Le journalisme collaboratif comme mode de production d’une investigation
L’apport quantitatif du journalisme collaboratif : la force du nombre face à une base de données gigantesque
Le contexte de cellules d’investigation aux ressources humaines limitées
Pour mettre au mieux en relief les attributs de notre objet de recherche, le journalisme collaboratif, nous avons choisi de consacrer ce travail à une investigation collective inédite par son envergure. En effet, les documents envoyés par le lanceur d’alerte au quotidien allemand Süddeutsche Zeitung ont donné lieu à la plus grosse fuite jamais exploitée par un consortium de journalistes. Au total, plus de 11,5 millions de documents confidentiels provenant du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca et traitant de quelque 214 000 sociétés offshore créées entre 1977 et 2016 ont été réunis4 . Mais au-delà du volume de cette fuite, 2 600 Go de données5 , c’est dans sa diversité que l’on peut voir une première motivation à la décision de la Süddeutsche Zeitung de partager ces documents avec l’ICIJ en vue d’un projet collaboratif, puisque ces derniers se composent de 4,8 millions d’e-mail et 2 millions de fichiers PDF6 , auxquels s’ajoutent des milliers de tableurs Excel et de présentations Powerpoint. Un autre facteur vient amplifier le labeur démesuré que représenterait l’étude de ces documents par une seule rédaction. Cette fuite, comme la plupart des autres que l’ICIJ a exploitées à partir du début des années 2010, survient dans le contexte d’une érosion des moyens alloués à l’investigation par les médias. Dès lors, il apparaît que le recours à un journalisme collaboratif inter-médiatique est venu suppléer, ou en tout cas compléter, la coopération qui aurait pu être menée entre un nombre conséquent de journalistes d’une même rédaction.
Des documents inexploitables par un seul média
Face à cette concomitance entre la quantité massive de documents à analyser et la réduction de la taille des cellules d’investigation au sein des rédactions, nous pouvons voir dans la mutualisation de l’effort de recherche un premier facteur du recours au journalisme collaboratif. A raison d’une minute passée sur chaque document – une durée déjà largement insuffisante pour une grande partie d’entre eux – nous avons estimé qu’il faudrait 22 ans à un seul journaliste qui travaillerait 24 heures sur 24 pour parcourir l’intégralité de ces fichiers. En ce sens, la répartition de ce travail entre les 378 journalistes ayant participé aux Panama Papers a permis mécaniquement de raccourcir la phase d’exploration de ces données et donc d’envisager une publication à une date relativement proche de la réception de la fuite, en l’occurrence neuf mois après. Nous pouvons, pour résumer cet atout du journalisme collaboratif, se référer à l’expression d’« effet de masse »7 employée par Edouard Perrin lors de notre entretien : « L’intérêt le plus évident, mais pas le plus important, est effectivement l’effet de masse. Face à une telle base de données, on pourrait tout seul y passer des années et s’y perdre, ou alors ne pas faire honneur au matériau. » Nous avons néanmoins pu constater que cet avantage du nombre n’aurait pu s’exprimer pleinement sans être associé à la dimension internationale de la coalition de médias ayant pris part aux Panama Papers. En effet, face à des documents provenant de près de 200 pays 8 , les 25 langues parlées par les journalistes ayant participé au projet – eux-mêmes issus de 76 pays9 – leur a évité de ne pouvoir exploiter certains documents faute d’être en mesure de les traduire. Ce journalisme global présente par ailleurs un avantage fortuit – mais non négligeable compte tenu de la temporalité de l’exercice médiatique – constaté par Bastian Obermayer et Frederik Obermaier : « Les données sont fouillées 24 heures sur 24. Dans chaque fuseau horaire, il y a presque toujours un collègue devant son ordinateur qui rentre de nouveaux noms dans le moteur de recherche. »10 Ainsi, si l’hypothèse du journaliste travaillant 24 heures sur 24 dans le calcul précédemment effectué était illusoire, elle devient effective grâce à cette coopération internationale. Cependant, une investigation collective telle que les Panama Papers ne saurait fonctionner par le seul effet d’une agrégation mécanique de médias partenaires. Nous avons au contraire découvert l’existence d’un processus rigoureux de sélection effectué par le consortium. A partir des entretiens que nous avons menés, nous pouvons établir que la confiance est le critère primordial sur lequel repose cette sélection. Pour s’en assurer, l’ICIJ invite en premier lieu les médias ayant déjà pris part à des projets antérieurs du consortium.11 Mais lorsque, comme dans le cadre