Le mur dans le miroir
L’encampement de l’immigration, une échelle européenne
Les centres de rétention administrative présentent des caractéristiques qui les rapprochent du milieu carcéral (la privation de liberté prolongée dans un environnement sous surveillance) mais aussi des dispositifs de tri spécifiquement dédiés à la gestion de la mobilité des étrangers migrant sans autorisation. La coopération européenne dans la régulation de l’immigration investit dans un processus d’externalisation de ses frontières dans les pays de la rive sud de la Méditerranée comme dans les pays de départ «en déployant moyens navals, policiers, judiciaires, juridiques, de propagande, en faisant appel aux barrières électroniques, et à des banques de données, en installant en collaboration avec une série de pays tiers, tout un système de camps de détention pour migrants» (Basso 2016 : 182). Situés aux frontières extérieures de l’Union Européenne comme au sein des territoires nationaux, cet ensemble de camps se définit par la liminarité «en tant que mise en attente à l’écart de la société», de «quarantaine» de «suspension» ou «d’assignation au provisoire» (Agier 2012 : 76) et travaille à filtrer les personnes entre deux catégories «régularisables» et «expulsables». Les «régularisables» sont orientés vers d’autres dispositifs de prise en charge. Des «expulsables», une part sera sujette à l’expulsion immédiate, les autres entrant (ou restant) dans un espace marqué par le possible de leur expulsion, ce que DeGenova appelle leur «deportability» (2010 : 5). L’étranger illégalisé est ainsi poursuivi par le «fantôme» du camp, (Bernardot 2009 : 117) qui existe par la conscience du possible de s’y trouver confiné, à tout 6 moment, par le déploient d’une séquence d’évènements qui échappent à son contrôle. Ce possible de la détention administrative («detainability»), avec son acolyte du possible, la déportation administrative («deportability» dite «éloignement» dans la langue de la loi) sont déterminants du statut de l’étranger illégalisé dans la typologie dressée par DeGenova1. Exclu des régimes de droits et de protection sociale, légal ou de travail, des systèmes éducatifs et de formation et soumis au possible d’interpellation policière (au travail, dans les transports ou espaces publics, sur dénonciation, etc.) il se transforme en objet d’utilité politique et économique, autant comme force de travail exploitable que motif de cohésion nationale «nativiste» : un ennemi contre qui se solidariser en temps de crise (2010 : 47). Parmi les déclinaisons des camps d’étrangers sur le territoire français2, les CRA sont conçus comme le camp «final» (à l’instar des Deportation Centers au Royaume-Uni, Centres Fermés belges, CIE espagnols). C’est le lieu du confinement des personnes – parvenues au terme de leurs processus de régularisation, refoulées du droit de le faire, ou irrégularisées suite à des changements de leur vie personnelle ou des incidences extérieures (modification des législations) – visées d’une ordonnance administrative d’obligation de quitter le territoire (OQTF). Leur internement revient alors à les «maintenir à disposition» de l’administration qui prépare leur «éloignement effectif». De nombreux chercheurs (De Genova, Le Courant, Makaremi, Rodier, Scurbia, Tassin) qui se sont intéressés aux conséquences de l’internement administratif démontrent que l’objectif officiel – de «vider» les espaces nationaux d’étrangers irrégularisés n’est nullement accompli : seulement 45%3 des personnes détenues en CRA sont effectivement expulsées. De ces 45%, la moitié sont expulsés vers un autre pays européen estimé «responsable» de leur séjour selon les conventions européennes. Les autres seront relâchées au terme légal de la rétention, «libres d’être clandestins». Si l’on s’en tient à l’objectif annoncé (de «vider» l’espace national de ceux qui n’ont pas le droit d’y séjourner) ce système présente donc une certaine absurdité économique dans une période de «crise» et de coupures budgétaires. Pour Claire Rodier (2012) ceci s’explique par un écart majeur entre l’intentionnalité officielle de ces camps – et leurs pratiques réelles et donc leur fonction sociale…
Un laboratoire des CRA sous leur forme moderne
L’évolution du droit des étrangers serait passé «d’un système d’exclusion radicale – dans lequel l’étranger est privé de tout droit – à un système dans lequel l’exclusion restant le principe, ses effets sont atténués par la reconnaissance plus ou moins étendue d’un certain nombre de droits» (LOSCHAK 1982 : 173). L’inclusion par l’exclusion. Au regard historique, la ville de Marseille est intéressante puisqu’elle fut le foyer de l’invention du Centre de Rétention Administrative sous sa forme contemporaine4. C’est avant tout une histoire coloniale, qui prend forme dans le contexte qui ensuivit la libération de l’Algérie. Le port de Marseille fut le principal lieu de passage de centaines de milliers de personnes aussi bien arrivant depuis l’Algérie (les rapatriés) que partant en Algérie (les travailleurs algériens établis en France), dans un premier temps dans des quantités relativement équivalentes – il y eut même des vagues de peur chez les industriels de ce qu’une pénurie de «musulmans d’Algérie» n’allait affecter l’économie métropolitaine s’appuyant pour beaucoup sur leur force de main d’œuvre. Cependant, dès l’automne 1963, les flux commencèrent à se faire de plus en plus nombreux dans le sens Algérie-France (et ce en vertu de la libre-circulation entre les deux pays signée à Evian). Le bureau des «affaires musulmanes» de la préfecture, travaillant à la surveillance et la répression des «français musulmans d’Algérie» pendant la guerre furent réorientés dans le contrôle de l’immigration des «travailleurs algériens». Ceci se fit notamment par l’instauration d’un tri effectué sur le quai de débarquement au port, sous le couvert de motifs sanitaires opéré par un médecin de l’ONI (Organisation Nationale de l’Immigration) écartant les immigrés jugés «inaptes» au travail. Le second public de cette «ventilation» était celui plus classiquement concerné par le bureau des Affaires Musulmanes, les algériens déjà installés en France suspectés de porter menace à l’ordre public (ou à la place sociale subalterne à laquelle ils étaient assignés) les repris de justice, les personnes jugées «inactifs», «oisifs», et celles considérées «insubordonnées» (soit toute personne revendiquant le respect de ses droits). Les interpellations se déroulaient sur les lieux de travail, suite à des convocations à se rendre auprès des autorités de police ou dans l’espace public d’abord marseillais puis s’étendant à l’ensemble du territoire national. Le contrôle au faciès et la détention «préventive» étant des pratiques extensivement usitées pendant la guerre d’Algérie, elles furent facilement poursuivies dans l’après-guerre.
Normalisation des CRA : relocalisation dans un batîment spécifique signé Bouygues
Mais recentrons l’attention sur Marseille. Après 44 ans de service dans le hangar d’Arenc, le centre de rétention fut déplacé dans des locaux construits spécifiquement à cet usage par Bouygues Immobilier – au coût de 14,4 millions d’euros. Pour l’anecdote, au parloir du CRA un homme nous raconta, très amer, que dix ans plus tôt, employé de manière dissimulée par une entreprise de soustraitance du BTP, il avait peint ces mêmes murs sans savoir ce qu’il peignait8. Le CRA de Marseille est situé dans le quatorzième arrondissement, boulevard des Peintures, discret bâtiment orange crevette situé sous une bretelle de l’autoroute A55 en direction aéroport de Marignane, à cinq minutes du port passager d’Arenc (pour les départs en bateau vers le Maghreb) . Le terrain sur lequel il est bâti appartient à la Direction Zonale de la Police aux Frontières (PAF). Dans l’enceinte se trouvent également les locaux de la PAF (dont les cellules de retenue9), des brigades spécialisées dans la police des transports (chemin de fer, aéronautique) ainsi qu’un pôle d’analyse des données relatives aux flux migratoires (CCOZ : Cellule de Coordination Opérationnelle Zonale) et enfin une brigade spécialisée dans le «démantèlement des filières d’aide à l’immigration irrégulière», des «structures économiques employant des étrangers irréguliers» et les réseaux de fabrication des faux-documents. Si ces informations sont précisées sur la page internet de la Direction Zonale de la PAF10, une autre structure dont il n’est pas mention sur internet est installée sur le site : la Zone d’Attente (ZA). Peut-être l’exemption de notification de la ZA sur internet vient de ce que cette structure appartient à un régime de droit particulier qui le définit comme étant hors du territoire national spécifié dans le confinement des étrangers interpellés «sur la frontière». L’invisibilisation accrue de ces espaces s’explique par la construction juridique selon laquelle elles ne sont pas considérées comme étant en France
Introduction |