Le mythe du Tsigane dans la musique, de l’Europe aux États-Unis

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Le bleu tsigane

Du XVIe au XIXe siècle, les « Tsiganes », « Égyptiens » ou « Bohémiens » ont toujours suscité l’intérêt des artistes européens : en observant les tableaux des peintres qui les représentent, comment ne pas être fasciné par l’omniprésence de la couleur bleue. Xavier du Crest qualifie à juste titre l’œuvre de Bellet du Poisat Les trois bohémiens485 de « symphonie en bleu Guimet486 » (figure 9).
La marque du bleu pour désigner les Tsiganes mérite d’être approfondie. Sur Les Roulottes, campement de bohémiens aux environs d’Arles487 de Vincent Van Gogh, on voit deux verdines bleues, un Tsigane adulte paré d’une veste bleue et un enfant tout de bleu vêtu en train de courir à travers champs. Le Vieux Musicien488 d’Édouard Manet met en scène un violoniste assis devant une jeune Tsigane habillée d’une jupe bleue, tenant un enfant. Son Bohémien489 porte un bandeau de taille bleu. L’Aumône d’un mendiant à Ornans490 de Gustave Courbet met en scène un homme au pantalon bleu. Une proportion importante des tableaux représentant les Tsiganes du XVIe au XIXe siècle comporte des touches de bleu, voyantes (nous invitons le lecteur à consulter notre liste non exhaustive de trente-huit exemples491 ) ou parfois plus discrètes (qu’il s’agisse de foulards, bandeaux, ceintures, etc.).
Pourtant, le bleu est « une couleur aristocratique », souvent « la couleur des rois, des princes, des nobles et des patriciens », même « couleur royale492 » et on aurait plutôt imaginé ces « Égyptiens » représentés avec une dominante de vert (qui évoquerait leur lien à la nature et suggèrerait leur mobilité) ou par du rouge (en harmonie avec l’imaginaire du flamenco et du cante jondo andalous). Il s’agit d’abord de bleus clairs pour les vêtements délavés des paysans et des mendiants493, et ces bleus clairs deviennent dès le XVIIIe siècle « couleur de cour494 ». Les Tsiganes sont représentés avec des bleus clairs, mais aussi des bleus intenses sur fond d’atmosphères bleutées profondes. Pourquoi associer le bleu à des troupes que l’on imaginait être venues d’Égypte ? Le choix de cette teinte
s’expliquerait-elle par les premiers habits bariolés (et aussi rayés495) des Tsiganes arrivés de l’Inde avant le Xe siècle et que l’on voit en Europe de l’Ouest au XIVe siècle, par l’association des représentations que l’on se fait de la géographie de la Bohême à la couleur bleue496, par les uniformes militaires hongrois des musiciens tsiganes recruteurs497 observés à jouer de la musique « en dolman bleu » en Auvergne à la fin des années 1880498, ou encore par la volonté des artistes de réhabiliter un peuple réprouvé en le hissant au rang de prince en utilisant la couleur qui est habituellement réservée à ceux-ci ? Les Tsiganes se présentent en effet en Europe comme étant « ducs ou comtes de Petite Égypte » ou encore
Princes de Bohême », usant de lettres de sauf-conduit prétendument acquises auprès des rois de Bohême pour faciliter leur passage des frontières. Si les
Égyptiens » arrivés en Europe de l’Ouest ne sont bien-sûr pas passés par l’Égypte (même si certains s’y sont installés), ils ont séjourné longuement en « Petite Égypte », nous l’avons dit, en Grèce près de la ville de Modon, sur un de leurs itinéraires de l’Inde vers l’Europe de l’Ouest, région nommée ainsi à cause de la
fertilité de ses terres qui rappelle le Nil et la présence du mont « Gype499 » à proximité.
