Le millionner

Il allait refermer lorsqu’il se rappela que, dans la nuit, lorsqu’il avait composé le numéro de téléphone découvert sur les poils de la brosse, il lui avait paru entendre le son d’un gong et que par conséquent…
— Ah bon, il doit y avoir une erreur… fit le moine. Et il tourna les talons sans insister.
— Attendez ! dit le jeune homme qui trouvait ridicules ses réticences : que risquait-il, en effet ?
Le moine s’immobilisa, se retourna vers le jeune homme.
— Attendez, je…
Il pensa d’abord faire attendre le moine dans le corridor, mais ça ne se faisait pas, et si ses voisins de palier surprenaient pareil excentrique à sa porte…
— Entrez, entrez…
Le moine ne se fit pas prier.
Lorsqu’il vit le visage du jeune homme dans la lumière plus vive du vestibule, lorsqu’il vit le désordre qui régnait dans l’appartement, l’ordinateur brisé sur le plancher, les pages du manuscrit éparpillées, les bouteilles de vin vides, il fit la remarque :
— Une nuit difficile ?
Et, sans le laisser répondre, il ajouta :
— Je suppose que c’est pour ça que vous avez appelé.
— Euh, oui… Vous venez de la part du millionnaire ?
— Oui. Il vous attend. Ah oui, au fait, mon nom est Speedo.
Et il tendit la main au jeune homme qui vit alors qu’il portait – au poignet droit, une excentricité – une rutilante Rolex. Décidément, pensa le jeune
homme en remarquant la belle montre-bracelet, ce n’est pas un moine comme les autres. Il serra la main de son visiteur nocturne et dit :
— Donnez-moi une minute, je finis de m’habiller…
Il passa en vitesse une chemise, mit ses souliers fraîchement cirés et déclara :
— Je suis prêt.
— La brosse… se contenta de dire le moine.
— La brosse ?
— Oui, je crois que vous en aurez besoin, expliqua-t-il en désignant le cadeau du millionnaire resté sur la table à café.
Le jeune homme mit la brosse dans le coffret, récu-péra ses clés laissées sur le plancher, mais parce qu’il était trop nerveux, ou encore ivre, il n’éteignit pas et ne referma qu’imparfaitement la porte de son appartement, si bien qu’on pouvait apercevoir un mince filet de lumière. Il suivit ensuite ou plutôt tenta de son mieux de suivre le moine qui, au lieu de prendre l’ascenseur, invention peut-être trop moderne pour lui, dévala l’escalier en sautant les marches trois à trois, comme un véritable gamin, et ce, malgré l’embarras de sa robe monacale.
Dehors, une surprise attendait le jeune homme essoufflé : une longue limousine qui ressemblait à celle du millionnaire. Mais – déception ! – le vieil homme ne s’y trouvait pas.
Le jeune homme prit place sur la banquette arrière, et le moine s’empressa de mettre un cd, un classique pop plutôt inattendu pour une homme de prière : American Woman!
Et il haussa considérablement le volume puis démarra en faisant crisser les pneus. Il profita des rues quasi désertes en cette heure matinale pour quitter rapidement New York et rouler vers le nord. Dès qu’il eut atteint l’auto-route, il roula à tombeau ouvert.
« Décidément, pensa le jeune homme, c’est un moine bien moderne. »
Speedo portait bien son nom ; le jeune homme, inquiet, allongea le cou en direction du tableau de bord et constata que la limousine roulait à cent soixante kilomètres à l’heure !
Il vit devant eux sur la route une sorte de monticule et il pensa immédiatement : « S’il ne ralentit pas, nous allons faire un vol plané, c’est sûr, et nous allons nous retrouver dans le décor ! » Mais il n’osa pas en formuler la remarque à son curieux chauffeur. Comme malgré lui, il leva pourtant un doigt inquiet en direction de la petite côte, mais trop tard, car la limousine prenait son envol, puis retouchait le sol, et le moine, le visage épanoui d’un large sourire, émettait le commentaire :
— Bonne suspension !
— En effet, dit le jeune homme entre ses dents.
