LE MONDE COMME RÉSULTAT DE L’ACTION DIVINE
Il n’existe pas en réalité un dualisme immanent dans la nature, car le monde rousseauiste est ordonné par la main invisible de Dieu « j’admire, dit Rousseau, l’ouvrier dans le détail de son ouvrage, et je suis bien sûr que tous ces rouages ne marchent ainsi de concert que pour une fin commune »249. Armé de cette certitude, Rousseau s’oppose à l’univers expliqué par les lois mécaniques des Modernes et aux philosophes athées qui excluent Dieu de l’univers et pensent que l’ordre du monde est le résultat du hasard. Même si Rousseau est conscient que l’argument de l’athée est en mesure de nous réduire au silence, il pense qu’il est impossible d’y adhérer et qu’il s’agit d’une absurdité. Car penser que le hasard est à l’origine du monde signifie que « les corps organisés se sont combinés fortuitement de mille manières avant de prendre des formes constantes, [et qu’] il s’est formé d’abord des estomacs sans bouches, des pieds sans têtes, des mains sans bras »250. Rousseau ironise sur l’argument hasardeux et estime qu’il suffit de consulter ou d’écouter son cœur, « le sentiment intérieur »251, la lumière naturelle pour croire qu’a priori « une suprême intelligence » a structuré systématiquement le monde et admettre qu’il résulte de l’action de Dieu qui gouverne la nature grâce aux justes lois naturelles.
LA DÉCOUVERTE DE DIEU
Ces lois naturelles dépendent d’un législateur dans ce sens que « l’étude de l’Univers devrait élever l’homme à son Créateur »252. Contrairement aux philosophes athées, Rousseau considère les lois naturelles physiques comme des effets qui ne 249 Rousseau, Émile, op. cit., liv. IV, p. 578. 250 Idem, p. 579. 251 Ibid. 252 Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, op. cit., « observations », p. 41. LE MONDE COMME RÉSULTAT DE L’ACTION DIVINE 107 peuvent exister sans leur cause. Il est soucieux de découvrir le législateur qui meut le monde : ce dernier se dévoile comme une intelligence. a. L’athéisme et le hasard Même si chaque phénomène naturel comporte une intelligence, Rousseau précise que « sitôt qu’on veut entrer dans les détails, la plus grande merveille échappe, qui est l’harmonie et l’accord du tout. La seule génération des corps vivans et organisés est l’abîme de l’esprit humain […]. L’esprit se confond et se perd dans cette infinité de rapports, dont pas un n’est confondu ni perdu dans la foule. » Une fois confirmée l’existence du tout et de ses parties, la difficulté consiste à les expliquer et à les connaître. Or, l’esprit humain est incapable de fournir des explications suffisantes de l’infini, de l’illimité, car il est borné, limité, fini254 . Cependant des philosophes matérialistes ou athées, grâce à la logique rationnelle, tentent d’interpréter l’ordre cosmique en excluant Dieu de l’univers. Rousseau s’attaque précisément à cet athéisme philosophique – celui du baron d’Holbach, d’Helvétius, etc. Dans le premier Discours255, il s’allie aux anciens écrivains qui défendaient la foi religieuse contre des philosophes antiques qui niaient toute providence, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Rousseau est scandalisé par le double langage des philosophes : ils « professaient » dans l’espace privé l’athéisme et « enseignaient publiquement » la pratique religieuse. Cette méthode a porté « un terrible coup […] à la Philosophie ancienne et moderne »dans la mesure où l’opinion commune a associé la philosophie à l’athéisme. À l’égard de l’athéisme moderne, Rousseau emploie un argument à la fois moral et