Que le bleu soit la couleur associée aux Tsiganes s’explique surtout par l’idée que les artistes européens ont pu se faire de l’Égypte, sans y être allés : ils font référence à Isis, dont le bleu est la couleur, déesse réputée pour ses talents de magicienne. Le culte d’Isis s’accompagne de chants et de musique : « Dans le culte d’Isis, ce sont surtout, semble-t-il, des musiciennes qui ont la charge de réjouir la déesse par les chants et le jeu des instruments : […] jouant du tambourin ou de la harpe trigone, qui sont restés, comme dans l’Égypte ancienne, les principaux Des articles de la presse anglophone américaine relaient l’image des collines bleues de Bohême. L’on décrit les « blue mountains of Bohemia », extrait de « European War », in The instruments du culte500. » Les Tsiganes « venus de l’Inde en passant par l’Égypte » sont donc associés au bleu, couleur de la déesse Isis, référence égyptienne occidentale, et référence au culte rythmé notamment par les tambourins (Isis est souvent représentée un sistre à la main, instrument de la famille des percussions), avec en arrière-plan la référence à la magie et à la divination. Cette association des « Égyptiens » à la déesse Isis va connaître un fabuleux destin dans l’opéra du XIXe siècle : « On n’aurait certainement pas de mal, en poursuivant l’enquête, à corroborer de multiples exemples les glissements qui s’opèrent entre l’image d’Isis et celle de la bohémienne. Il va sans dire que l’aspect divinatoire est crucial, nous n’y insisterons pas tant il est patent. Nous préférons focaliser notre intérêt sur ce qui fait de la bohémienne et de ses reflets isiaques un élément mythique essentiel dans l’opéra du XIXe siècle. Si nous résumons ce que sont les traits communs entre la bohémienne et Isis, nous remarquerons qu’ils sont au nombre de trois : la divination, la condamnation à l’errance, la musique liée à la danse501 », et le bleu, serions-nous tentés d’ajouter. Ce qui rend l’observation plus intéressante encore est la représentation d’un épisode de la Bible : la fuite en Égypte de la Vierge Marie. Les représentations picturales de la Vierge Marie en Égypte comportent presque toutes une touche de bleu, certainement pour une part en référence aux « faux Égyptiens », ces Tsiganes côtoyés en Europe et à la déesse égyptienne Isis.
Ainsi, l’Égyptienne apparaît en figure mariale dans la toile des Saltimbanques502 de Gustave Doré où sa Bohémienne à la robe bleue serre contre elle le petit acrobate blessé : « Sa bohémienne est aussi une représentation mariale
Isis est souvent représentée tenant le petit Horus sur son sein, dans une
attitude proche de celle que l’art chrétien prêtera à Marie503. » L’association de la Vierge Marie, d’Isis, du bleu et des Tsiganes atteint son paroxysme dans les diverses représentations de l’épisode de la « fuite en Égypte de la Vierge Marie », où Marie est représentée en bleu et portant un chapeau de Tsigane. Dès 1620, Andrea Ansaldo enrobe d’une teinte bleutée la Vierge Marie qui revêt le chapeau
DUNAND Françoise, Le culte d’Isis dans le bassin oriental de la Méditerranée : Tome 1, Le culte d’Isis et les Ptolémées, Leyde, Brill, 1973, p. 172.
LOUBINOUX Gérard, « Isis et la bohémienne, ou la figure isiaque revisitée par l’opéra », in Isis, Narcisse, Psyché, entre Lumières et Romantisme. Mythe et écritures, écritures du mythe, Actes du colloque (mai 1999), études réunies par Pascale Auraix-Jonchière, Clermont-Ferrand, Presses
caractéristique des Égyptiens dans sa Fuite en Égypte504. À la même époque, Georges Lallemant la représente vêtue d’une cape bleue avec le couvre-chef tsigane dans la Sainte Famille 505 . Citons encore l’exemple de Philippe de Champaigne et sa Fuite en Égypte506 peinte vers 1650, où la Vierge Marie est vêtue en bohémienne, d’un bleu éclatant, montée sur un âne. La couleur bleue associée à la description des Tsiganes deviendra la couleur phare du romantisme et du bohémianisme », lorsque l’imitation du Bohémien, de sa précarité et de son itinérance seront au cœur de l’expérience artistique parisienne.

