Le jour où la pub s’est arrêtée

La pub : combien de divisions ?

Confortablement installée dans la 607 gris anthracite qui vient de la prendre en bas de chez elle, Juliette prend conscience du désastre. Elle sait trop l’importance de la publicité et de la communication en général dans la vie économique. Pour son premier retour d’Asie après un peu plus de six mois en agence à Shanghai, elle analyse le monde de la pub française avec un prisme désormais international. Jamais elle ne les en aurait crû capables. Ils se mettent en grève ! Encore une exception à la française ! Comment un problème purement sectoriel n’a-t-il pu se résoudre simplement ? Visiblement on a fait l’autruche. Une fois de plus les politiques se sont retrouvés en décalage avec la « vie », par manque d’écoute et d’implication et les entreprises n’ont pas su dialoguer. Maintenant, c’est devenu une affaire d’État. La preuve ? Ça atteint directement les hautes sphères du pouvoir. Le président de la République lui-même demande à en savoir davantage. Dans l’heure même. Et c’est elle, Juliette, qu’un copain de Sciences-Po vient de réveiller en catastrophe, qui va éclairer sa lanterne et lui parler du malaise de la profession. Quel décalage mon Dieu ! Il faudrait affréter des charters et envoyer tout ce petit monde voir comment ça se passe en Asie ou ailleurs. « Ont-ils seulement l’ombre d’une idée du fonctionnement de ces sociétés asiatiques, de leur puissance de travail et surtout de leur envie de nous démon-trer leurs énormes potentiels et capacités ? »
Un point l’intrigue. Comment tous les présidents des grandes entreprises françaises, qui eux conduisent en temps réel les mutations nécessaires au pilotage de leurs boîtes, ont-ils pu laisser ainsi la situation se dégrader dans leur propre pays ? Elle sait que leurs préoccupations sont mondiales, qu’ils ont parfaitement organisé leurs groupes pour y répondre, que le métissage des compétences y a nourri et enrichi la culture. Alors pourquoi ? Certes la pression des analystes financiers, la crainte des dérapages suite aux interviews tendancieuses des journalistes économiques, les ont poussés à concentrer leurs efforts sur la communication institutionnelle, les rela-tions presse, l’interne, afin d’expliquer leurs projets. Et ils ont indéniablement délégué plus que de raison ce qu’ils appellent la « communication technique » – la publicité et tous les autres métiers – auxquels, à de rares exceptions près, ils ne s’intéressent pas, bien que conscients de l’importance de tous ces « outils » qui, au final, font vendre et donnent accès au profit. Mais quand même ! Lui revient à la mémoire la cita-tion d’un président du CAC 40 lors d’un colloque auquel elle a assisté à Beijing : « La base de l’économie n’est pas la produc-tion mais la vente. L’innovation est une production qui est devenue vente, et une invention sans vente, ça meurt. » Elle se souvient qu’un de ses profs à Sciences-Po, assez féru sur la question, leur avait dit trois ans auparavant : « Les grands patrons sont trop distants du cœur des stratégies de communi-cation de leurs entreprises, avec la fragmentation des médias et la complexification des systèmes, ils vont devoir oser se saisir de sujets nouveaux, même s’ils ne les maîtrisent pas, ce qu’ils détestent. »
En sortant de chez elle, elle avait entraperçu la couverture de Libération qu’un marchand de journaux, qui ouvrait son kios-que, était en train d’afficher : « Le bug de la pub ». Sans même attendre sa monnaie, elle lui avait quasiment arraché un exemplaire qu’elle feuilletait à présent fébrilement. C’était fou. Le quotidien annonçait rien moins qu’une grève totale et illimitée de l’ensemble des professions de la publicité en France, qui se traduisait le jour même par la disparition dans ses propres pages de près de la moitié des annonces payées, au moins pour celles dont les ordres avaient pu être annulés avant le démarrage des rotatives. La suspension serait totale à partir du lendemain. Laurent Joffrin, dans un édito intitulé « Grosse déprime », annonçait effectivement des lendemains qui ne chanteraient pas pour le journal. Il en comptait d’ail-leurs très exactement une dizaine, et guère plus, avant de passer au format bihebdomadaire faute de réactivation des ordres d’insertions. Et ça ne serait, prévenait-on, qu’un pis-aller au cas où les choses ne s’amélioreraient pas, parce que vu la faiblesse des abonnements, le coût du papier, les salai-res de la rédaction, les frais d’impression, la diffusion, etc., Libération se verrait contraint de se contenter d’un feuillet unique imprimé sur papier recyclé. Pas vraiment réjouissant.
