Le juge constitutionnel et la création du droit d’accès à internet à partir de la décision Hadopi 1 de 2009

La justice constitutionnelle est un exemple de la liberté que le juge peut utiliser.

Les décisions du Conseil constitutionnel ne sont quasi-jamais « répétitives », si ce n’est dans la réaffirmation constante de la protection des droits et libertés fondamentaux et des institutions de la République. Dès lors, au cours de l’analyse il a été nécessaire d’être attentif au regard des décisions et des travaux de la doctrine relatifs aux droits fondamentaux constitutionnels applicables au numérique et à internet. Stéphane Caporal relève que : « Il paraît acquis que le juge n’est tenu ni par les textes, ni par les principes, ni même par la seule raison, puisqu’il ne s’interdit pas de recourir aux arguments d’autorité, à commencer par celui de l’autorité de la jurisprudence »81. En effet, les arguments juridiques, notamment constitutionnels, nécessitent une mise à jour progressive (vraisemblablement d’une durée indéfinie), et la prise en considération de cette progression constitutionnelle est un des objets centraux de cette recherche. Dès lors, le rôle des juges, de la jurisprudence et plus particulièrement de la justice constitutionnelle en la matière est un exemple de la liberté que le juge peut utiliser dans son rôle.
La Constitution est à l’État ce que le coeur est à l’être humain. Michaël Bardin affirme que lorsqu’on est juriste et plus spécialement constitutionnaliste ; la base de notre pensée sont les droits et libertés, comment ils sont protégés et par qui. Par définition, les libertés dans les démocraties progressent et ne régressent pas. Toute régression de liberté aussi simple que la liberté d’expression est problématique. Ce qu’une loi peut faire, une loi peut le défaire, il reste à constitutionnaliser éventuellement, lorsqu’on veut être certain de la protection d’une liberté, on l’insère dans la Constitution. La constitutionnalisation permet d’être sûrs que si un jour une loi y porte atteinte, on saura qu’on est sortis de notre cadre démocratique82. Le renforcement de l’arsenal juridique, permettrait de progresser sur le thème de la non-évolution des finalités concernant la reconnaissance faciale, car on ne sait pas ce qu’un gouvernement pourra vouloir en faire un jour. Avec la transformation numérique de l’État, d’excellentes choses ont été faites et « la clé démocratique » est l’accompagnement de la population pour une meilleure compréhension de l’évolution en cours. Ainsi, conformément aux bases fondamentales inscrites dans la Déclaration de 1789, le cadre des communications numériques ne devrait pas faire l’objet d’un régime juridique restrictif d’exception. Il existe cependant des restrictions à la liberté d’expression pouvant se justifier soit par des considérations tenant à la protection des personnes. Or la « révolution numérique » pourrait plutôt conduire à l’expansion de droits fondamentaux constitutionnels. Du moins, les nouvelles pratiques résultant de l’utilisation de nouvelles technologies invitent à une réflexion dans ce domaine. Dans cette perspective, on analysera la reconnaissance du droit d’accès à internet avec la décision Hadopi 1 (A). Cette solution consacrée par le Conseil constitutionnel dans le contexte du bouleversement numérique semble constituer la première étape d’une évolution dans le sens d’un élargissement des droits fondamentaux dérivants du numérique, même si celle-ci peut paraître sous divers aspects (encore trop) limitée (B).

