Le Monomotapa au XVIe siècle

Le Monomotapa au XVIe siècle

Création d’une identité nationale au Zimbabwe dans les années 1980

Dans les années 1980, l’étude de l’histoire du Zimbabwe présente un enjeu politique important : il s’agit de prouver que la nation noire zimbabwéenne a un long et glorieux passé, capable à la fois de légitimer la prise de pouvoir par les Noirs et l’éviction du gouvernement blanc ségrégationniste de Ian Smith et en même temps de cimenter idéologiquement les différents habitants peuplant le territoire de Zimbabwe, c’est-à-dire de construire une identité nationale. C’est le point de vue exprimé par l’historien H. Jaffe : [Dans les années 1960-1970 les nationalistes zimbabwéens] ont fait ressurgir les civilisations du passé pour tenter de combattre la mentalité d’esclave, due au « complexe d’infériorité » découlant de la conquête, au racisme et à l’endoctrinement des Blancs et à la surexploitation. Les niveaux élevés de réalisation culturelle atteints par ces civilisations ont été révélés à des millions de prolétaires africains pour la première fois et ont donné à leurs désirs et à leurs aspirations un sentiment nouveau d’estime personnelle, de dignité et d’organisation. La population a commencé à comprendre qu’elle avait pour origines des sociétés aussi riches et importantes que celles de leurs maîtres112 . De même qu’au Ghana ou au Mali, l’un des premiers gestes des nationalistes noirs arrivés au pouvoir a été de nommer leur pays en référence à un lointain passé, auréolé d’un certain prestige. Ils utilisent ainsi les ruines de Grand Zimbabwe comme symbole d’un passé national. Les aigles sculptés à Grand Zimbabwe figurent sur le nouveau drapeau, ainsi que sur les pièces de monnaie. L’histoire de la région sert même à justifier les choix politiques du pouvoir noir : pour certains intellectuels, tels K. Mufuka, l’organisation sociale à Grand Zimbabwe aurait préfiguré le « socialisme » mis en place par le gouvernement zimbabwéen.Le pouvoir noir nouvellement arrivé au pouvoir au Zimbabwe tente aussi pour s’assurer d’une base sociale de s’appuyer sur l’identité ethnique, notamment celle des Shona. Pourtant on trouve aujourd’hui des groupes shona dans plusieurs pays : Zimbabwe, Mozambique, Zambie et Botswana. De plus ils ne forment pas de véritable unité culturelle puisqu’officiellement ils continuent d’être divisés en six tribus : Kalanga, Karanga, Ndau, Manyika, Korekore, Zezuru . Enfin les Shona ne représentent qu’une fraction du peuple imbabwéen, d’ailleurs 16 langues officielles sont actuellement reconnues sur le territoire zimbabwéen. Figure 8. Carte des groupes linguistiques au Zimbabwe Comme l’un des plus éminents historiens du Zimbabwe, D. Beach, le sous-entend avec le nom qu’il donne à son ouvrage, The Shona and Zimbabwe, l’histoire de la région se résume en quelque sorte à celle du peuple shona, sorte de proto-nation zimbabwéenne. Selon lui, les Shona – Age du fer tardif – seraient arrivés vers 900 dans le sud du plateau et vers 1100 dans le nord et leur culture se distinguerait de celle du Premier âge du fer par la plus grande importance accordée à l’élevage115. Du XIe au XVe siècle, plusieurs cultures différentes appartenant à cet Age du fer tardif se distinguent : au sud-ouest la culture Leopard’s Kopje, la culture Gumanye au sud, au centre du plateau la culture Harare et la culture Musengezi au nord-ouest vers 1210116 . Mais surtout ils seraient à l’origine de la construction de Grand Zimbabwe et auraient fondé le Monomotapa, unis par une même langue, même si plusieurs dialectes coexistaient.

 La très lente déconstruction de la légende de Salomon Il y a quelques mois le journal