À peu près au même moment, Estelle qui a du mal à émerger après le réveil brutal qu’elle vient de subir, se remémore, complètement éberluée, le coup de fil impératif de sa tante Claire, secrétaire au cabinet du Président à l’Élysée. Elle a d’abord cru, vu l’heure, à une mauvaise farce, mais ce n’est pas le style de tante Claire et aucun de ses amis ne la connait au point de pouvoir l’imiter. Celle-ci l’informait qu’une voiture de la présidence serait en bas de chez elle dans un quart d’heure, qu’il convenait qu’elle soit prête et surtout bien réveillée. Quelques mots sur le contexte avaient suffi à lui faire comprendre le pourquoi de l’urgence de la convocation. Définitivement, la « tatie » resterait toujours la même, impé-rieuse et délicieuse à la fois. Sa vocation avait été le service public et toutes ces années passées dans l’ombre de l’homme Sarkozy et dans les coulisses du pouvoir avaient façonné un personnage tout en paradoxes qu’Estelle appréciait, mais dont le ton ne laissait place à aucune alternative. Tout compte fait, elle n’était qu’à moitié surprise. Depuis deux jours, elle avait compris, à la fièvre qui s’était emparée du staff du cabinet d’études qu’elle avait rejoint quelques mois auparavant, qu’un « coup » assez fumant se préparait. Mais elle aurait été à cent lieues d’imaginer cette ampleur.
Le discret chauffeur aux cheveux courts (un militaire des ser-vices spéciaux, pense-t-elle naïvement) a allumé la radio à sa demande. Il a dû parcourir la bande passante plusieurs fois de suite pour qu’ils en aient tous deux le cœur net. Pratiquement toutes les radios se retrouvent « formatées » façon France Culture ou Radio Notre Dame : musique et parlotte, point final. Aucune pub. Tout simplement incroyable ! Tous les commen-taires, en revanche, traitent du fait du jour, avec une précau-tion évidente qui trahit à la fois l’étonnement et surtout l’angoisse de ceux qui s’expriment. Aux premières loges pour prendre de plein fouet les effets immédiats de cette grève, les radios n’ont pas besoin d’en rajouter pour faire comprendre que ça ne va pas être triste.
Ils purent cependant entendre Jean-Pierre Elkabbach, inter-venant pour une interview téléphonique exceptionnelle en direct sur Europe 1, questionner insidieusement Maurice Lévy, le représentant aussi sérieux qu’emblématique du premier groupe français de communication sur la légitimité d’une telle grève et sur ses conséquences économiques. Le président de Publicis ne se laissa pas démonter :
— Je vous rappelle que la culture de la grève est quand même bien ancrée dans notre inconscient collectif. C’est presque une institution nationale. Et comme par hasard, ce sont le plus souvent les services publics qui sont en première ligne ! La SNCF, l’Éducation nationale, la RATP, les ferries corses et j’en oublie. Et les pouvoirs publics, surtout s’il s’agit de protagonistes issus des services du même nom, finissent toujours par lâcher la manne exigée, quitte à lais-ser les usagers s’enfoncer encore un peu plus dans la déprime. Alors, si c’est un droit inscrit dans la Constitution, qu’il n’est l’apanage de personne, et surtout pas un mono-pole réservé aux dits services publics, pourquoi pas une grève de la pub ? On verra bien si, dans ce domaine, les Français se contentent du service minimum !
Et Maurice Lévy enfonça le clou, cette fois avec plus de véhé-mence :
— La vocation de la publicité, c’est d’être au service des ser-vices, de la grande distribution, des loisirs, des entreprises, et de bien d’autres activités. C’est-à-dire en fait de toute l’économie. C’est même le premier de tous les services, dès lors qu’elle s’adresse à tous les publics.
Jean-Pierre Elkabbach l’interrompit :
— Maurice Lévy, vous vous souvenez peut-être comment Sta-line se moquait du pouvoir temporel du pape. « Le Vatican, c’est combien de divisions ? » Dites-moi, la pub, en France, combien de divisions ?