critique. D’une part, il dénonce la mauvaise foi et l’orgueil de ces philosophes sectaires, matérialistes, dogmatiques qui, face à l’incommensurabilité de l’esprit divin, refusent d’admettre l’insuffisance de leur esprit : Je consultai les philosophes, nous informe-t-il, je feuilletai leurs livres, j’examinai leurs diverses opinions. Je les trouvai tous fiers, affirmatifs, dogmatiques, même dans leur scepticisme prétendu, n’ignorant rien, ne prouvant rien, se moquant les uns des autres, et ce point commun à tous, me parut le seul sur lequel ils ont tous raison. Triomphans quand ils attaquent, ils sont sans vigueur en se deffendant. Si vous pesez les raisons, ils n’en n’ont que pour détruire ; si vous comptez les voix, chacun est réduit à la sienne ; ils ne s’accordent que pour disputer. Les écouter n’était pas le moyen de sortir de mon incertitude.258 Les informations recueillies auprès des philosophes ne satisfont pas Rousseau ; car ils prétendent savoir tout alors qu’ils sont incapables de prouver quoi que ce soit selon lui. De ce fait, ils se moquent entre eux : leurs attaques sont vaines puisqu’ils ne cherchent que le paraître. Chaque philosophe prétend que son système est meilleur pour découvrir la vérité de l’univers et n’hésite pas à mentir pour défendre son parti ou sa vérité. Écouter ces philosophes multiplie les incertitudes, les doutes inutiles. D’autre part, Rousseau rejette l’idée que l’ordre de la nature puisse être le résultat du hasard. En effet, « Ces ardens missionnaires d’Athéisme et très impérieux dogmatiques »259 sont dangereux dans la mesure où « pour [leur] gloire, [ils trompent] volontiers le genre humain »260 en affirmant que l’ordre du monde est le résultat de combinaisons fortuites et de chances, c’est-à-dire du hasard. Rousseau combat ce fanatisme philosophique qui l’ébranle mais ne le convainc jamais261. Il pense que l’argument du hasard est absurde et se moque ainsi de ces intolérants philosophes athées Comme le précise Yves Vargas, Rousseau s’oppose au transformisme hasardeux262, car il ne comprend pas pourquoi ces essais ne se produisent pas continuellement : malgré sa rationalité apparente, l’argument probabiliste défendu par les philosophes athées est inacceptable pour lui. Rousseau rejette l’athéisme qui affirme le hasard dans le système du monde. En effet, la thèse du hasard est incompatible avec le déterminisme et l’existence de lois de la nature. Cette thèse exclut la cause divine de l’univers animé, vivant et n’annonce que la mort pour un athée comme Wolmar :« imaginez Julie à la promenade avec son mari ; l’une admirant dans la riche et brillante parure que la terre étale l’ouvrage et les dons de l’Auteur de l’univers ; l’autre ne voyant en tout cela qu’une combinaison fortuite où rien n’est lié que par une force aveugle […] ; le spectacle de la nature, si vivant, si animé pour nous, est mort aux yeux de l’infortuné Wolmar, et dans cette grande harmonie des êtres, où tout parle de Dieu d’une voix si douce, il n’aperçoit qu’un silence éternel »263 Face à l’univers, deux attitudes contradictoires apparaissent : Julie, la croyante, chante la gloire de la Providence alors que Wolmar, l’athée, est sensible au hasard. Comment les athées parviennentils à cette conception de la nature silencieuse, désenchantée, vide, morte ? Rousseau répond que « la raison raisonnante »264, spéculative, métaphysique, théorique des philosophes conduit à la négation de Dieu ; d’où sa critique de cette forme de philosophie265 et l’appel à la conviction intime du sentiment.
