Restait le polissage.
Il prit sa brosse, commença à frotter, mais la cire n’était vraiment pas assez sèche, et le soulier tardait à briller.
Quel ennui !
Le jeune homme laissa échapper un soupir d’exas-pération vite réprimé de crainte que le millionnaire n’en fût témoin.
Nouveau regard vers le sablier.
Heureusement, il lui restait encore du temps.
Plus qu’il n’aurait cru même.
En fait, inexplicablement, il paraissait rester presque autant de sable dans le globe supérieur que la dernière fois qu’il avait consulté le sablier.
Il frotta encore le premier soulier, puis s’attaqua au second.
Patiemment, tout en s’efforçant de dissimuler son agacement devant cette tâche aussi stupide…
Mais le second soulier se montrait encore plus coriace que le premier.
En réalité, il semblait résister à tous ses assauts, restait terne.
Le jeune homme s’interrogea. Avait-il, dans sa hâte, appliqué une couche trop généreuses de cire?
Ou bien c’était sa brosse ?
Il en regarda les poils et, à son étonnement, constata que les sept chiffres qui lui avaient permis d’appeler au Monastère des millionnaires avaient mystérieusement disparu sous la cire !
Il éprouva un frisson.
Avait-il donc rêvé, quelques heures plus tôt, lorsqu’il avait vu le numéro de téléphone se dessiner dans les poils de la brosse ?
Mais non, car alors, comment aurait-il pu composer le numéro du Monastère où il se trouvait ? N’empêche, c’était bizarre…
À la vérité, tout était bizarre en ce lieu, à commencer bien entendu par la coupe de cheveux un peu ridicule qu’on imposait à tous ses résidents.
Il s’acharna, souffla sur le soulier pour que la cire séchât plus rapidement, se remit à frotter avec vigueur, et il lui sembla alors que ça y était : le second soulier brillait suffisamment.
Mais il ne pouvait poser tout de suite la brosse, ç’aurait été violer la consigne de son maître, car le sable n’avait pas achevé sa chute au fond du sablier.
Mais il n’en restait pas beaucoup.
C’était encourageant.
Il poursuivit sa tâche, guettant constamment le sablier, sûr d’approcher de la fin de son supplice…
Il frotta, frotta, frotta encore, et de fines gouttelettes de sueur se mirent à perler à son front tant il y mettait de vigueur. À moins qu’il ne fût sur le point d’exploser tant il abhorrait cette corvée qui n’en finissait plus !
Quand le globe supérieur du sablier serait-il enfin vide ?
Pourquoi était-ce si long ?
Cela ne faisait-il pas cinq bonnes minutes que le millionnaire avait renversé devant lui le sablier ? Peut-être plus au fond…
Sept ou huit, en fait, selon son estimation…
Oui, bon, il avait peut-être un peu perdu la notion du temps depuis la veille, avec tout l’alcool qu’il avait ingurgité, et sa chute brutale sur le plancher…
Tout de même, l’impression qu’il avait que le sable s’écoulait avec une lenteur exaspérante, anormale, à la vérité ne pouvait être complètement erronée…
Il s’acharna et, pour en avoir le cœur net, se mit à compter secrètement les secondes…
Quatre-vingt-huit, quatre-vingt-neuf, quatre-vingt-dix !
Lorsqu’il atteignit deux minutes et que, vérification faite, il constata que la sable continuait toujours à couler, il explosa, jeta la brosse sur le comptoir et croisa les bras sur sa poitrine.
Le millionnaire sourit tristement, comme si son élève l’avait déçu. Il prit la brosse :
— Regardez bien le sablier !
Il n’eut même pas le temps de donner trois coups de brosse sur l’un des souliers que les derniers grains de sable se confondirent avec tous les autres dans le globe inférieur.
Le millionnaire remit la brosse à son jeune élève qui, ahuri, et surtout honteux, s’enquit :
— Je n’ai pas été assez persévérant ?
— Non, expliqua le millionnaire.
— Mais alors, je ne comprends pas…
— Ce sablier, expliqua le vieux philosophe, n’est pas un sablier comme les autres, il est fort ancien, il paraît que son sable est le même que celui qui a servi à la cons-truction des pyramides d’Égypte. Celui qui l’a apporté ici, au Monastère, nous a expliqué qu’il s’appelait le sablier de Dieu.
— Le sablier de Dieu ?
— Oui, parce que comme Dieu il est omniscient.
— Omniscient ?
— En tout cas, personne ne peut lui mentir. Vous n’aimez pas cirer les souliers, n’est-ce pas ?
— Euh… à la vérité, j’ai toujours détesté ça. Lorsque j’étais jeune, c’était une punition que mon père me donnait.
— Eh bien, le sablier l’a senti… Et comme il donne son sable à la même vitesse qu’on donne son amour…
— Ah, je comprends maintenant pourquoi, lorsque vous avez pris la brosse, le sable s’est presque tout de suite retrouvé au fond du sablier.
— Oui, parce que j’ai toujours aimé cirer les souliers. D’ailleurs, souvent je me dis que j’ai passé ma vie à faire ça.
— Je vois, je vois… dit le jeune homme avec un mélange de honte et d’étonnement.
— Si vous êtes au bord de la dépression nerveuse, si vos locataires vous tombent sur les nerfs, si vous êtes incapable d’écrire…
Le jeune homme eut envie d’ajouter : si j’ai tenté de m’ôter la vie… mais ne le fit pas.
— C’est parce que vous faites tout comme vous
avez ciré ces souliers. Avoir des buts, des ambitions, c’est bien, c’est en tout cas fort utile. Mais il ne faut pas con-fondre la fin et les moyens. Ce qui compte, ce qui est le plus important, c’est la Vie.