La décision Hadopi 1 : la reconnaissance du droit d’accès à internet

Le danger évité, la loi Hadopi 1. Avec le loi Hadopi 1, le législateur avait mis en place une autorité administrative visant à assurer des fonctions traditionnellement dévolues au juge. Mais le Conseil constitutionnel a estimé que dans une démocratie, où les magistrats doivent être les garants de la liberté d’expression et de communication et donc les seuls à pouvoir la limiter, donner à une autorité administrative la possibilité de bloquer ou de déréférencer sans recours à l’autorité judiciaire constitue une atteinte à notre État de droit.
Cela étant, cette thèse n’a pas pour objet de prendre position dans le débat opposant ceux favorables à l’absolutisme de la liberté d’expression et de communication avec, à l’inverse, ceux plus en faveur à la nécessité de sa limitation notamment pour la protection de l’ordre public. La décision Hadopi 1 contient d’importants points de réflexion concernant notre recherche. En effet, le Conseil constitutionnel a retenu l’accès à internet comme composante de la liberté d’expression protégé à l’article 11 de la Déclaration de 1789. Par exemple, selon le raisonnement du Conseil constitutionnel, la sanction de la déconnexion d’internet pour des actes de téléchargements illégaux ne peut pas être appliquée par une décision prise par une autorité administrative, mais elle devrait être effectuée par des magistrats de l’ordre judiciaire. Cette reconnaissance constitutionnelle du droit d’accès à internet fait émerger la question du digital divide.
« L’écart digital, le digital divide 84 » entre les utilisateurs des nouvelles technologies. Ce terme désigne l’écart entre ceux qui utilisent les potentialités des nouvelles technologies de l’information et de la communication pour leurs besoins personnels ou professionnels et ceux qui ne sont pas en état de les exploiter faute de pouvoir accéder aux équipements ou faute de compétences. À cet égard, actuellement la moitié de la population mondiale peut accéder à internet. L’impossibilité matérielle et intellectuelle d’accéder au numérique et à internet de la part de nombreux individus est une des raisons conduisant à l’exclusion de la reconnaissance et de l’affirmation de l’accès à internet en tant que droit universel. Effectivement il peut exister un digital divide au sein d’une même communauté ou d’une nation. Des différences demeurent entre les citoyens, elles sont notamment liées au niveau des connaissances, des études, des ressources financières, mais aussi entre les États industrialisés et ceux en voie de développement (éventuellement démocratique) à cause des conditions matérielles ou des actions de censure de la part des régimes autoritaires85. Non sans raison, la Convention relative aux droits des personnes handicapées adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies prévoit la promotion de l’accès des personnes handicapées aux nouvelles technologies et aux systèmes d’information et de communication, tel internet. De plus, cette convention invite les sociétés privées et les mass media qui opèrent à travers ces moyens numériques, à les rendre plus accessibles86. Le même constat est possible dans les dispositions de la Déclaration de l’Organisation des Nations Unies (ONU) sur les droits des peuples autochtones.
La contribution du numérique à la démocratie du XXIème. La voie de sortie de l’actuelle crise de la représentation politique moderne semble passer par le numérique. Comme le souligne Pauline Türk les partis politiques se sont adaptés à cette nouvelle ère numérique. Internet rénove les conditions dans lesquelles les exigences de transparence démocratique se concrétisent. Louis Brandeis, juge à la Cour suprême américaine de 1916 à 1939, écrivait : « C’est à juste titre que l’on recommande la transparence comme remède aux maux sociaux et industriels. La lumière du soleil est le meilleur des désinfectants et la lumière électrique est le plus efficace des policiers »90. Dans cette logique de transparence démocratique, le numérique permet de mettre à la disposition du plus grand nombre des citoyens des informations d’intérêt général. Selon Marie-Charlotte Roques-Bonnet : « En ligne, le citoyen assiste à une réinterprétation de ses droits fondamentaux. Il vit les libertés publiques différemment. Profitant des opportunités nouvelles du support numérique, il réinvestit ses devoirs démocratiques, politiques et juridiques. En effet, lorsqu’il est inclus dans la société numérique, il s’exprime, il dialogue, il échange, il félicite ou sanctionne ses gouvernants, il participe à leur réflexion et peut faire connaître, en permanence, par exemple, sa conception de l’intérêt général » 91 . Internet a permis l’essor de nombreux droits fondamentaux, ces nouveaux droits imposent un renouveau de l’encadrement constitutionnel du droit avec le numérique.
Le renouveau des normes constitutionnelles de référence du Conseil constitutionnel : l’identification d’une quatrième génération de droits fondamentaux.
L’environnement numérique actuel rend plus que jamais nécessaire la protection de la liberté de communication et d’expression des pensées et des opinions. Celle-ci devrait être consacrée au sein de la justice constitutionnelle. Dans cette perspective, la protection de la sphère privée sur internet a naturellement son importance92. Mais cette considération ne doit pas non plus conduire à réduire ou à trop restreindre la liberté de communiquer. Les bienfaits des communications numériques ne doivent pas être réduits ou effacés par les menaces modernes93. De sorte que de nouveaux droits constitutionnels pourraient être consacrés pour préserver notamment ce nouveau mode d’expression. À cet égard, un mouvement en ce sens semble se développer avec l’apparition d’une nouvelle génération de droits fondamentaux, la quatrième génération de droits fondamentaux pourrait intéresser le numérique, ceci notamment depuis la décision du Conseil constitutionnel de 2009 reconnaissant le droit d’accès à internet.