« Une intelligence suprême »
De ce fait, Rousseau adhère librement à l’idée d’une intelligence divine pour apprécier la nature bien ordonnée. Il croit qu’a priori « une suprême intelligence » a structuré systématiquement l’univers. Le philosophe croyant constate cette intelligence partout dans le monde : Si la matière müe me montre une volonté, la matière müe selon certaines loix me montre une intelligence : c’est mon second article de foi. Agir, comparer, choisir, sont des opérations d’un être actif et pensant. Donc cet être existe. Où le voyez-vous exister, m’allez-vous dire ? Non seulement dans les Cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire ; non seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent.269 Après avoir constaté que la matière est mue par une volonté, Rousseau remarque ensuite qu’elle est ordonnée par une intelligence, car l’organisation dépend « d’un être actif et pensant ». Son existence est confirmée par les phénomènes naturels. En d’autres termes, l’ordonnance des phénomènes porte la marque de cette intelligence. Faute de connaître la totalité du système général, il suffit d’examiner les parties de la nature pour accéder progressivement à l’esprit absolu : « l’esprit humain ne saurait s’élever à la contemplation de l’univers et de l’ordre admirable qu’on y voit régner qu’après avoir longtems examiné la structure des parties et le concours des rapports d’où naît le sistème total réuni dans une seule idée : pour sentir qu’une suprême intelligence régit cette machine immense il faut être en état d’appercevoir au moins par quelque côté le jeu naturel des parties. »270Rousseau nous propose ici la méthode d’accès à l’intelligence divine. Cette méthode progressive est adaptée à notre esprit limité incapable d’embrasser totalement l’esprit infini. Rousseau ne rejette pas systématiquement l’intelligence logique. Néanmoins, en matière de religion, la raison humaine est subordonnée au sentiment, car c’est le cœur qui décide en dernière instance. La raison est à son service. La raison propose, le cœur dispose. Après avoir comparé « les fins particulières, les moyens, les rapports ordonnés de toute espèce, nous dit Rousseau, […] écoutons le sentiment intérieur ; quel esprit sain peut se refuser à son témoignage, à quels yeux non prévenus l’ordre sensible de l’univers n’annonce-t-il pas une suprême intelligence ». Cette organisation naturelle indique une intelligence puissante, son organisateur. Cet univers si varié, ces créatures si nombreuses, si différentes, témoignent de l’existence d’un créateur puissant et intelligent. L’auteur a révélé son existence par son œuvre naturelle selon Rousseau qui abandonne les Écritures saintes en raison de sa religion naturelle fondée sur le cœur. En effet, la « Profession de foi du vicaire savoyard » est destinée à fonder la religion naturelle de Rousseau. Le discours du vicaire s’adresse à un fugitif désabusé par la méchanceté des hommes et le mensonge des religions révélées : « le fugitif vit que la mauvaise fortune avait déjà flétri son cœur, que l’opprobre et le mépris avaient abattu son courage, et que sa fierté changée en dépit amer ne lui montrait dans l’injustice et la dureté des hommes que le vice de leur nature et la chimère de leur vertu. Il avait vû que la religion ne sert que de masque à l’intérêt, et le culte sacré de sauvegarde à l’hypocrisie. »272 Malheureux, le fugitif qu’est Jean-Jacques lui-même, se rend compte que les hommes actuels sont vicieux et que leur vertu est chimérique. Ses illusions sont renforcées par les querelles et l’hypocrisie des religieux sectaires. Ces derniers sont aussi intolérants que les philosophes athées273 : ils dénaturent la religion originelle que va découvrir le fugitif. Il est accueilli chaleureusement ou fraternellement par le pauvre vicaire savoyard qui est parmi « ceux qui savent combien la première épreuve de la violence et de l’injustice irrite un jeune cœur sans expérience »274. Le vicaire « était naturellement humain, compatissant ; il sentait les peines d’autrui par les siennes, et le bien-être n’avait point endurci son cœur ; enfin les leçons de la sagesse et une vertu éclairée avaient affermi son bon naturel. Il accueille le jeune homme, lui cherche un gîte, l’y recommande ; il partage avec lui son nécessaire à peine suffisant pour deux. Il fait plus, il l’instruit, le console, il lui apprend l’art difficile de supporter patiemment l’adversité. »275 Quelle belle preuve d’humanité ! La bienveillance du vicaire envers le misérable jeune homme souligne la valeur de l’exercice des vertus humaines et des valeurs religieuses chez Rousseau. Les bonnes actions sont exemplaires. Malgré les injustices humaines, Rousseau croit toujours en la bonté naturelle caractérisée par « cet honnête ecclésiastique » qui a gagné « la confiance du prosélite […] en se mettant toujours à sa portée, en se faisant petit pour s’égaler à lui. »276 Grâce à cette égalité humaine, cette confiance réciproque, le fugitif persécuté retrouve sa dignité humaine. L’homme pacifique qu’est le vicaire lui a rendu justice. Soulagé par cette reconnaissance humaine, le disciple est prêt à écouter paisiblement les paroles apaisantes de son maître qui lui présente le sublime ordre de la nature procurant du bonheur au vicaire nonobstant sa pauvreté : l’ordre cosmique est une source de justice qui lui permettrait de changer le regard du prosélyte sur le monde.