Le microcosme fictionnel, une extension du monde

Le genre de l’expression de la totalité par excellence 

Quel genre plus idoine pour représenter le tout que le roman, dont la définition n’est pas arrêtée – aucune poétique ni règle ne lui est assignée361 – et les limites n’ont de cesse d’être repoussées. Selon Tiphaine Samoyault, il s’agit d’« une forme apte à tenter de tout dire sans pouvoir dire un tout362 ». Si l’on s’en tient à ce pertinent constat, la forme romanesque est totalisante, contrairement à son contenu. En ce sens, forme et fond s’opposent.
Dans son essai intitulé Roman des origines et origines du roman (1972), Marthe Robert présente le roman comme le genre le plus propice à l’expression de la totalité. Elle le définit d’ailleurs comme « le genre de l’indéfini ». Selon elle, le roman est un Genre révolutionnaire et bourgeois, démocratique par choix et animé d’un esprit totalitaire qui le porte à briser entraves et frontières, [il] est libre, libre jusqu’à l’arbitraire et au dernier degré de l’anarchie.363 […] il est libre parce qu’il touche d’emblée à la totalité de la vie, dont il connaît d’instinct les secrets.364 » Ainsi, le roman s’impose logiquement, en tant que genre de l’extension, de la pluralité et de la liberté (formelle), comme le plus à même de dire le tout.
D’ailleurs, bien que les dix-neuf premières séquences de Vidas perpendiculares soient brèves et aérées – typographiquement et structurellement –, elles s’allongent à partir de la vingtième et deviennent de plus en plus denses – les différentes narrations secondaires et la narration principale s’entremêlent, au point qu’elles fusionnent dans la séquence 32 –, comme si nous assistions à la transformation de la nouvelle en roman.
Bien que la fragmentarité fût portée pour la première fois à son point culminant à l’ère globale – en affectant le discours, le temps, l’espace, les personnages, le narrateur, les catégories génériques –, le roman à visée totalisante de la postmodernité n’a pas rompu avec son héritage culturel. Au contraire, il s’en sert et n’a de cesse d’enrichir la littérature hispano-américaine, européenne et étasunienne. Son aptitude à puiser dans la tradition littéraire, sa tendance à la mixtion, à l’imbrication, à l’hybridation, et sa capacité à se renouveler sans cesse fait du roman totalisant postmoderne un genre malléable, mais évolutif. C’est en cela que réside sa force.

La tentation du roman-monde/du méga-roman :