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La protection des droits fondamentaux intéressés par le numérique

Dès 1980, le Doyen Louis Favoreu constatait : « Le “constitutionnel” est en train de “colorer” progressivement l’ensemble des branches du droit » 99 . À cet égard,l’apparition de la communication numérique a conduit à l’émergence de nouveaux droits fondamentaux dépassant la summa divisio traditionnelle entre droit public et droit privé. Audelà de cette considération préliminaire, l’idée que les droits fondamentaux dérivant du numérique puissent être constitutionnellement protégés s’inscrit dans la logique de protection des droits fondamentaux de l’homme initiée par le Conseil constitutionnel lorsqu’il est devenu un gardien des droits fondamentaux 100 . Le processus de constitutionnalisation, est une théorie « non inventée par la doctrine »101, étant avant tout le résultat d’un acheminement jurisprudentiel102, lié et fondé sur la théorie de la hiérarchie des normes de Hans Kelsen, en vue d’assurer la primauté de la Constitution. Cette transmission entre le législateur et le juge constitutionnel est très singulière, elle doit être prise en considération pour le droit relatif au numérique. Après la reconnaissance comme droit fondamental constitutionnel de l’accès à internet par la décision Hadopi 1 de 2009 du Conseil constitutionnel 103 , et l’adoption de la loi du 7 octobre 2016 pour une République numérique104, la question de l’opportunité d’ériger un droit fondamental constitutionnel relatif au droit numérique105 a été débattue car pour l’heure, celui-ci n’est pas consacré 106.
Au niveau national, de nombreuses et récentes dispositions législatives et décisions de justice ont été adoptées dans ce sens 107 . Comme cela a été évoqué précédemment, le lien de « fondamentalité » constitutionnelle entre l’accès à internet et les droits de l’homme a été développé lors du contrôle de constitutionnalité de la loi relative à la diffusion et à la protection des créations sur internet.
Le renouvèlement des modes de production de la loi par le numérique. Les recherches effectuées par Pauline Türk font apparaitre que le numérique peut aussi rénover les modes de production du droit, et que par conséquent le cadre théorique et juridique des caractéristiques de la norme est nécessairement affecté, en particulier les nouveaux processus numériques d’élaboration de la norme renouvellent les débats constitutionnels sur l’élaboration de la Constitution et de la loi109. Ce constat pourrait, en partie, expliquer le choix précurseur du Conseil constitutionnel lorsqu’il a emprunté la voie menant à la protection et à la création du droit d’accès à internet avec la décision Hadopi110. Examinant le recours dont il avait été saisi par plus de soixante députés à l’encontre de la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, celui-ci a rappelé que les atteintes portées à la liberté d’expression étaient soumises à des conditions de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité à l’objectif poursuivi 111 . Dans cette perspective, il convient des’interroger sur ce que recouvre la vie privée sur le réseau qu’est internet.
La « fondamentalisation » c’est bien l’un des enjeux de notre thèse, qui s’appuie notamment sur la décision du Conseil constitutionnel de 2009 reconnaissant une valeur constitutionnelle au droit d’accès à internet pour s’interroger sur les enjeux et perspectives de cette étape jurisprudentielle, et plus généralement sur les pistes à suivre pour compléter le corpus juridique. Notre projet implique un effort prospectif, d’autant que la jurisprudence constitutionnelle française est relativement pauvre en la matière. Le « bloc de constitutionnalité », en France, comprend peu de dispositions exploitables, et l’on rappelle le refus, en 2009, de constitutionnaliser le droit à la protection des données personnelles, ou, en 2018, d’adosser à la Constitution de 1958 une Charte du numérique, comparable à la Charte de l’environnement, malgré des propositions et débats en ce sens. Dans quelle mesure le positionnement du juge constitutionnel sur le droit à l’accès à internet permet l’essor de la démocratie numérique ? Comment le Conseil constitutionnel effectue la conciliation entre les droits fondamentaux intéressés par le numérique et la protection de la sécurité publique ?
Une réponse à ces questions permettra d’envisager combien et comment l’essor du numérique peut rénover notre démocratie (Première partie) à la condition d’un exercice encadré de la liberté de communication dans un contexte marqué par les défis du numérique (Seconde partie).

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