Le Musée National de Colombie
Le Musée National de Colombie a ouvert ses portes au public en juin 1824, après avoir été fondé le 28 juillet 1823 lors du Premier Congrès de la République. Il s’est d’abord implanté dans la Casa Bótanica, aujourd’hui disparue. Après plusieurs emménagements dans d’autres édifices de la capitale, il prend définitivement racines dans la prison de Cundinamarca en 1948, l’édifice étant connu à Bogota sous le nom de Panoptique. Il est déclaré Monument National le 11 août 1975, puis un projet de restauration de l’édifice est mis en place entre 1989 et 2001. Malgré cette restauration, le Musée National souffre de problèmes d’humidité au rez-de-chaussée car il est semi-enterré, ce qui rend la conservation de certains objets exposés compliquée. Le Musée National de Colombie, comme 13 autres musées colombiens, dépend directement du Ministère de la Culture et est par conséquent une institution publique. Il fait également partie de la Red de Museos et abrite en son sein les locaux du Programme de Renforcement des Musées (Programa de Fortalecimiento de Museos) créé en 1974. Le PFM cherche à orienter la politique muséale du pays tout en délimitant ce qu’est un musée de ce qui ne l’est pas. En 2018, le programme estime à 750 le nombre de musées en Colombie et 410 font partie de la Red de Museos. Ils sont ensuite hiérarchisés en quatre groupes, le groupe 1 étant celui des musées ayant le moins de revenus, de collections et de public. Le Musée National de Colombie est bien sûr considéré comme faisant partie du groupe 4. Il comprend dix-sept salles d’exposition permanente et une partie de son espace, au rez-de-chaussée, est destinée à l’accueil d’expositions temporaires. De petites expositions temporaires de moindre format sont également disséminées dans tout l’espace du musée. Entre août 2010 et juillet 2015, ont eu lieu 50 expositions temporaires, dont 13 dans la salle d’exposition temporaire principale. C’est en comptabilisant uniquement ces 13 expositions que l’on arrive au chiffre de 628 886 visiteurs, d’après le Ministère de la Culture colombien. Aussi, le Musée National recevrait environ 300 000 visiteurs par an, dont 20 % de touristes internationaux. Le prix d’une entrée au musée pour un adulte en 2018, expositions permanente et temporaire confondues, coûte 4 000 pesos colombiens (environ 1,10 euros). Jusqu’en janvier 2016, l’entrée pour l’exposition permanente était gratuite pour tous. Cependant, en 2016 également, le Ministère de la Culture avait décidé de baisser de 47 % le budget du musée. Pourtant le Musée National de Colombie est bénéficiaire d’un De l’expression d’inégalités muséales à celles d’inégalités régionales. 29 budget exorbitant en comparaison à d’autres institutions. La salle « Mémoire et Nation », le premier lieu rénové du Musée National de Colombie, aurait coûté la modique somme de 4 000 000 000 pesos (plus d’1 million d’euros)35 . Il s’agit pourtant d’une salle de 341m2 , ce qui n’est pas gargantuesque pour un musée de cette taille, mais dont la rénovation a duré trois ans (2011- 2014). Il existe depuis ces dernières années cette obsession pour la muséographie dite high cost, autrement dit des installations de grande qualité même si parfois le discours muséographique lui, ne l’est pas. En comparaison, le budget annuel assigné aux musées en dehors de Bogota est en moyenne de 100 000 000 pesos (environ 28 000 euros). Les installations du Musée National de Colombie contiennent plus de 28 000 objets distribués au sein de quatre collections : histoire, art, archéologie et ethnographie. En plus de ses expositions, le Musée National cherche à se convertir en sorte de centre vivant, ouvert sur d’autres disciplines et à de nouveaux publics. En moyenne, par mois, le musée propose entre 30 et 50 événements comme des concerts, des tables-rondes, ou des visites guidées sur des thèmes spécifiques. Le Musée National de Colombie possède également un programme d’expositions itinérantes et cherche à amplifier ses projets et services en dehors de Bogota. Entre août 2010 et décembre 2014, 403 631 personnes ont pu bénéficier de ces expositions qui ont été visibles dans 68 municipalités, de 19 départements du pays. A partir de 2003, le Musée National a organisé en tout 194 expositions grâce auxquelles il a pu recevoir plus d’un million de visiteurs dans soixante-etonze villes de Colombie et du monde entier.