Dans sa thèse, Tiphaine Samoyault définit le roman-monde comme un roman réunissant « l’ensemble des qualités de l’excès (la quantité, la longueur, les détours et l’expansion) et [parvenant] ainsi à donner au monde une identité fictive.365 » L’adjectif fictive » retient mon attention. Par ce biais, Samoyault souligne l’inaptitude de la littérature à rendre la totalité du monde, si ce n’est de façon déformée, « romanesque ».
Toujours dans son étude sur la totalité romanesque du XXème siècle, elle distingue deux formes de représentation totale d’une réalité, d’un monde dans sa thèse sur les romans-mondes366 ; l’hydrologie (les romans-fleuves ou romans-cycles linéaires, longs) et la tératologie (les romans-monstres367, anormaux, témoignant d’une inquiétude face à la (post)modernité, « défigurateurs », qui mettent à mal l’unité et la cohérence romanesques traditionnelles). 2666 (2004) de Roberto Bolaño combine les deux formes, l’hydrologie et la tératologie.
Finalement, de nos trois auteurs, seul Bolaño poursuit le rêve borgésien du livre-monde-encyclopédique, présenté dans la nouvelle intitulée « La Biblioteca de Babel », issue du recueil Ficciones, 1944). Il tente de le concrétiser dans ses deux romans colossaux Los detectives salvajes (1998) et 2666 (2004), respectivement de 609 et 1125 pages.
Dans Ficciones (1944) et El Aleph (1949), Borges laisse transparaître son désir de créer un livre total qui renferme tous les secrets du monde, qui soit la clé du monde. En somme, un livre-monde, dont le créateur serait Dieu. Tant la pluralité interprétative que la richesse du contenu et l’extension infinie sont repris par Bolaño, qui élabore un roman encodé, dont le lecteur détient les clés.
Tiphaine Samoyault caractérise le roman-monde par la combinaison de trois caractéristiques intrinsèques : l’unité, la multiplicité et la continuité. La première notion, l’unité, synonyme d’homogénéité, d’ordre et d’achèvement, renvoie à l’essence même de la littérature, qui ne serait que réécriture. Ainsi, Borges affirme dans Enquêtes que « La littérature est inépuisable pour la raison suffisante qu’un seul livre l’est368 ». Dans la même lignée, Bolaño considère que chacun de ses textes est l’envers d’un plus grand texte (2666), qui le dépasse et le projette à l’infini, car [Bolaño] no cree en la autonomía de la literatura369 », comme le rappelle à juste titre Héctor Hoyos.
La deuxième notion, la multiplicité, ne s’oppose pas à l’Un, comme le souligne Gilles Deleuze dans son essai Foucault (1986) : « […] la constitution d’un substantif tel que « multiple » cesse d’être un prédicat opposable à l’Un, ou attribuable à un sujet repéré comme un. La multiplicité reste tout à fait indifférente aux problèmes traditionnels du multiple et de l’un […]370 ». Différentes stratégies appréciées des écrivains postmodernes contribuent à fomenter une structure basée sur le multiple : la polyphonie narrative, le simultanéisme et la segmentation.
Mario Bellatin rappelle qu’un livre a plusieurs niveaux de lecture, peut être interprété d’autant de façons qu’il a de lecteurs :
Todo libro —como conocen los sufíes— tiene múltiples sentidos y significados. Cualquiera de ellos, en ocasiones, puede ser válido y en otras, únicamente uno de todos los posibles. Pero las lecturas de un libro pueden y han de ser tan amplias que basar o, más bien, constreñir su sentido a un único significado, no tiene razón de ser.371
L’univocité n’a donc pas de sens, ni lieu d’être pour lui, et l’adjectif qui décrirait le mieux la portée, la réception et le sens d’un roman serait ineluctablement kaléidoscopique » – ce que tente précisément de retranscrire le simultanéisme ou la polyphonie.
La multiplicité ne serait-elle pas un symptôme de la postmodernité ? En effet, si l’unité cristallisait l’illusion de la modernité, la pluralité incarne la désillusion postmoderne face à cette modernité. C’est ce que souligne Roland Barthes dans Le plaisir du texte (1973) :
Alors peut-être revient le sujet, non comme illusion, mais comme fiction. Un certain plaisir est tiré d’une façon de s’imaginer comme individu, d’inventer une dernière fiction, des plus rares : le fictif de l’identité. Cette fiction n’est plus l’illusion d’une unité ; elle est au contraire le théâtre de société où nous faisons comparaître notre pluriel : notre plaisir est individuel – mais non personnel.372
Enfin, la dernière notion, la continuité, vise à établir une correspondance entre plusieurs sections au sein du même roman à deux moments distincts. Pour ce, l’auteur se sert de l’œuvre ouverte (ou absence de fin, qui connote la perpétuelle répétition), de la circularité et de la sérialité. Dans ce sens, 2666 s’ouvre sur « La parte de los críticos » et se ferme sur « La parte de Archimboldi ». De cette façon, une continuité s’établit enre le début et la fin du roman. La recherche d’un mystérieux auteur allemand – Benno von Archimboldi – par quatre critiques dans la première partie débouche, après plusieurs digressions narratives, sur la biographie d’Archimboldi dans la cinquième partie. La boucle est donc fermée, mais pas anodinement, car Bolaño a cette fâcheuse tendance à mettre en évidence le caractère circulaire, répétitif, prédéterminé des destins humains, comme si tout se reproduisait inlassablement (les caractères, les lieux, les émotions, les espaces, les habitudes, les erreurs, le sentiment de vacuité). D’un point de vue métalittéraire, la circularité temporelle renvoie ici à la quête inatteignable de totalité (dont la métaphore serait Archimboldi, jamais retrouvé par les quatre professeurs-critiques).
Le fait de réunir les trois procédés de l’unité, de la multiplicité et de la continuité fait donc de l’œuvre posthume du Chilien un exemple parfait de roman-monde.

Embrasser tous les genres :

Le professeur Fernando Cabo Aseguinolaza, qui enseigne à l’Université de Santiago de Compostela, dans le chapitre intitulé « Globalización, posmodernidad y poscolonialismo: el nuevo contexto de la teoría literaria » de son Manual de teoría de la literatura (2006), tente de contextualiser et de caractériser la littérature postmoderne latino-américaine et hispanique. Face au phénomène de la globalisation, la culture – et par conséquent la littérature – est soumise à une remodélation, une redéfinition, une reconfiguration. Cette dernière mute et devient hybride et syncrétique.
Les trois auteurs latino-américains de mon corpus ne cachent pas leur dessein d’élaborer un roman total. Ils tentent d’intégrer dans une œuvre, non seulement différent(e)s espaces, époques, rythmes narratifs, tonalités, mais aussi maints genres littéraires. Le Magazine Littéraire emploie d’ailleurs le terme de « roman total » pour analyser 2666 :
Assemblage de genres et d’influences a priori incompatibles, de mondes aux histoires et aux géographies radicalement différentes, 2666 est bien le roman total, sans début ni fin, le lieu de tous les vertiges et de tous les paradoxes, où des moments de pur génie se fondent avec des longueurs parfois éprouvantes, où le passé rejoint le présent, l’espoir le désespoir, et où le vrai et le faux s’embrassent jusqu’à fusionner.373
Dès son commencement, « La parte de los crímenes » affirme son appartenance au genre policier et journalistique à travers la forme du compte rendu. La partie 4 est une immense somme de comptes rendus. J’en ai comptabilisé 104. La succession de rapports médicaux-policiers (de la police, des journaux et du médecin légiste) en fait une forme totalisante. Notons que l’énumération vise à rendre compte du nombre incalculable de victimes, à tout englober (y compris celles qui ne sont pas mentionnées374) et à vaincre l’oubli.

Formation et coursTélécharger le document complet

Télécharger aussi :

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *