Le marché virtuel de produits régionaux

Lorsque l’on aborde les questions du développement, de la vitalité et de l’occupation des territoires ruraux, le domaine agroalimentaire demeure, encore aujourd’hui, un incontournable. En 2017, on dénombrait sur le territoire québécois 28 000 exploitations agricoles et 2400 établissements de transformation alimentaire, générant environ 125 000 emplois et plus de 35 milliards de dollars de recettes (Ministère de l’Agriculture des pêcheries et de l’alimentation, 2018). Mais bien que l’industrie n’ait jamais été aussi vigoureuse financièrement parlant, sa structuration a considérablement changé depuis les années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, apportant son lot de défis aux régions traditionnellement agricoles. La vague d’industrialisation et de standardisation de l’agriculture a eu des conséquences importantes sur la vitalité, l’attractivité et le tissu social de nombreux territoires agricoles (Parent, 2010). En effet, la nécessité de rendements et de performance des fermes liées aux exigences de l’industrie et aux possibilités d’exportation a fait en sorte que les fermes, autrefois diversifiées et centrées sur l’autonomie des familles, sont devenues de plus en plus étendues, spécialisées, mécanisées et tournées vers un marché global.

Cette réalité, si elle a permis au Québec de se démarquer dans plusieurs productions sur les marchés canadiens et mondiaux, a fait en sorte que de nombreux entrepreneurs ont dû abandonner la profession (Lair, 2011; Parent, 1996), faute de capital financier et humain pour maintenir la cadence de la modernisation. Ainsi, un voisin en achetant un autre et une famille quittant le village, de nombreux milieux ruraux se sont retrouvés déstructurés et dévitalisés, puisque les conséquences de la démobilisation ne sont pas seulement sur la famille qui part, mais bien sur l’ensemble de l’économie et de la dynamique locales (Brisson, Richardson, & Gagné, 2010; Solidarité rurale du Québec, 2007). Par exemple, la perte de familles agricoles amène moins d’élèves à l’école, ce qui justifie la décision d’envoyer ailleurs ceux qui restent, moins de transactions au comptoir de l’institution financière, qui rapatrie ses services dans la ville voisine, moins d’achats chez l’épicier du village, qui doit se résoudre à fermer boutique. Ainsi, l’exode des jeunes, l’urbanisation et les pertes d’emplois font partie des causes fréquentes de l’enclenchement d’un processus de dévitalisation d’une municipalité (Groupe de travail sur les communautés dévitalisées, 2010).

Cette intensification de l’agriculture a également mené à ce qu’un fossé grandissant se creuse entre les entrepreneurs du domaine agroalimentaire et les consommateurs, l’achat de denrées alimentaires au supermarché apparaissant comme un acte relativement impersonnel en comparaison de l’approvisionnement au marché public ou au kiosque de la ferme (Solidarité rurale du Québec, 2007). En effet, le modèle d’approvisionnement des grandes chainesrepose sur la nécessité de fournir d’importants volumes à fréquence régulière, ce que ne sauraient assurer des entreprises œuvrant en production artisanale ou à petite échelle. Afin de se tailler une place sur les marchés, les entrepreneurs québécois ont donc dû adopter un modèle de production de masse, qui est peu compatible avec la vente à la ferme. Il faut dire que la possibilité de s’approvisionner presque en tout temps a également séduit les consommateurs, qui ont délaissé progressivement les marchés publics et autres kiosques au cours des dernières décennies du 20e siècle (Association des marchés publics du Québec, 2014).

Les effets environnementaux de ce modèle sont également de plus en plus documentés. En premier lieu, la contamination des cours d’eau et des nappes phréatiques par des surplus d’éléments fertilisants, qui met en jeu non seulement la vie aquatique, mais aussi la santé humaine (Sauvé & Proulx, 2007). De plus, afin de faciliter l’utilisation de machinerie surdimensionnée et pour répondre aux exigences de rendements, les pratiques agricoles intensives ont contribué à l’enlèvement de la végétation des abords des cours d’eau et entre les champs, végétation qui permettait de limiter les pertes de sol par érosion et représentait également un abri pour la faune et la flore indigène (Nature Québec, 2011; Sauvé & Proulx, 2007). Outre les effets environnementaux, la perte de végétation et l’augmentation de la superficie des champs ont mené à une dégradation de la qualité des paysages ruraux, ceux-ci devenant de plus en plus rectilignes et homogènes (Ruiz & Domon, 2005).

LES TERRITOIRES RURAUX QUÉBÉCOIS, UNE RÉALITÉ À REDÉFINIR

Le plus souvent, le milieu rural québécois a été défini par simple opposition au milieu urbain, en ce sens que « [l]’urbain est l’adjectif qui qualifie ce qui est de la ville alors que l’expression rurale réfère à ce qui appartient à la campagne, territoire essentiellement marqué par l’activité agricole et la très basse densité qui en découle.» (Simard, 2012, p.116). Cette définition, qui simplifie au maximum le concept, ne semble toutefois pas prendre en compte le fait que la ruralité a énormément évoluée depuis la Seconde Guerre mondiale, présentant désormais une variété de caractéristiques en fonction des régions, et accueillant une population de plus en plus diversifiée et hétérogène (Jean & Dionne, 2007; Ministère des Affaires municipales et de l’occupation du territoire, 2013). Néanmoins, il apparait que deux critères peuvent encore caractériser assez efficacement la ruralité : d’abord, un rapport à l’espace particulier, causé par la faible densité de population et les grandes distances à parcourir; ensuite, une sociabilité particulière, l’interconnaissance étant facilitée par de faibles effectifs démographiques (Jean & Dionne, 2007).

Une définition des milieux ruraux 

Puisque ce travail s’intéresse spécifiquement aux entreprises situées en milieu rural afin de comprendre leur réalité en lien avec le marché virtuel, il semble important d’arriver à une définition de la ruralité qui est plus opérationnelle, ce qui permettra d’utiliser des critères précis d’inclusion pour les cas à étudier. À ce sujet, il importe d’abord de mentionner qu’une définition précise n’existe pas vraiment, différentes organisations utilisant des critères variables en fonction de ce qui est à étudier. Par exemple, pour Statistique Canada, six définitions différentes peuvent être utilisées, selon le volet qui est à étudier et la question à laquelle on cherche à répondre. Les critères utilisés varieront en fonction de l’échelle de l’étude, locale ou régionale par exemple, et pourront faire référence à la densité ou à la taille de la population, ou encore à la distance jusqu’à un centre urbain (Statistique Canada, 2001). L’utilisation de l’une ou l’autre de ces définitions mènera à une importante variation quant à la taille de la population rurale du Canada.

Au Québec, un effort de réflexion a été fait par le Gouvernement québécois par l’entremise du Ministère des Affaires municipales et de l’Habitation (MAMH) qui, en 2002, publiait la première version de la Politique nationale de la ruralité (PNR), vouée entièrement au développement et au soutien à la mobilisation des acteurs des communautés rurales du Québec. Dans la troisième version de la politique, publiée en 2013 et abandonnée lors du changement de gouvernement en 2014, le territoire rural du Québec était décrit comme étant « […] formé de toutes les municipalités situées à l’extérieur des régions métropolitaines de recensement (RMR) et hors des agglomérations de recensement (AR) . Sont aussi rurales les municipalités qui se trouvent à l’intérieur de ces ensembles et qui présentent une faible densité d’occupation du territoire [c’est-à-dire] moins de 400 personnes par kilomètre carré […]. » (MAMOT, 2013).

Cette définition s’avère assez complète, puisqu’elle s’intéresse tant à la taille de la population qu’à sa densité. Selon cette définition, le territoire rural québécois compterait environ 1000 municipalités ainsi que 34 communautés autochtones (MAMOT, 2013), occupant 90 % du territoire habité de la province, et compterait comme effectifs un peu plus de 2 millions de personnes, soit près du quart de la population du Québec (Jean & en collaboration avec Lawrence Desrosiers et Stève Dionne, 2014). Puisque notre travail de recherche sera mené entièrement sur le territoire québécois, et qu’elle a été reprise par différents auteurs pour leurs travaux de recherche, cette définition du milieu rural offerte par la PNR sera privilégiée.

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 MISE EN CONTEXTE DE LA RECHERCHE
1.1 LES TERRITOIRES RURAUX QUÉBÉCOIS, UNE RÉALITÉ À REDÉFINIR
1.1.1 Une définition des milieux ruraux
1.1.2 Des territoires aux caractéristiques différenciées
1.1.3 Le développement territorial
1.1.4 L’innovation dans les territoires
1.2 LES CIRCUITS ALIMENTAIRES DE PROXIMITÉ, CONTREPOIDS AU SYSTÈME DOMINANT
1.2.1 Les bénéfices et les contraintes associés aux circuits alimentaires de proximité
1.2.2 Les CAP, des innovations au service des territoires
CHAPITRE 2 LA PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE
2.1 LE SUJET DE LA RECHERCHE : LE MARCHÉ VIRTUEL DE PRODUITS RÉGIONAUX
2.1.1 Un modèle peu documenté
2.1.2 Contexte d’émergence et modes d’organisation
2.1.3 Objectifs et bénéfices des marchés virtuels
2.1.4 Les contraintes liées à l’utilisation du marché virtuel
2.2 OBJECTIF GÉNÉRAL ET QUESTIONS DE RECHERCHE
2.3 PERTINENCE DE LA RECHERCHE
CHAPITRE 3 CADRE CONCEPTUEL ET THÉORIQUE
3.1 LES REGROUPEMENTS D’ENTREPRISES
3.1.1 Émergence et pérennité des stratégies collectives
3.1.2 Les stratégies collectives du domaine agroalimentaire
3.2 L’ENTREPRENEUR, AU CŒUR DES REGROUPEMENTS
3.2.1 La motivation : considérations générales
3.2.2 L’engagement : considérations générales
CHAPITRE 4 MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE
4.1 DESIGN MÉTHODOLOGIQUE
4.2 STRATÉGIE DE COLLECTE DES DONNÉES
4.2.1 Entretiens semi-dirigés
4.3 STRATÉGIE D’ANALYSE DES DONNÉES
4.3.1 Le récit phénoménologique
4.3.2 L’analyse thématique
4.4 CONSIDÉRATIONS ÉTHIQUES
4.5 LIMITES MÉTHODOLOGIQUES
CHAPITRE 5 PRÉSENTATION DES RÉSULTATS ET DISCUSSION
5.1 CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DE L’ÉCHANTILLON
5.1.1 Les sites de collecte
5.1.2 Les participants à l’étude
5.2 AVANT L’ADHÉSION : MOTIVATIONS ET ATTENTES
5.2.1 Les motivations d’adhésion
5.2.2 Les attentes initiales
5.3 APRÈS L’ADHÉSION : AJUSTEMENTS, RETOMBÉES ET ENGAGEMENT
5.3.1 Les ajustements aux pratiques
5.3.2 Les retombées perçues
5.3.3 L’engagement et les motivations à poursuivre
5.4 OPINION DU MARCHÉ VIRTUEL
5.4.1 Autres avantages du marché virtuel
5.4.2 Défis du marché virtuel
5.4.3 Facteurs de succès du marché virtuel
5.5 SYNTHÈSE DES RÉSULTATS DE L’ÉTUDE
5.6 DISCUSSION
CONCLUSION 

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