Théorisation des mémoires subordonnées
Dans son ouvrage Nation et différence au XIXème siècle colombien45 , l’anthropologue Julio Arias identifie deux trajectoires différentes mais simultanées quant à la construction nationale. En effet, il s’agissait d’être en possession d’une histoire unitaire et cohérente à toute la nation colombienne. Cependant, ce roman national qui devait relier entre elles les histoires de peuples extrêmement différents et au passé colonial dont la blessure était encore béante, a parfois laissé de côté la cohérence pour laisser place à des paradoxes et des fissures. Citant le travail d’Ana María Alonso46 à propos du cas mexicain, qui se laisse appliquer au cas colombien, Arias explique le point suivant : « Alonso […] attire l’attention sur l’ambivalence entre unité et différence, en affirmant que la formation de l’État-nation présente deux projets parallèles : un totalisant, incarné par le nationalisme, dans la scénographie d’un « nous » qui essaie d’englober l’ensemble de la population, et un autre particularisant, que cette auteure étudie à partir de la construction de l’ethnicité, où sont individualisés les groupes sociaux à l’intérieur-même de la nation, permettant ainsi la production de formes hiérarchisées d’imaginer le peuple » 47 . Si Ana María Alonso étudie cette différenciation de l’Autre à partir du facteur de l’ethnicité, ce dont il sera également question dans cette étude à travers les groupes indigènes et afrodescendants, l’hétérogénéité de la nation était/est également marquée par une différentiation de classe et de sexe. C’est pour cette raison que nous aborderons également dans cette souspartie les mémoires des classes populaires et des femmes. Au sein de la muséographie du Musée National de Colombie, nombreux sont les exemples qui matérialisent cette double construction de la nation. Il ne s’agit pas ici de condamner le Musée National mais de rendre compte du caractère permanent de la muséographie d’une telle institution publique. En effet, il est très difficile de changer en profondeur l’idéologie d’un musée lorsque des gouvernements de différentes sensibilités politiques se succèdent rapidement. C’est pour cette raison que, sur bien des points, le Musée National de Colombie, et bien que cela soit en train d’évoluer avec sa rénovation, est un rapporteur du roman national de la seconde moitié du XIXème siècle. Les représentations des groupes sociaux et ethniques précédemment cités sont donc issues de cette époque de construction nationale. Aujourd’hui, elles semblent loin d’être appropriées pour ce musée qui se veut être celui « de tous les Colombiens » 48 . a) Les mémoires indigènes. Le Musée National de Colombie possède au sein de sa collection de nombreux objets venant des communautés indigènes de la Sierra Nevada de Santa Marta. Dans cet espace montagneux situé sur la côte caribéenne, se trouvent encore des communautés qui ont gardé leur mode de vie presque intact. Nous pouvons citer parmi eux les koguis, les arhuacos ou les wiwas. Ils vivent dans des resguardos indígenas qui sont des institutions légales et sociopolitiques à caractère spécial. Un resguardo indígena peut être conformé par une ou plusieurs communautés indigènes qui possèdent un titre de propriété collectif, ce qui leur garantit la propriété privée (Artícle 21, décret 2164 de 1995). Selon l’article scientifique de Wilhelm Londoño intitulé « Espíritus en prisión : una etnografía del Museo Nacional de Colombia » les objets exposés au musée sont considérés par ces peuples comme des esprits et ceux-ci seraient emprisonnés. Cela a donc amené des revendications de la part de ces communautés en 2011. Ironie pure lorsqu’on sait que le Musée National fut véritablement une prison, une des premières construite sur le modèle du panoptique, cette architecture carcérale inventée par Jeremy Bertham et mise en œuvre à Bogota par Thomas Reed. Selon son théoricien, le panoptique serait comme
