Le numérique au travail : mythes de rupture et
mécaniques de récupération
L’influence contre-culturelle un levier de communication
On l’a vu l’émergence d’Internet a eu lieu dans un contexte particulier qui donne aux imaginaires portés par le média une forme de prescription. Nous allons voir dans les lignes qui vont suivre comment ces imaginaires s’incarnent dans des pratiques. De l’influence de ces années 1960-1970 sur le développement d’Internet nous retiendrons deux principaux axes. D’un côté une forme d’institutionnalisation d’Internet comme le média de la contre-culture, et de l’autre, l’étonnante mobilisation de ces valeurs pour faire émerger « un capitalisme capable d’exploiter la créativité et la subjectivité »132. Pour ce qui est du premier axe, on peut observer sa manifestation par différentes pratiques sociales. Le trolling133, le blogging134, le hacking135 et d’autres sont autant de manifestation de cet héritage contre-culturel, nous y reviendrons. Une partie de ces valeurs contre-culturelles de l’époque sont aujourd’hui utilisées à des fins beaucoup plus pragmatiques. En effet, chaque média est constitué par une forme d’aura socio-historique relativement complexe, bien que le mouvement hippie ne soit par le seul à avoir influencé l’Internet que nous utilisons aujourd’hui on y retrouve un certain nombre d’imaginaires techniques qui sont liés à ces communautés. Ces imaginaires nourrissent les tensions que ce travail de recherche tente d’explorer et sont un élément déterminent de la compréhension de la culture que véhicule Internet. Ils peuvent également être un puissant outil de communication dont les entrepreneurs de la Sillicon Valley notamment ont bien compris l’intérêt. Il y a ici un terrain d’étude passionnant que malheureusement nous ne pourrons investiguer. Nous appuierons ici sur les travaux qui s’y sont risqués à savoir pourrons investiguer. Nous nous appuierons ici sur les travaux qui s’y sont risqués à savoir ceux de Fred Turner et de Patrice Flichy. Prenons néanmoins quelques instants pour en présenter les grandes lignes. En effet, les années qui ont suivi le lancement de The WELL et, plus généralement le développement des usages d’Internet ont fait apparaître une bascule idéologique étonnante. Dans la préface des travaux de Fred Turner 136 , Dominique Cardon dresse l’analyse suivante : le mouvement hippie peut être lu via deux principaux courants, le premier, contestataire souhaite changer la politique, le second pense que le changement passe obligatoirement par un changement, une évolution, une augmentation personnelle. Celle-ci sera expérimentée de différentes manières au sein des communautés, la technologie sera l’une d’elle. Lorsque ces communautés se sont défaites, cette idéologie d’un individu au cœur de sa propre individuation va s’exprimer de plus en plus sur le réseau. Or, dans le cas de nos communautés hippies, cette individuation singulière passe par une forme d’exil des structures sociales établies. « Cette culture de l’exil a toujours été déterminante dans l’histoire de l’internet : on ne change pas ou on ne s’attaque pas au système politique central, on le déplace, on fait exemple ailleurs, on expérimente plutôt que de chercher à prendre le pouvoir. »137 . On retrouve une approche similaire dans différentes manifestations qui se revendique de cette mouvance contre-culturelle comme le Burning Man138 , le Chaos Computer Camp139 ou POC21140. C’est cette volonté de se soustraire aux structures en place qui va permettre à une idéologie libertarienne de prendre corps au cœur de la Silicon Valley et qui va notamment construire la figure mythique de l’entrepreneur. Par échos, c’est cette bascule qui vient aujourd’hui nourrir idéologiquement les courants trans-humanistes – avec par exemple la constitution de la Singularity University – très actifs dans la Silicon Valley. En effet, au cœur des idéologies portées par le média Internet la liberté est une des valeurs fondamentales. En découle deux principaux courants, libertaire d’un côté avec là encore différentes tendances et libéral de l’autre avec notamment l’avènement de la Silicon Valley. OuiShare est au cœur de cette tension. Il y a, au sein de la communauté deux grands principes qui guident la gouvernance : d’un côté la « do-ocratie » – ceux qui font ont les informations et sont donc plus à même de prendre les décisions – et le compromis de l’autre – les décisions qui impactent la communauté de manière transverse sont discutées et prises lors des Summits. Ces deux modes de gouvernance sont la matérialisation des deux courants précédemment présentés. Le Burning Man est une rencontre artistique qui se tient tout les ans dans le désert de Black Rock dans le Névada C’est bien une vision du monde141 construite, teintée de libéralisme et d’idées libertariennes que diffuse une bonne partie des services développés dans la Silicon Valley. Cette tension influe sur les structures sociales, sur les outils, et sur les sujets qui y évoluent. Quarante cinq ans plus tard, en France, on peut observer les stigmates de cette bascule idéologique. En effet, on observe l’émergence d’une forme de « solutionnisme entrepreneurial » directement issu d’un « solutionnisme technologique » qu’Evgeny Morozov décrit très bien dans ses travaux142. D’autre part, des initiatives qui s’ancrent idéologiquement à gauche en soulevant des enjeux à caractère politique puisqu’il « s’agit de politiser la technique »143, « de ré-encastrer l’économie dans le social ». Dans les deux cas la notion de Liberté est centrale, mais, comme l’a montré Michel Lallement dans ses travaux, « il faut se rappeler qu’un même appétit de la liberté fonde la doctrine anarchiste et celle du capitalisme le plus débridé »144.