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Table des matières

Remerciements
Introduction
Première partie : Le mythe du Tsigane dans la musique, de l’Europe aux États-Unis
CHAPITRE 1 : Représentations des Tsiganes et de
leurs musiques dans la presse
américaine
1. 1 – Réception américaine de
l’image du Tsigane migrant venu
d’Orient
1. 2 – Représentations occidentales du Tsigane dans les divertissements aux États-Unis
1. 3 – Les mythes du Tsigane
musicien et de la musique tsigane aux États-Unis
CHAPITRE 2 : Le mythe du Bohémien dans la musique classique et romantique
2. 1 – La musique des Tsiganes, une expression « exotique » ?
2. 2 – Réception de la musique des Tsiganes par les compositeurs occidentaux
2. 3 – Le musicien Tsigane et la formation des compositeurs occidentaux
CHAPITRE 3 : Le mythe du Tsigane dans l’évolution du jazz
3. 1 – Le thème tsigane dans les premiers orchestres de jazz des années 1910 et 1920
3. 2 – Le thème tsigane dans le discours et les compositions des grands jazzmen
Deuxième partie : Le référent tsigane pour définir le jazz américain
CHAPITRE 4 : La note bleue des Tsiganes
4. 1 – Le bleu tsigane
4. 2 – Le Diabolus in Musica tsigane
CHAPITRE 5 : Caractères de l’expression tsigane : de
la musique romantique au jazz
5. 1 – Le rôle de la presse américaine
dans la reconnaissance de
l’expression tsigane dans le jazz
5. 2 – Le « sentiment tsigane », un
référent pour définir le jazz
CHAPITRE 6 : Django Reinhardt « Jazz King »
6. 1 – La réception du Manouche aux
États-Unis à travers la lecture de la
presse américaine
6. 2 – Le jazz du Manouche, une
synthèse des caractères des
expressions tsigane et occidentale
6. 3 – La « note bleue » au coeur de
l’expression de Django Reinhardt
Troisième partie : L’American Gypsy en vient au
jazz
CHAPITRE 7 : Les American Gypsies et le métier de
musicien
7. 1 – Les Tsiganes aux États-Unis au
XIXe siècle dans la presse américaine
7. 2 – Activités économiques tsiganes
et mobilité
7. 3 – L’American Gypsy musicien
CHAPITRE 8 : Orchestres tsiganes dans la ville
américaine : le berceau du jazz
8. 1 – De La Nouvelle-Orléans à
Chicago : un itinéraire saisonnier
8. 2 – Musiciens tsiganes et leurs
familles à New York
8. 3 – Les réseaux des villes et des
salles de spectacle pour les tournées
des orchestres tsiganes aux États-Unis
CHAPITRE 9 : « Gypsy Jazz »
9. 1 – Premiers orchestres tsiganes de
jazz
9. 2 – Harry Horlick et les A. & P. Gypsies
Conclusion
Annexe : textes originaux Sources et bibliographie
I – CORPUS DOCUMENTAIRE
I – 1. Articles anglophones de la
presse américaine
I – 2. Sources complémentaires
II – LITTÉRATURE SCIENTIFIQUE
II – 1. Ouvrages et articles de sciences
sociales
II – 2. Histoire de l’Amérique du Nord
et des migrations
II – 3. Ouvrages et articles spécialisés
à propos des Tsiganes et de la
Bohème
II – 4. Ouvrages et articles spécialisés
à propos de la musique, des arts et
des représentations
III – OUVRAGES ET ARTICLES LITTÉRAIRES
III – 1. Récits historiques et romans
III – 2. Poésie
Table des figures
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