sont regroupées en bataillons, les bataillons en régiments et les régiments en corps d’armée avec chacun un poste de commandement et donc un échelon de transmis-sion, ce qui permet de faire « remonter » très vite une information concernant le front en trois ou quatre étapes de transmission, filtrage et synthèse. Les ordres peuvent « descendre » aussi vite. L’ennemi, en face, est organisé de la même façon, et ses structures hiérarchiques sont tout à fait efficaces1. Chaque unité tient son secteur et rapporte à l’échelon immédiatement supé-rieur.

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