OuiShare et la critique du capitalisme
OuiShare se veut la « communauté de l’économie collaborative ». Cette organisation originale a été fondée en 2012. Mais elle est le résultat de l’agrégation de différentes personnes catalysée par Antonin Léonard au cours de l’année 2011 notamment grâce au blog qu’il a lancé en 2010 sur la consommation collaborative145. D’abord réuni à travers des rencontres physiques ainsi que via des groupes Facebook le mouvement va au cours de l’année 2012 se structurer. Il a dès le début fait preuve d’une volonté de développement international en se connectant avec d’autres initiatives européennes. En mai 2012 a eu lieu le premier OuiShare Summit146 à Paris, juillet 2012 a vu le lancement du OuiShare magazine version française et en décembre 2012 a eu lieu le premier OuiShare Tour qui, via 11 dates à travers la France a permis de rencontrer toute une multitude d’acteurs souhaitant voir émerger un mouvement promouvant une « société plus collaborative ». En mai 2013 la communauté OuiShare a organisé le premier OuiShare Fest147. Les mois d’aout, septembre, octobre et novembre 2013 ont vu l’organisation de trois OuiShare Tour qui participeront au développement de la communauté en Europe, au Maghreb et en Amérique du Sud. En mai 2014 le second OuiShare Fest va réunir à Paris près de 3000 personnes. En septembre 2014 la communauté va lancer le programme Sharitories qui vise à répondre aux problématiques politiques locales grâce à l’économie collaborative. Mai 20 sera marqué par le troisième OuiShare Fest et la publication du livre « Société collaborative, vers la fin des hiérarchies »148. En Aout 20 OuiShare et Open State produisent POC21. En novembre 20 la communauté barcelonaise de OuiShare organise le premier OuiShare Fest en dehors de Paris. Mai 2016 a vu l’organisation du quatrième OuiShare Fest. En novembre 2016, la communauté OuiShare a organisé Collaboramerica, premier OuiShare Fest à Rio de Janeiro. Au delà de ces actions, ce qui fait de OuiShare un terrain intéressant dans le cadre de nos travaux, c’est son organisation. En effet, derrière la marque OuiShare, la communauté se construit grâce à différentes structures juridiques : deux organisations non-profit (une à Paris, une à Barcelone. Lors du Summit de février 2016 la mise en place de trois nouvelles structures a été actée : en Angleterre, en Italie et en Allemagne), une association commerciale (à Paris), ainsi qu’un fond de dotation (également basé à Paris). Elles permettent aux contributeurs de OuiShare d’être efficients sur différents plans. Les Connectors, que l’on peut assimiler à des membres actifs, au nombre de 80, font vivre la communauté à travers le monde (principalement en Europe, au Moyen Orient, au Maghreb et en Amérique du Sud). C’est sur eux que repose l’organisation. Avant de devenir Connector, la personne souhaitant être partie-prenante de l’organisation doit répondre à différents critères : Ö Etre cooptée par trois Connectors Ö Etre active depuis plus de trois mois au sein de la communauté Ö Avoir un « feat culturel » qui garantit une confiance à priori entre les Connectors Ce « feat culturel » est basé sur une adéquation aux valeurs de OuiShare, au nombre de dix149 : x Transparency x MPRL – Meet People in Real Life x Permanent Beta x Inclusion x Play x Feedback x Independence x Action x Openness x Impact Le fonctionnement de la communauté est financé par une logique de « grand partenariat ». La MAIF est un des « Grands Partenaires » de la communauté OuiShare. Les projets portés par la communauté doivent développer leurs propres modèles économiques et rémunérer les équipes qui participent à leur élaboration. Au-delà de leurs investissements au sein de la communauté les Connectors sont invités à développer leurs propres activités économiques en marge ou à l’extérieur de la communauté. La plupart de ces membres actifs sont également consultants, entrepreneurs, ou doctorant. Pour résumer, les activités de OuiShare sont structurées en 4 grands domaines : animation de communauté (événements locaux, groupes en ligne, OuiShare Fest, …) production intellectuelle (études et recherche, publications, méthodologies, …) incubation et accélération de projets collaboratifs, et formation/accompagnement (étudiants, professionnels, entreprises, collectivités) Par « économie collaborative » OuiShare essaye d’appréhender les changements portés par le numérique dans des secteurs qui n’ont pas encore été touchés. L’objet de OuiShare est donc d’influer sur ce modèle pour qu’il soit le plus « vertueux » possible selon les membres de OuiShare (dans la création de lien 103 social, dans la redistribution de la valeur, dans la gouvernance…). Il faut bien comprendre à ce stade que le terme « économie collaborative » est un concept de communication. Nous avons mis derrière une grande banderole des pratiques, des imaginaires et des idéologies différentes. Ce mélange hétérogène a permis – et permet encore – de créer du mouvement dans la société, de susciter une adhésion ou a minima une discussion. Néanmoins sa dimension explicative, analytique est limitée, en cela il est difficile d’en avancer une définition. En témoigne l’article de Arthur de Graves publié dans le magazine OuiShare : « L’économie collaborative c’est fini ! »0 qui tente de recentrer les discussions sur un des sujets en mutation : le travail. Au delà de la communauté OuiShare en elle-même et de la richesse intellectuelle et sociale qu’elle véhicule ce sont également les relations qu’elle a permis qui ont enrichi ce travail. Que celles-ci soient à des niveaux les plus élevés au sein de l’administration, des pouvoirs politiques ou bien des grandes entreprises mais également à travers les relations développées avec des milieux extrêmement innovants que ce soient des startups mais également des projets beaucoup plus alternatifs. OuiShare a permis de placer ce travail au cœur des interactions entre des grands groupes, des instituions et toute une multitude d’initiatives innovantes.
Des racines idéologiques multiples pour un objet complexe
L’utopie technique des hippies de construire leurs propres outils pour ne plus dépendre de la société industrielle est rapidement devenu une idéologie politique de construire une nouvelle société en marge de l’existante. Néanmoins la plupart des communautés hippies confrontées à la réalité de la vie en commun et des difficultés liées à la subsistance lorsque l’on n’a pas hérité de la culture appropriée ne feront pas long feu. D’autre part Internet est également porteur d’une forme d’idéologie beaucoup plus libérale qui a fait émerger le mythe de l’entrepreneur. Le développement de la consommation collaborative, ou, du moins des consommations collaboratives. Bien que les approches puissent se ressembler, les finalités divergent souvent. Ce développement a pu être vu comme une forme de résolution de la tension entre la dimension libérale et les idéologies portées par les mouvements hippies. Or il faut bien constater que l’économie collaborative revêt différentes réalités et qu’il faut lui reconnaître une forme de complexité. Pour une partie des pratiques nous serons plus proches d’ascendances libertaires et pour l’autre de principes libéraux. Dans le même temps, le développement du DIY – Do It Yourself – peut symboliser une volonté forte de se « réapproprier la technique » – nous y reviendrons. On retrouve ici le parcours classique de l’innovation par les usages : issues des marges innovantes et relativement marquées idéologiquement les nouvelles pratiques vont se répandre plus ou moins rapidement en mettant parfois de côté leurs racines idéologiques. En effet, que ce soit par leurs volontés de toucher un public plus large ou par leurs modes de financement – les deux étant souvent liés – les services vont faire, au fur et à mesure de leurs diffusions, évoluer leurs positionnements. Les pratiques des marges innovantes vont se trouver récupérer par la machine capitalistique. Cette récupération va permettre une forme de passage à l’échelle mais va également mettre de côté un certains nombre de valeurs et d’imaginaires. C’est, selon nous, le principal levier de transformation du capitalisme. La consommation collaborative est un terrain où ces évolutions sont facilement observables. La consommation collaborative est une expression qui rassemble différentes pratiques qui vont, grâce à Internet, favoriser d’autres formes transactionnelles (le don, l’échange, le troc…) que l’achat. OuiShare, en tant que communauté internationale qui promeut certains usages de l’économie collaborative a été un terrain particulièrement intéressant pour observer l’évolution de ces pratiques. La consommation collaborative fonctionne sur le développement de places 106 de marché ou plates-formes qui vont mettre en relation une offre et une demande entre particuliers. Les entrepreneurs derrière ces plates-formes vont identifier des usages latents dans la société, comme le covoiturage. Ils vont l’outiller grâce à la mise en place de site web ou d’application. Ces outils vont transformer l’usage latent : le covoiturage que nous connaissons via BlaBlaCar par exemple n’a plus rien à voir avec le covoiturage tel que