Regardez…
Il vida alors le coffre à souliers que le jeune homme avait tenté en vain de remplir et il se mit un peu bizarrement à y relancer certains souliers.
— Dites-moi ce que je fais ?
Le millionnaire était-il en train de perdre la boule ?
Ce qu’il faisait ?
— Euh… eh bien, vous lancez des souliers dans le coffre.
— Mais qu’ont-ils en commun, ces souliers ?
— Eh bien, ils ne sont pas cirés…
— Oui, d’accord, mais quoi d’autre ?
Et, ce disant, il continuait son manège, emplissant petit à petit le coffre. Le jeune homme pensa vite.
— Euh… ils sont tous noirs…
— Bravo ! Bien observé. Maintenant, si je continue à lancer ainsi des souliers noirs dans le coffre, est-ce qu’un jour, avec de la persévérance et un peu de chance, je vais finir par avoir un coffre rempli de souliers bruns ?
— Bien sûr que non ! dit le jeune homme en rigo-lant.
— Et pourtant, c’est ce que la plupart des gens font. Ils s’acharnent, ils se disent : « Au bout de cent, au bout de mille souliers noirs, je vais y arriver, qu’on me permette seulement d’en jeter un dernier, et alors, par enchantement, ils vont tous se transformer en souliers bruns. » Ils ne s’aperçoivent pas que ce qui compte, c’est la Vie, pas le succès, pas la gloire, pas l’argent, mais La Vie. Il faut que votre vie soit votre chef-d’œuvre, votre chef-d’œuvre votre vie.
Le jeune homme n’était pas sûr de comprendre.
Tant de fois le millionnaire lui avait parlé de l’importance de la réussite, de l’indépendance financière.
Mais n’était-il pas aussi profond que Platon, qui prétendait que tout penseur digne de ce nom doit dissimuler dans sa philosophie le germe de sa propre contradiction ?
— Suivez religieusement cette règle, reprit le millionnaire, et bientôt, comme par enchantement, vos problèmes disparaîtront ; en fait, ils ne disparaîtront pas mais deviendront simplement intéressants et beaux, comme autant de roses dans le mystérieux jardin de l’existence.
— C’est un programme exaltant, mais comment y arriver ?
— À chaque instant, pensez que le Sablier de Dieu est près de vous, comme un gardien qui ne dort jamais.
Pensez que lorsque vous vivez dans le présent vous vivez dans l’amour !
Appliquez-vous à chaque heure du jour !
Lorsque vous parlez avec un être, parlez avec lui seul, et écoutez-le. Lorsque vous nouez votre cravate, nouez votre cravate ! Ne pensez pas au rendez-vous qui vient, au coup de fil que vous venez de donner ! Et le Sablier de Dieu vous abandonnera aisément son sable éternel : parce que lorsque vous êtes présent dans ce que vous faites, votre petit moi, plein de doute et de haine, se tait, et Dieu se met à parler.
— Je veux bien, mais comment vivre dans le pré-sent ? Je suis si agité, si débordé…
— Nous sommes justement ici pour apprendre cet art oublié.
L’estomac du jeune homme fit à nouveau sa petite symphonie, et le millionnaire, jetant un regard à sa montre, conclut :
— Mais en attendant, que diriez-vous d’aller enfin manger ?
Où le jeune homme apprend à surveiller ses pensées
Conçu comme une réplique de villa de la Renaissance italienne, le Monastère comportait une vaste cour intérieure au centre de laquelle se trouvait une fontaine à laquelle aboutissaient quatre allées bordées d’arbres, de plates-bandes fleuries et de bancs de pierre.
Pour se rendre de la Salle des souliers au réfectoire, on pouvait passer par la promenade intérieure, protégée d’un côté par de magnifiques arches de pierre qui ouvraient sur la cour. On pouvait aussi, tout simplement, couper en dia-gonale.
C’est ce chemin plus court que préféra le millionnaire, car il savait son jeune disciple affamé.
À la hauteur de la fontaine, ils virent venir dans leur direction un homme fort corpulent d’une soixantaine d’années, monsieur Kluge, portant comme tout le monde la tunique brune et la coupe des lieux, c’est-à-dire le crâne rasé d’un côté. Il était en nage, s’épongeait constamment le visage avec un mouchoir. Ou était-ce pour dissimuler son appendice nasal vraiment proéminent ?
C’est ce que ne put s’empêcher de penser le jeune homme en le voyant.
À son étonnement, le moine bedonnant s’arrêta devant lui et l’apostropha, l’air contrarié :
— Vous n’aimez pas mon nez ?
— Euh… non, je… pourquoi dites-vous ça ? s’enquit le jeune homme qui se troublait.
Monsieur Kluge avait-il deviné ses pensées ? Il faut dire que ce ne devait pas être la première fois qu’il pro-voquait semblable réaction, car son nez était tout sauf banal.
Sans insister, le moine dit :
— Passez une bonne journée, jeune homme ! Et surtout surveillez vos pensées !
Et il reprit son chemin.
Le jeune homme se tourna vers le millionnaire qui s’était arrêté près de la fontaine. Des oiseaux venaient y boire en toute confiance, tant l’atmosphère des lieux était paisible et amicale.
— Cet homme a raison, commenta le millionnaire avec un sourire narquois. Surveillez vos pensées, surtout ici. L’atmosphère du Monastère est un peu spéciale. Ce qui est invisible ailleurs est souvent visible ici. Et puis les gens qui ont connu de grands succès, ce qui est le cas de la plupart des visiteurs ici, ont souvent développé leurs pouvoirs intérieurs, comme celui de lire dans la pensée des autres…