— C’est un secteur de l’économie à part entière. Et qui plus est un formidable réservoir d’innovation et de créativité, qui fait appel à des dizaines de métiers : 65 000 entreprises, agences, sociétés de ventes d’espaces, sociétés de médias, prestataires de services ; près de 400 000 emplois directs et indirects, Jean-Pierre Elkabbach !
— Pourtant, les « anti-pub » n’ont pas chômé, ces derniers temps. Je me souviens qu’il y a quelques mois, j’en avais parlé sur cette antenne, un « collectif des déboulonneurs » était allé barbouiller des affiches en plein Paris, et il y avait du monde autour d’eux pour les applaudir. Il n’a été condamné qu’à une amende d’un euro symbolique par la cour d’appel de Paris. Ils doivent quand même avoir quel-ques bonnes raisons.
— Attendez, Jean-Pierre Elkabbach, soyons sérieux ! Est-ce que vous imaginez simplement la couleur de nos villes sans la pub ? J’irai même plus loin. Supprimer la pub, comme le veulent certains, c’est revenir au manteau gris des démocraties populaires où ne s’affichait que la propa-gande. Pire encore, c’est donner raison à toutes sortes d’utopies intégristes, des religieuses comme des politi-ques, qui veulent tout simplement nier la beauté du corps, les plaisirs de la vie, la gaieté des villes et même celle des couloirs du métro ! Tous ces anti-pub sont de vrais tali-bans. C’est exactement cela ! Des talibans ! S’ils pouvaient détruire nos affiches et nos spots à coups de mortiers, comme les bouddhas d’Afghanistan, il y a dix ans, ils n’hésiteraient pas ! Croyez-moi, la crise couve depuis suffi-samment longtemps pour qu’on veuille enfin ouvrir les yeux. Mais vous faites bien de poser la question : c’est effectivement autant un débat de société qu’un débat éco-nomique. Aujourd’hui, en France, les modèles économiques des entreprises de la communication ne sont plus viables. Chaque jour on nous demande de faire plus avec moins, c’est simplement impossible. Si nos groupes n’étaient pas internationaux, si nous n’avions pas investi dans la diver-sification, notamment dans Internet, mais aussi en nous installant dans les pays à forte croissance en accompagne-ment de nos grands clients mondiaux, nous ne pourrions subsister. On ne peut pas acheter les prestations intellec-tuelles comme on achète des matières premières, il n’y a pas de places de marché pour l’intelligence !
Enfin, Maurice Lévy mentionna l’autisme coupable des pou-voirs publics qui intervenaient toujours « contre » et jamais
« pour » la publicité. Comme s’il s’agissait d’une activité hon-teuse qu’il fallait encadrer sans faiblir :
« Regardez comme l’action de l’État est perverse a maints égards. Toutes ses lois successives, la loi Royer, la loi Évin, la loi Sapin, la loi Raffarin n’ont servi qu’à nous ligoter sans répit. Prenez la loi Raffarin : sous le prétexte de limiter l’intrusion des grands discounters allemands, elle a bridé stupidement le développement du commerce. Résultat, elle a conforté la position monopolistique des grands distributeurs français et limité d’autant l’apport de nouveaux budgets publicitaires qui auraient dynamisé la concurrence, ce dont les consommateurs auraient été les premiers bénéficiaires ! Je vous rappelle à cet égard qu’il a quand même fallu attendre le 1er janvier 2007 pour voir les premiers spots publicitaires de la grande distribu-tion sur nos écrans de télévision. C’est un comble, alors que le concept même de l’hypermarché a été inventé en France, c’était même un Carrefour, en 1963 ! Dans tous ces exemples, vous voyez bien que la publicité est là pour promouvoir une concurrence saine accompagner le développement économi-que. Et que fait-on ? On bride, on légifère, on contrôle, on rabiote, et d’expérience, cela se fait rarement dans l’intérêt du consommateur. Mais revenons à la publicité. Vous savez, ajouta-t-il, c’est une question de mentalité. Selon la manière dont on agit et dont on parle, le résultat n’est pas le même. L’État dira : “Fumer, c’est dangereux !” Le publicitaire dira : “Arrêter de fumer, c’est facile !” Qu’est-ce que vous choisissez ? Ne croyez-vous pas qu’il faille mieux actionner une motivation positive qu’appuyer sur le frein comme un malade ? Je ne m’étendrai pas sur les lois récemment promulguées pour l’encadrement de la publicité, des produits alimentaires, ni sur ce qui va se passer avec la suppression de la publicité sur France Télévisions, car sans vouloir être devin, c’est grandeur nature que nous allons découvrir ce que ça donne la vie sans la publicité. »
Sur ce, concluant l’interview, il signala incidemment qu’il s’envolait dans l’heure suivante pour la Chine, où son réseau d’agences locales négociait des plans médias avec quelque 5 000 journaux, 4 000 magazines et un nombre « non mesu-rable » de radios1.
