LE MONDE IRANIEN ORIENTAL ENTRE LE IIIe/IXe ET LE IVe/Xe SIÈCLES

LE MONDE IRANIEN ORIENTAL
ENTRE LE IIIe/IXe ET LE IVe/Xe SIÈCLES

La légitimation du pouvoir chez les premières dynasties de l’Est musulman

Vers une autonomie gouvernementale des provinces orientales

Le IIIe /IXe siècle marqua un tournant fondamental dans l’administration des provinces orientales du califat : en effet, c’est à cette époque que le rapport tributaire avec les populations du Khurasan et des régions limitrophes s’achève et que des dynasties locales s’affirment comme partie prenante de la scène politique. À l’issue de nombreuses révoltes qui ont éclaté dans l’Est du califat et généralement inspirées de l’action d’Abū Muslim (m. 137/775), ce fut la répartition des territoires entre les deux fils du calife Harūn al-Rašīd (170- 193/786-809), al-Amīn et al-Maʾmūn, qui a permis de jeter les bases pour une autonomie de facto des provinces orientales.228 Les Tāhirides Entre 205/821 et 259/873, un commandant militaire d’origine iranienne, Ṭāhir b. Ḥusayn, et quatre de ses descendants furent successivement nommés gouverneurs du Khurasan par le calife. 229 Cela constitua sans doute une rupture dans la tradition administrative califale, puisque, pour la première fois, le principe dynastique fut adopté comme critère de succession des gouverneurs.230 Cependant, les questions du degré d’indépendance des Tāhirides et de leur contribution effective aux processus de fragmentation du califat font encore l’objet d’un débat chez les historiens.231 Sans entrer dans cette discussion, nous nous limiterons ici à évoquer deux évènements significatifs qui se produisirent sous le gouvernorat du Tāhiride ʿAbd Allāh (213-230/828- 844) et qui étaient destinés à avoir des conséquences de longue durée : le premier ce fut le déplacement du centre du pouvoir de Merv ‒ capitale du Khurasan depuis la conquête arabe au Ie /VIIe siècle ‒ à Nīšāpūr qui resta le centre nerveux de la vie politique et culturelle de la région au moins jusqu’à l’époque seljuqide. Le deuxième consista en la cession du contrôle de la Transoxiane à la famille des Sāmānides. Cette région jouait un rôle très important dans l’économie du califat, en permettant les échanges commerciaux avec l’Asie centrale et, en particulier, l’approvisionnement des esclaves turcs (mamlūk ou ġulām) qui composaient la garde militaire du calife.232 Chargés de la défense des frontières et des routes commerciales menacées par les Turcs des steppes, mais aussi de l’interaction avec les pouvoirs locaux, les membres de la famille sāmānide devinrent à leur tour des alliés fidèles du calife et consolidèrent leur pouvoir en Transoxiane.

Les Saffārides 

L’étape ultérieure du morcellement de la zone orientale du califat est constituée par l’affirmation des Saffārides dans le Sistan. 234 Le fondateur de cette lignée, Yaʿqūb b. Layṯ, était le chef d’un groupe de ʿayyārs qui s’étaient mobilisés dans cette région pour combattre le mouvement des kharijites. 235 En 247/861, il fut proclamé amīr du Sistan et, après avoir élargi son pouvoir à travers des campagnes militaires dans les régions du Ruḫḫaj, du Zamīndāvar et du Zābulistān, il se prépara à attaquer le Khurasan. 236 L’entrée de Yaʿqūb à Nīšāpūr en 259/873 détermina la chute des Tāhirides en Orient. En outre, l’armée saffāride continua son avancée en direction de l’Iraq : sous la menace d’une invasion imminente de Bagdad, le calife al-Muʿtamid émit un diplôme d’investiture qui accordait à Yaʿqūb la quasitotalité des provinces orientales, mais il révoqua aussitôt ce mandat après la défaite du Saffāride par l’armée califale en 262/876. 237 Cet épisode montre bien comment les investitures califales pouvaient être dictées par des raisons de Realpolitik et servir à reconnaître un pouvoir déjà consolidé dans les faits ou encore à contrer une menace à la stabilité de l’autorité centrale. Le frère de Yaʿqūb, ʿAmr, qui lui succéda en 265/879, montra une attitude plus conciliante envers le calife. Après de nombreuses campagnes contre des commandants militaires locaux, il réussit à rétablir le pouvoirsaffāride sur le Khurasan en 283/896, et, deux ans plus tard, alMuʿtaḍiḍ confirma son investiture sur le Sistan, le Khurasan, l’Iran occidental et le Sind et ajouta pour la première fois à ces territoires la Transoxiane. 238 L’État saffāride était à son apogée, mais ʿAmr souhaita rendre effectif son pouvoir sur la Transoxiane à travers l’affrontement militaire avec Ismaʿīl b. Aḥmad qui s’était entre-temps affirmé à la tête de la famille sāmānide. Dans la bataille qui eut lieu aux environs de Balkh en 287/900, ʿAmr fut rapidement capturé par Ismaʿīl et envoyé à Bagdad, où il fut exécuté en 289/902. 

Les Sāmānides Ismaʿ

īl est considéré comme le fondateur de l’État sāmānide : à la suite de sa victoire sur ʿAmr b. Layt, le calife al-Muʿtaḍid lui accorda une patente d’investiture sur un territoire immense, s’étendant de Rayy au Ferghana et du Khwarazm jusqu’aux frontières indiennes.239 Ainsi, Ismaʿīl se transforma de gouverneur de la province périphérique de Boukhara en souverain d’un territoire qui faisait la taille d’un empire. Les Sāmānides ne payèrent jamais de tribut, mais ils continuèrent de manifester leur respect au calife sous la forme de cadeaux et d’esclaves. Bien que leur État fût formellement rattaché au califat, il prit rapidement la forme d’une entité politique parallèle. Sa capitale Boukhara devint une seconde Bagdad et l’administration des provinces fut basée sur un système de gouverneurs régionaux (dans les villes de la Transoxiane et du Khurasan) et de pouvoirs vassaux (ex. les Bānijūrides du Ḫuttal, les Farighūnides du Jūzjān, etc.).240 Un tel modèle étatique était clairement inspiré de celui du califat ʿabbāside, mais Ismaʿīl et ses descendants récupérèrent aussi certaines pratiques liées aux anciennes traditions royales sogdienne et iranienne, tout en réalisant une synthèse culturelle destinée à être perpétuée par les dynasties qui leur succédèrent.

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Les stratégies de légitimation du pouvoir 

Le mythe des ancêtres Les dynasties qui, à partir du IIIe /IXe siècle, affirmèrent leur pouvoir dans les territoires iraniens étaient parfois d’origine obscure ou assez modeste, à l’exemple des Saffārides, issus d’une famille de chaudronniers, ou des Ghaznavides, descendants d’un esclave militaire affranchi (4.1.1). Cependant, les chroniqueurs et poètes s’efforcèrent de créer des connexions généalogiques de ces lignées avec la noblesse arabe ou, plus fréquemment, avec des personnages de la tradition épique iranienne, tout en inaugurant une pratique qui restera très répandue en Iran aux époques médiévale et moderne.245 Ainsi, au moment de leur apogée, les Tāhirides vantaient une double descendance du clan arabe de Ḫuzāʿa et du héros iranien Rustam ; 246 les Saffārides se rattachaient à la lignée des souverains d’Iran qui s’etend du légendaire Jamšīd jusqu’aux Sassanides ; 247 alors que le noble ancêtre des Sāmānides, investi du titre local de Sāmān ḫudā, était censé descendre du commandant Bahrām Čūbīn qui usurpa le trône sassanide en 590.248 Ce procédé de construire des généalogies fictives était devenu si commun à l’aube du V e /XIe siècle que les dynasties de souche turque qui prirent le pouvoir en Iran à partir de cette époque n’hésitèrent pas à affirmer, elles aussi, une descendance des figures légendaires de l’Iran ancien. En particulier, le clan du fondateur de la lignée ghaznavide, Sebüktigīn, serait issu d’une branche de l’ancienne monarchie iranienne installée dans les steppes turques.249 Les Qarakhanides et les Seljuqides, quant à eux, faisaient remonter leurs origines à Afrāsiyāb, le roi légendaire du Tūrān dans le Šāhnāma, en mélant des traditions liées à l’épique iranienne à des légendes steppiques. 250 Finalement, la dynastie des Ghūrides, originaire d’une région montagneuse et isolée au centre de l’Afghanistan, se rattacha a posteriori à la figure de Żaḥḥāk, décrit comme un souverain monstreux et oppresseur dans le Šāhnāma.

La « caliphal fiction » 

Sous la définition de « caliphal fiction », Bosworth désigne la pratique d’après laquelle les dynasties orientales étaient formellement soumises à Bagdad et recevaient une délégation de pouvoir de la part du calife, tout en agissant dans la réalité comme des gouvernements indépendants.252 Cette pratique avait été forgée sur la base des protocoles en usage dans les différentes provinces du califat et était désormais perfectionnée à l’époque des Sāmānides.Elle prévoyait l’envoi d’une patente d’investiture (ʿahd ou manšūr) et d’un étendard (ʿalam ou liwāʿ) ‒ souvent assortis d’une épée et d’une robe d’honneur (ḫilʿa) ‒ de la part du calife qui demandait en échange la mention de son nom dans les émissions monétaires et dans le sermon du vendredi (ḫutba).253 Ce rapport se manifestait également dans des échanges de cadeaux et dans la titulature : le souverain « délégué » était dit mawlà « client », walī « ami », nāṣir « support », etc. du « Commandeur des croyants » (Amīr al-muʾminīn), et le calife pouvait lui accorder des titres officiels (laqab) conformément à ses mérites.254 Au-delà des exigences politiques contingentes, la « caliphal fiction » avait un fondement religieux, puisque le calife était considéré, d’après la doctrine sunnite, comme le lieutenant de Dieu sur terre et le seul īmām légitime.255 Ainsi, les dynasties musulmanes orthodoxes qui surgirent à partir du IIIe /IXe siècle étaient naturellement soumises à son autorité spirituelle et investies de la mission de défendre et propager la foi islamique à l’intérieur de leurs domaines et au-delà de ses frontières. 

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