Le Monde a publié un article intitulé « L’ombre de la reine de Saba plane sur le Zimbabwe ». Le journaliste Hubert Prolongeau tient les propos suivants : Depuis des lustres, la ville de la reine de Saba, grand amour du roi Salomon, souveraine d’un richissime royaume, fait fantasmer les explorateurs. […] Où est la mythique cité ? En Ethiopie, où le négus prétend encore descendre de la légendaire reine ? Au Yémen ? Ou au Zimbabwe, comme l’a cru l’explorateur allemand Karl Mauch, en découvrant, le 5 septembre 1871, les fabuleuses ruines du Grand Zimbabwe108 ? Il peut sembler fort étonnant qu’au XXIe siècle, un journal réputé pour son « sérieux » relate une vieille légende, celle de Salomon et de la reine de Saba, sans le moindre doute critique. En réalité si à partir des années 1930 l’on commence à admettre que les ruines de Grand Zimbawbe sont d’origine indigène, en revanche l’on continue longtemps à penser que l’or du temple de Salomon a été importé de l’arrière-pays de Sofala. Il faut en fait attendre les dernières décennies du XXe siècle pour que certains archéologues travaillant sur l’Antiquité au Moyen-Orient cessent d’interpréter systématiquement les résultats de leurs fouilles à l’aune du texte biblique et considèrent la Bible non comme le produit d’une révélation mais comme celui d’une imagination humaine, inscrite dans un certain contexte historique. Pour les archéologues I. Finkelstein et de N. A. Silberman, c’est au VIIe siècle à Jérusalem, alors capitale du royaume de Juda, que de nombreux textes historiques de la Bible sont codifiés et composés, notamment l’histoire des rois David et Salomon supposée se dérouler au Xe siècle et qui décrit un âge d’or pendant lequel le peuple d’Israël obéit à Dieu et est rassemblé dans un royaume unifié et riche. Or la documentation archéologique indique qu’au Xe siècle, le peuple israélite était divisé en deux royaumes, celui d’Israël au nord et celui de Juda au sud. Ce dernier, situé 108 « L’ombre de la reine de Saba plane sur le Zimbabwe », article du journal Le Monde, Hubert Prolongeau, 25.11.2015. 43 dans une région peu fertile était alors peu peuplé. David à la tête du royaume de Juda ne pouvait donc être le souverain d’un grand empire et Salomon, son fils, n’a pu construire un temple majestueux dans Jérusalem. Toujours selon ces archéologues, la Bible est ainsi créée pour servir d’instrument de propagande politique, à un moment – le VIIe siècle – où un développement économique de la société israélite, grâce à une intensification des échanges avec les Arabes, a permis la formation d’un véritable Etat ayant besoin d’une religion nationale pour servir de ciment idéologique à la société109 : L’objectif des auteurs [de la Bible] est d’exprimer des aspirations théologiques, et non de brosser d’authentiques portraits historiques. L’histoire deutéronomiste sert de pilier central à une puissante vision, propre au VIIe siècle, d’une renaissance nationale qui ambitionne de réunir un peuple dispersé et peu enclin à guerroyer, de prouver aux Israélites qu’ils ont déjà vécu l’expérience d’une histoire mouvementée sous l’intervention directe de Dieu. A l’instar du récit des patriarches, des sagas de l’Exode et de la conquête, l’épopée de la glorieuse monarchie unifiée était une brillante composition, tissée à partir de légendes, de chansons de geste des temps anciens, en vue de présenter un ensemble prophétique cohérent, propre à convaincre le peuple d’Israël du VIIe siècle av. J. C110 . Concernant la légende de la reine de Saba et celle des mines d’Ophir, pour I. Finkelstein et de N. A. Silberman il s’agit peut-être du reflet d’un commerce lucratif se déroulant au VIIe siècle entre les régions méditerranéennes et la péninsule arabique et dont l’axe majeur passe au sud du royaume de Juda111. La vision de richesses provenant des contrées du Sud aboutit à la formation du mythe de la reine de Saba et des mines d’Ophir. Tout aussi symbolique est le fameux temple construit par Salomon avec l’or offert par la reine de Saba provenant de ces mines. D’ailleurs les fouilles archéologiques n’ont pu mettre en évidence aucune trace d’un temple construit à Jérusalem au Xe siècle.

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Grand Zimbabwe, une origine indigène peu à peu admise

R. N. Hall et W. G. Neal, deux archéologues mandatés par C. Rhodes pour fouiller Grand Zimbabwe, concluent en 1904 que ce sont des migrations de groupes blancs étrangers qui auraient construit les immenses enceintes en pierre du site. D’abord des Arabo-Sabéens, Sémites du sud de la péninsule arabique100, remplacés ensuite par des Phéniciens et enfin par des Arabes. Leur culture aurait ensuite périclité, avec l’invasion successive de peuplades noires : Leur cohésion fut complètement détruite, et leurs arts et leurs industries entièrement oubliés pendant quatre siècles de persécution et d’esclavage. A tel point que l’image qu’ils donnent aujourd’hui n’est qu’une pâle copie de leur glorieux passé […]101 . Le sang des Shona, populations noires de l’époque contemporaine, contiendraient des traces de celui des anciens migrants blancs. C’est pourquoi malgré leur apparente décadence et leur misère actuelle, ils auraient tout à gagner au contact d’une nouvelle civilisation blanche, i.e. les Britanniques, car elle leur permettrait de regagner leur splendeur passée : il y a chez eux « des traces de leur splendeur passées, des restes de connaissances oubliées, […] une force potentielle que le contact avec la civilisation de l’homme blanc révèlera […]102 ». L’interprétation de R. N. Hall et W. G. Neal ayant suscité des débats, la British Association for the Advancement of Science sponsorise deux expéditions, celle de D. R. MacIver puis celle de Getrude Caton-Thompson en 1929. Cette dernière, épaulée par deux assistantes, fait usage pour la première fois de photographies aériennes pour l’archéologie de l’Afrique australe. En affirmant que Grand Zimbabwe est d’origine africaine, elle va à l’encontre de l’opinion commune et par conséquent de la justification idéologique du colonialisme. Elle est suivie par des archéologues amateurs comme J. F. 100 Hall, 1987, p. 6. 101 « Their cohesion was so completely destroyed, and their past arts and industries so entirely forgotten during four centuries of persecution and slavery, that what is seen of them today is but a sorry picture of a past glory […] », Hall, 1904, p. 123. 102 « […] some traces of their former days of enlightenment, some germs of a forgotten knowledge, […] a latent force that, with contact with the civilization of the white man, may cause theme to awake […] », Hall, 1904, p. 123. 41 Schofield et P. W. Laidler dans les années 1930103, puis par des professionnels comme R. Summers et K. Robinson qui débutent en 1947 un programme de fouilles104 . Malgré cela jusque dans les années 1970 les autorités de Rhodésie du Sud refusent d’admettre l’origine indigène des édifices en pierre datant de la période précoloniale105 . Dans les années 1960 avec la décolonisation, l’historiographie de l’Afrique opère un tournant. De nombreux historiens, en particulier africains, cherchent à souligner le glorieux passé des Noirs. Ainsi en 1972, J. Ki Zerbo affirme dans son Histoire de l’Afrique noire que ce sont bien des Noirs qui ont fondé les ruines de Grand Zimbabwe : Ce royaume [de Grand Zimbabwe] qui était assez bien organisé pour élever des constructions si imposantes dont on dit qu’elles ont demandé autant de travail que les pyramides d’Égypte, était le royaume noir, dit du Monomotapa, connu très tôt en Europe, grâce aux Portugais106 . L’historien mélange – comme avant lui A. Wilmot – la société qui est à l’origine des ruines retrouvées à Grand Zimbabwe et le Monomotapa. Il insiste surtoutsur la magnificence de Zimbabwe : On peut se demander si les restes des modestes bâtisses de la vallée ne sont pas les ruines d’un grand quartier commerçant, si la gigantesque forteresse de l’Acropole n’est pas le quartier militaire chargé d’empêcher la pénétration des éléments étrangers vers l’intérieur. Chargé aussi de protéger le temple où l’on célébrait le culte mystérieux du roi divin, mais peutêtre aussi le culte du dieu de l’or107 … Dans cette description, la comparaison est explicite avec les grandes civilisations méditerranéennes grâce à des termes comme « Acropole ». Il s’agit aussi de souligner le caractère autochtone de cette civilisation vierge de tout « élément étranger », de montrer  puissance de l’État gouverné par un « roi divin » et sa richesse, puisque l’or lui-même aurait fait l’objet d’un culte. 

Table des matières

Introduction
I. Les sources sur le Monomotapa du Xe
au XVIIIe siècle
A. Le Bilad as-Sofala dans la géographie arabe du Xe
au XVe siècle
B. La description du Monomotapa au XVIe
siècle, un succès éditorial .
C. Le problème des sources écrites portugaises
D. La Renaissance, révolution des mentalités et mode de pensée médiéval
E. Les bons sauvages du Monomotapa au XVIe
siècle
F. Fin XVIe-XVIIIe
siècle, de la fascination à la critique du despotisme.
G. Les traditions orales sur les origines du Monomotapa.
II. Historiographie de « l’empire » du Monomotapa
A. Les mines de Salomon à l’époque coloniale
B. Grand Zimbabwe, une origine indigène peu à peu admise
C. La très lente déconstruction de la légende de Salomon .
D. Création d’une identité nationale au Zimbabwe dans les années
E. L’historiographie lusophone depuis la chute du régime de Salazar
III. L’affaiblissement du Mwene Mutapa par les conquêtes portugaises
A. Le commerce aux mains des marchands swahili .
B. Les sociétés africaines de l’intérieur
C. L’expansion maritime portugaise à la fin du Moyen Age
D. La construction de la forteresse de Sofala .
E. L’échec de l’expédition de Francisco Barreto
F. Enrichissement des Portugais et esclavage des Noirs
G. Le Mwene Mutapa échappe à la domination politique portugaise
IV. Le Mwene Mutapa, empereur ou simple roitelet ?
A. Les Etats ont une histoire .
B. Le « despotisme » africain : un chef vaniteux et charismatique
C. Un morcellement politique extrême
D. Les tributs, impôts ou pots-de-vin ?
E. Pouvoir et culte des ancêtres
F. Armée ou milices tribales ?
G. Différentes justices coutumières
H. Commerce et pouvoir politique
I. Système généralisé de patronage, absence de classes sociales
Conclusion
Chronologie
Liste dynastique
Bibliographie

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