Tandis que Speedo avait la tête toujours tournée imprudemment vers lui malgré la vitesse folle de sa course, le jeune homme eut l’impression qu’il n’avait des cheveux que sur un côté de la tête, que la moitié droite de son crâne était rasée. Il ne pouvait le dire avec certitude en raison du capuchon mais…
Bizarre, pensa-t-il. Et il commença à penser qu’il avait peut-être commis une erreur en acceptant de monter dans cette limousine conduite par ce moine exalté.
Mais il n’y avait rien d’autre à faire que prendre son mal en patience et admirer les lueurs de l’aube.
— Je suis courtier à la Bourse de New York.
Lorsque j’ai rencontré le millionnaire, il y a cinq ans, je gagnais trente mille dollars par année. Depuis, j’ai gagné cinq millions.
Un moine courtier à la bourse de New York ! Original ! pensa le jeune homme.
Cela expliquait la Rolex et la musique rock !
— Mais il doit y avoir quelque chose que je n’ai pas compris dans son enseignement, parce qu’un soir, sans que j’aie vu la chose venir, pouf, mes nerfs ont craqué.
La dépression, plus capable de rien faire, de travailler, même pas de conduire ma Porsche que j’adore, enfin que j’adorais, parce que j’ai eu trois accidents en une semaine.
Trois accidents en une semaine !
Le jeune homme esquissa un sourire embarrassé. Sa vie n’était-elle pas bien plus en danger qu’il ne le croyait ?
— J’ai changé de psychiatre, d’appartement, de femme, mais rien : puis un client m’a donné le numéro de téléphone du Monastère des millionnaires.
— Le Monastère des millionnaires ?
— Oui, le vieil homme ne vous en a jamais parlé ?
— Euh… non, pas vraiment…
— Je vois. Enfin, c’est une maison de repos réservée exclusivement à des millionnaires, enfin quand je dis millionnaires, je ne voudrais insulter personne, il y en a quelques-uns qui sont plutôt milliardaires !
Les deux hommes bavardèrent encore un peu, puis le jeune homme ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, quelques minutes plus tard, la limousine quittait la route principale pour s’engager sur un chemin de terre qui s’enfonçait dans le bois.
Et, bientôt, elle s’immobilisait devant une grande grille métallique. Un moine en tunique s’empressa d’ouvrir la grille pour laisser le passage à la voiture. Comme il ne portait pas de capuchon, le jeune homme comprit qu’il ne s’était pas trompé au sujet de la coiffure de son chauffeur : sa tête aussi était rasée d’un seul côté. Singulière pratique, pensa le jeune homme en adressant un sourire timide au moine qui se penchait respectueusement sur son passage, les deux mains jointes devant sa poitrine.
Quelques secondes plus tard, la limousine s’arrêtait devant un vaste manoir de pierre.
— Bienvenue au Monastère des millionnaires ! dit Speedo qui, malgré ses cinq millions, s’empressa hum-blement d’ouvrir la portière pour laisser sortir le jeune homme, ce qui embarrassa ce dernier, peu habitué à pareils égards, d’autant qu’ils provenaient d’un homme bien plus fortuné que lui.
Après une hésitation, serrant instinctivement le coffre en bois dans sa main droite, le jeune homme descendit de la limousine et suivit Speedo qui, avant de pénétrer dans le hall d’entrée, ôta respectueusement son capuchon, découvrant son crâne à demi rasé.
Le jeune homme trouva le vestibule fort luxueux pour un monastère, avec ses murs couverts de tapisseries anciennes, ses boiseries, ses planchers en marbre noir.
Mais ne s’agissait-il pas du Monastère des millionnaires ?
La première chose que fit le moine fut d’inviter le jeune homme à signer le livre d’or du Monastère, un grand livre relié de cuir richement ouvragé, à belle tranche dorée. Avant de signer, le jeune homme se permit de lire quelques-unes des signatures et se rendit compte, médusé, que c’était effectivement un lieu réservé à l’élite, un véritable who’s who. Il y reconnut en effet les noms de présidents de compagnie figurant dans la liste du Fortune 500, de vedettes de cinéma, de chanteurs, de personnalités du monde de la télévision…
Aussi est-ce avec une grande modestie – pour ne pas dire un complexe d’infériorité exalté par cet aréopage peu commun – qu’il osa prendre la plume fichée dans un scin-tillant porte-plume et apposer son nom d’illustre inconnu.
— Maintenant, je vais vous conduire à votre chambre.
Le jeune homme suivit docilement Speedo dans une enfilade de corridors, croisant fréquemment d’autres moines, et des moniales aussi, qui tous avaient la moitié du crâne rasée, parfois la droite, parfois la gauche selon la coutume des lieux.
Speedo le laissa devant la porte de sa chambre, avec pour seule instruction de se changer rapidement.
Le jeune homme pénétra avec une certaine angoisse dans la chambre exiguë, et quand le moine referma la porte derrière lui, un peu virilement il est vrai, il eut un sursaut, comme si on venait de l’enfermer contre son gré dans une cellule.
Pour vérifier que ce n’était pas le cas, il tourna la poignée et, en entrouvrant la porte, il aperçut le moine, en faction. Ce dernier le regarda d’un air curieux, haussa les sourcils avec l’air de dire : « Je peux vous aider ? » Le jeune homme esquissa un sourire niais et referma aussitôt, une rougeur coupable au front.
Étroite, sa chambre était meublée avec simplicité sinon austérité, puisque le mobilier se résumait à un lit, une commode et une chaise droite. Pas de télé, ce qui du reste était prévisible dans un monastère !
Sur le lit, une tunique brune était déployée, sur laquelle on avait jeté un cordon, la ceinture. Il n’y avait pas de sandales, mais bon, ce n’était pas grave. Après tout, il n’avait pas à rougir de ses souliers fraîchement cirés !
Le jeune homme endossa en hâte sa tenue de moine, se regarda avec scepticisme dans la glace de la salle de bains et se trouva un peu ridicule : mais n’était-ce pas le passage obligé pour la transformation qu’il souhaitait depuis longtemps dans sa vie ?
Il avait gardé sur lui son pendentif de fortune fabriqué avec la mèche de cheveux de Sophie.
Il la plaça sous le col de la tunique pour être bien certain qu’elle serait invisible. Puis il ressortit de sa chambre.
— Je suis prêt, déclara-t-il.
— La brosse ? questionna Speedo.
— La brosse ?
— Oui, je pense vraiment que vous allez en avoir besoin. Je dois maintenant vous conduire à la Salle des souliers.
Le jeune homme récupéra la brosse et suivit avec nervosité le moine qui le conduisit sans hésitation devant la Salle des souliers, où il le laissa seul.
Où le jeune homme retrouve
une vieille connaissance
Le jeune homme leva les yeux et lut, écrit en lettres dorées au-dessus de la grande porte ouverte : SALLE DES SOULIERS.
Un homme, qui portait une tunique blanche, se trouvait au fond de la salle, assis sur un tabouret de bois, et lui tournait le dos.
Penché sur un établi, il s’affairait à cirer des souliers.
La pièce d’ailleurs portait bien son nom, car ses murs étaient tapissés de centaines de petites cases ouvertes où étaient remisés, du côté gauche, des souliers, et, du côté droit, des sandales.
Contrairement aux autres moines, l’homme n’avait pas le crâne rasé mais affichait une belle chevelure toute blanche, et le jeune homme pensa tout de suite, avec émotion, que c’était peut-être le vieux millionnaire…
Le suspense ne dura pas longtemps, car comme s’il avait senti la présence du jeune homme, le moine à la tunique blanche se tourna alors : c’était effectivement le millionnaire, brosse en main, qui ne semblait nullement surpris de voir là son disciple. Lorsqu’il aperçut le visage souriant du philosophe, le jeune homme fut submergé par une émotion considérable. Des larmes lui montèrent aux yeux, et il se jeta dans les bras du vieil homme qui le laissa faire avec un sourire aimable.
Le millionnaire le repoussa enfin et le tint par les épaules, le regardant droit dans les yeux, à sa manière habituelle. Le jeune homme put constater qu’en deux ans – oui, il y avait déjà deux ans qu’ils s’étaient séparés !
– le millionnaire n’avait pour ainsi dire pas vieilli. Ses cheveux bien entendu ne pouvaient pas avoir blanchi, puisqu’ils étaient déjà entièrement blancs, mais il n’avait pas une ride de plus, comme s’il était figé non pas dans une éternelle jeunesse, mais dans une durable élégance de septuagénaire encore fort vert.

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