« Introduire une réforme complète dans les prisons, s’assurer de la bonne conduite actuelle et de l’amendement des prisonniers, fixer la santé, la propreté, l’ordre, l’industrie, dans ces demeures jusqu’à présent infectées de corruption morales et physiques, fortifier la sécurité publique en diminuant la dépense au lieu de l’augmenter, et tout cela par une simple idée d’architecture, tel est l’objet de mon ouvrage »
Les mémoires afro-descendantes. Jusque dans les années 1990 en Amérique latine, les revendications indigènes invisibilisent les mémoires d’autres communautés par leur médiatisation. Si l’on doit comparer les mémoires indigènes et afro-descendantes, il s’agit de deux trajectoires inverses. On constate chez les communautés indigènes colombiennes la conscience d’une altérité radicale ce qui leur permet de revendiquer des droits sous l’étiquette d’ethnie. Dans les cas des populations noires et métisses, il y eut création d’une « communauté ethnique ». Conscients de leurs différences en termes de croyance, de tradition et de culture, en comparaison au reste de la population, ils s’inspirèrent des combats menés plus tôt par les communautés indigènes. Cependant le terme d’afro-descendant est irrémédiablement lié au colonialisme et à l’esclavage puisqu’il définit une personne n’étant pas née en Afrique mais qui en possède les origines et les traits physiques, même s’ils sont infimes. Selon le dernier recensement du DANE datant de 2005 il y aurait 10,62 % de population afro-descendante en Colombie, chiffre qui d’après la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL) serait erroné, en conséquence d’une catégorisation inadaptée, et serait plutôt de l’ordre de 20 %. En 2001, le 21 mai a été instauré comme Jour de l’Afrocolombianité grâce à la Loi 725. Il s’agit d’un hommage à l’abolition de l’esclavage, proclamé le 21 mai 1951 par le gouvernement de José Hilario López. Le souci d’intégration force à l’oubli comme l’écrit très poétiquement Frantz Fanon : « L’esclavage ? On n’en parlait plus, un mauvais souvenir. Ma prétendue infériorité ? Une galéjade dont il valait mieux rire. J’oubliais tout, mais à condition que le monde ne me dérobât plus son flanc » 59 . Mais à l’inverse, il existe ce danger de la mémoire ravivée qui est formulé par Charles S. Maier, ce serait « l’excès de mémoire »60. Cela reviendrait à construire son identité à partir de la victimisation de sa communauté, ce qui sur le long terme serait un obstacle au « vivre ensemble ». L’Afro-colombien est sans-cesses renvoyé à son passé d’esclave au sein de la muséographie du Musée National. On fait appel à l’afro-descendance une seule fois dans toute l’exposition permanente, au premier étage, au sein de la salle « Nouveau Royaume de Grenade, 1550-1810 ». Effectivement, l’esclavage fait partie de la construction de la nation et il est indéniable qu’il doit être mentionné au sein du Musée National de Colombie. On échappe donc à un processus d’oubli volontaire. Cependant, l’articulation qu’on lui donne avec des pièces de l’Empire de Philippe II, les arts de la ContreRéforme et l’Expédition Botanique est problématique. Alors qu’on présente des objets d’art de l’élite espagnole, ce sont des masques de cérémonie importés de l’ouest africain des nnées 50 qui « représentent » les afro-descendants. Premièrement, ce que l’on expose ici c’est l’Afrique et non l’afro-colombianité. La symbolique d’un non-mélange est forte. Deuxièmement, à armes inégales, on présente des objets d’ornement lors de cérémonies religieuses qui ne sont pas voués à être exposés dans un musée face à des peintures académiques. Le spectre du colonialisme vole sur cette salle du Musée National qui est désormais fermée au public pour cause de rénovation. L’afro-colombianité est pourtant un thème exploité par le musée grâce à son Programme d’Expositions Itinérantes par lequel, de 2011 à 2017, était montrée l’exposition photographique « Afrocolombianos: la libertad y sus rutas » dans pas moins de huit villes colombiennes.