nous avons pu le connaître en tant que pratique hors de l’outil numérique. On observe un mécanisme de « masse critique » : il faut suffisamment d’offre sur la plate-forme pour attirer la demande et vice versa. Une fois cette masse critique atteinte la pratique en tant que telle est modifiée. La mobilité étant un des principaux postes de dépense des ménages, elle semble être un terrain particulièrement propice au développement de ce type de pratiques. De 2013 à 2016, soit le temps de notre travail de recherche, nous avons vu émerger des pratiques et des acteurs. En effet, là où, auparavant les acteurs B2C (Business to consumer) étaient majoritaires – nous parlons ici de Avis, Europcar, Autolib’, Zipcar – nous avons observé des acteurs émerger avec une forme toute particulière. On parle de logiques P2P2 – Pair to Pair- cette dénomination issue du monde du logiciel sert initialement à caractériser un serveur qui peut à la fois recevoir et émettre des informations, les deux serveurs sont ainsi au même niveau hiérarchique. Par analogie, si on applique cela à la mobilité on obtient des plateformes qui vont permettre aux particuliers d’être aussi bien offreur de mobilité que demandeur. On voit émerger des acteurs3 comme BlaBlaCar pour le covoiturage, Drivy ou Koolicar pour la location de voiture entre particuliers, ou encore Uber Pop pour ce qui est du 2 HOOGE Emile, « Michel Bauwens : « Le modèle P2P et le capitalisme sont encore dépendants », 26 février 2013, disponible en ligne : http://magazine.ouishare.net/fr/2013/02/michel-bauwenscapitalisme-peer-p2p/ 3 Nous nous concentrons ici sur les acteurs opérants en France 107 « covoiturage urbain ». Toutes ces plateformes sont basées sur le même modèle, elles vont utiliser l’infrastructure existante pour se développer, que ce soit en terme de route, de véhicule, de législation et même, de conducteur. Elles vont pouvoir se positionner sur des trajets sur lesquels aucun autre prestataire ne peut se positionner de manière rentable, notamment dans un pays où l’infrastructure de transport est centralisée comme la France. En effet, la plupart des trajets province-province via les transports en commun nécessitent un passage par Paris. Au delà de la compétitivité sur les prix, la distribution de l’offre permet une efficience accrue par rapport aux modèles qui possèdent tout ou partie de l’infrastructure. Le modèle BlaBlaCar s’est construit sur cet idéal de liberté avec d’un côté une forme d’auto-organisation en marge des pouvoirs publiques et, de l’autre la promotion d’une forme de « microentrepreneuriat » où chacun va chercher à optimiser son profil, son offre, très proche de la vision que développe le libéralisme. En septembre 20 BlaBlaCar compte 20 millions de membres dans 19 pays. Bien qu’il faille nuancer ces chiffres en les appréhendant sous l’angle de l’impact local comme le fait Benard Jullien dans une des ses chroniques « Les méthodes développées chez l’un vont-elles permettre que, sur chacun des marchés, le développement de ces pratiques décolle enfin ? Les utilisateurs revendiqués sont-ils de vrais utilisateurs ? Trouvent-ils chaussure à leur pied dans ce parc qui peut paraître important mais qui, à l’échelle de la France représente guère moins de 0,1% du parc total ou moins d’une voiture par commune ? Comment progressent ces autres indicateurs de développement ? Ce sont là autant de questions auxquelles on trouve plus difficilement des réponses. »5 Le 4 Avant son interdiction par la préfecture de police de Paris en Juin 20 5 JULLIEN Bernard, « Pourquoi les entreprises d’autopartage et de covoiturage sont-elles si pressées de s’internationaliser ? », publié 8 juin 20, disponible en ligne http://leblog.gerpisa.org/node/3133 108 service de covoiturage a d’abord développé un positionnement en marge, en ventant les mérites d’une alternative avant de revendiquer une forme de légitimité sur le fond et la forme des messages qu’il va diffuser6. L’évolution de la baseline de Airbnb est également significative de cette évolution du positionnement. Lors du lancement de la plateforme, en 2008, celle-ci était « Travel like a human », début 2016 après plusieurs évolutions le slogan affiché de l’entreprise californienne est « Live there ». D’abord concentré sur le rapport à l’autre tout en se positionnant comme une alternative – « Travel like a human » sous entendu les autres façons de voyager sont inhumaines – la baseline se concentre début 2016 sur l’opportunité pour le consommateur de pouvoir facilement trouver une offre qui lui correspond.
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