des Panama Papers, il doit faire appel à de nouveaux partenaires, deux critères de sélection semblent se dégager. D’une part, l’ICIJ doit s’assurer que le média invité va « jouer collectif » 12 . En d’autres termes, qu’il respectera la réciprocité des échanges que suppose la pratique du journalisme collaboratif. Au cours de notre entretien, Edouard Perrin a ainsi souligné l’enjeu d’une bonne « connaissance des relations humaines » : « Ce genre de projet ne peut pas fonctionner avec des personnalités égocentriques. Vous ne pouvez pas participer à un tel projet, prendre le travail des autres et ne rien produire vous-même. » D’autre part, l’impact du journalisme collaboratif atteignant son paroxysme, nous le verrons, lors de la publication de l’enquête, la menace d’une fuite venant d’un média partenaire cherchant à s’approprier l’exclusivité des révélations plane tout au long de l’investigation. Dès lors, l’enjeu est primordial pour le consortium de se prémunir d’une rupture de l’embargo qu’il impose jusqu’à la date de publication mondiale, en dépit de la clause de confidentialité que chacun des médias partenaires signe au moment de rejoindre le projet14 . « L’ICIJ négocie très souvent, il y a parfois eu des journalistes qui voulaient publier en décembre [plutôt qu’en avril, à la date de la publication mondiale] mais on arrive par des voies diplomatiques les en dissuader. L’ICIJ n’est pas tyrannique, on ne peut rien contrôler à 100%, mais on s’appuie sur le professionnalisme. »15 La compréhension de ces exigences nous a permis d’expliquer la sélection à laquelle a procédé l’ICIJ lors du lancement des Panama Papers. En raison de l’importance accordée aux affinités professionnelles dans ce processus, le terme de « cooptation au long cours »16 employé par l’un de nos interviewés semble à cet égard approprié pour qualifier cette étape majeure de tout projet journalistique collaboratif.
L’impact des Panama Papers sur la représentation du journalisme d’investigation
Ce mémoire vise en premier lieu à décrire les ressorts d’une pratique, le journalisme collaboratif. Il nous a toutefois paru nécessaire de s’intéresser dans cette sous-partie aux représentations du journalisme d’investigation – celles des acteurs médiatiques mais aussi de leur public – et en particulier à la transformation qu’elles ont connues dans le sillage des Panama Papers. En effet, la teneur des révélations de cette affaire, couplée à la coopération journalistique sans précédent dont elles sont le fruit, a généré une représentation nouvelle du journalisme d’investigation. Si aucune étude ne permet à ce jour d’objectiver ce phénomène, on peut supposer que la mise en lumière de cette enquête collective par l’ensemble du champ médiatique 17 a ainsi modifié la conception commune de cette pratique. Loin de l’imaginaire du journaliste menant son enquête seul, parfois même à l’insu de sa rédaction, les Panama Papers ont fait découvrir au grand public, mais aussi aux professionnels du secteur, une possible coopération entre des journalistes de plusieurs médias et dans plusieurs pays, renversant ainsi la supposée concurrence acerbe prévalant dans un domaine où l’exclusivité sur une information est convoitée par chaque acteur. A cet égard, nous avons constaté que cette opposition était même produite dans le discours de nos interviewés, à l’image d’Emmanuel Gagnier, qui qualifie cette coopération de « révolution »18. En effet, participer à un tel projet implique pour un média de renoncer au monopole des révélations au profit d’un certain nombre de bénéfices que nous évaluerons au cours de ce mémoire. C’est ce renversement de posture, a priori illogique pour des médias cherchant chaque jour à se démarquer de leurs concurrents dans les sujets qu’ils traitent, que les Panama Papers ont engendré, comme le souligne le journaliste Laurent Richard :« ll y a 15 ans on ne croyait pas au journalisme collaboratif. On pensait que partager une information avec un autre journaliste c’était mettre en danger sa propre rédaction. »19 Il semble même que l’impact des différents projets du consortium, au premier rang desquels les Panama Papers, est tel que le fait de ne pas s’inscrire dans cette évolution des pratiques et des mentalités soit discriminant pour un acteur médiatique. Ainsi, Emmanuel Gagnier estime que c’est « la course au scoop »20 qui a conduit le New York Times ou CNN à ne pas prendre part aux Panama Papers. A tort selon lui : « Je pense qu’après les Panama Papers, on ne les reprendra pas à bouder le consortium. Il y a un effet de boomerang de la part des lecteurs qui se demandent pourquoi un grand média comme ça n’a pas participé. Aujourd’hui il faut en être. »
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