« Vous savez, Jean-Pierre Elkabbach, la propension bien fran-çaise à se trouver des boucs émissaires en dehors de chez elle est bien facile. Les Chinois ne nous attendent pas et les délo-calisations ne comptent que pour 5 % des pertes d’emplois. Alors, cessons de considérer la publicité comme un mal nécessaire et de croire qu’elle ne sert à rien sinon à enrichir une profession. Le véritable patriotisme économique serait au contraire de la considérer comme une arme de contre-offen-sive face à la pression économique étrangère ! »
Jean-Pierre Elkabbach en resta coi. Lui, d’habitude si prolixe en questions et excellant à pousser ses interlocuteurs dans leurs retranchements, comprit à cet instant qu’il vivait en direct un raz-de-marée aussi inédit qu’imprévisible, qui allait secouer la planète médiatique toutes institutions confondues, d’une manière qu’il envisageait avec effroi, en vieux routier du secteur qu’il était.
Rien n’y fit. Sitôt Maurice Lévy disparu, la prophétie annoncée se déroula comme prévu : pas un seul spot ne vint égayer le restant du trajet. D’émotion, les animateurs en avaient perdu leur voix. Exit la pub, ses sketchs, ses jingles, ses trémolos bien typés pour les « forfaits fixes illimités hors numéros spé-ciaux avec l’Internet à deux mégas », ses émotions non feintes pour les crédits « tout, tout de suite, pour faire plaisir à vos envies », ou ses irrésistibles appels à tester sans délai « une onctuosité si légère au goût si subtil, qu’ils pardonneront votre gourmandise ». Non, rigoureusement rien. Des explications emberlificotées ou pire encore, de la musique et rien d’autre. Incroyable !
« Toute leur grille doit être bouleversée. Et sans solution de rechange, pense Estelle. La cata… » La jeune femme est à pré-sent complètement tassée dans le fond de son siège. Elle prend peu à peu conscience des dégâts. Mais comment va-t-elle intervenir devant le Président ? Que va-t-il lui demander ? Et s’il lui pose des questions techniques, saura-t-elle lui répondre ? Elle regrette vivement de ne pas avoir pris le temps d’avaler son café avant de partir pour se donner un peu de tonus, ni d’avoir réussi à joindre l’un de ses patrons pour recueillir leurs conseils. Elle ne se sent pas vraiment intimi-dée, mais très perplexe. Pourquoi elle ?
Certes, elle s’est passionnée pour l’observation et l’analyse de cette profession depuis qu’elle travaille dans cette société d’études spécialisée sur le secteur. Et lors d’un récent dîner avec tante Claire, elle se souvient s’être emballée sur le sujet, impressionnant celle-ci en l’entraînant dans la découverte d’un monde dont elle ne connaissait, ni n’imaginait l’importance comme moteur de la croissance et de la valeur des entreprises.
Avec recul, Estelle réalise que l’écoute inhabituelle de sa tante et le fait qu’elle ne lui ait pas coupé systématiquement la parole étaient la preuve qu’elle avait compris et expliquaient très certainement la raison du moment incroyable qu’elle vivait.
Plongée dans ses réflexions, elle ne voit pas que la voiture vient de longer le bout du parc, sur l’avenue Gabriel, enfile l’avenue Marigny et, après quelques secondes de répit, s’en-gage dans la cour mythique bordée d’orangers plantés dans leurs bacs et s’arrête devant le perron. Un huissier en queue-de-pie avec chaîne et gilet rouge lui ouvre déjà la portière.

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