Le jacobinisme et le droit de propriété
La liberté illimitée du commerce, vectrice d’abus
Le droit de propriété absolu a alors un corollaire pour nos auteurs : la liberté illimitée du commerce. La liberté illimitée du commerce des grains est permise par le décret du 29 août 1789 . La loi martiale permet d’employer la force contre les émeutes qui se créent du fait de la difficulté pour le peuple de se procurer des subsistances. Sous la Révolution, les crises des subsistances ne sont toujours pas déjouées. La liberté illimitée du commerce est reconduite par les Girondins le 8 décembre 1792 par un décret sur la « liberté entière du commerce » de diverses denrées 64 . Elle semble être la solution permettant de résoudre les crises, en faisant circuler les denrées et donc en améliorant leur accès au peuple. Toutefois, cette solution s’avère ne pas en être une, les troubles des subsistances s’aggravant . Quoi qu’il en soit, Saint-Just se rallie à la position girondine, contrairement à Billaud-Varenne et Robespierre qui la combattent. Cette divergence de la part de Saint-Just s’explique par le fait qu’il ait étudié la crise économique dans son ensemble et soit persuadé que seule l’émission déréglée des signes, qui en est la cause, doit être modifiée. D’ailleurs des millions d’assignats seront brûlés. Il ne juge donc pas utile de diminuer la liberté du commerce pour empêcher les accaparements et veut que des mesures soient prises pour faire baisser le signe 67 , pensant que cette mesure permettrait de résoudre tous les problèmes. On peut aussi relier ce positionnement de Saint-Just à la maturation plus lente de ses idées politiques et sociales. Dans ces premières années de Révolution, le Jacobin qui est profondément attaché à la liberté, pense que la limiter serait faire un premier pas vers sa suppression et n’apporterait aucun effet bénéfique. Robespierre et Billaud-Varenne, eux, se battent pour restreindre cette liberté qui tend à faire augmenter les prix au détriment des pauvres. Il ne s’agit pas de fustiger le commerce, au contraire, chacun est conscient de son utilité. Les deux Jacobins veulent simplement restreindre la liberté illimitée du commerce pour que des abus concernant l’augmentation du prix des denrées soient impossibles. Ils se plaignent que cette liberté illimitée, loin de promouvoir la circulation des denrées, l’entrave en permettant aux marchands de spéculer sur les subsistances, de les conserver afin de les vendre plus tardivement à un prix plus élevé, et donc de laisser leurs compatriotes avoir des difficultés pour répondre à leurs besoins vitaux, à des fins d’enrichissement personnel Lors du discours sur les subsistances de Robespierre, ce dernier affirme que « la liberté du commerce est nécessaire jusqu’au point où la cupidité homicide commence à en abuser » . Il accuse alors les « accapareurs » d’user de leur liberté illimitée du commerce pour s’enrichir, ce qui a provoqué la crise des subsistances. Billaud-Varenne qualifie la loi martiale de « loi meurtrière » qui se charge de réprimer par la terreur les angoisses du besoin plutôt que d’assouvir la faim du peuple70 , Robespierre plaide son abrogation. Ces accusations font suite à l’usage qui a été fait de la loi martiale : celle-ci a permis d’envoyer des troupes armées afin d’endiguer, par la violence, les émeutes créées par les troubles des subsistances. Ce point de divergence entre Girondins et Montagnards peut être perçu comme l’une des multiples causes de leur scission. Les Jacobins décrètent le maximum des prix le 4 mai 1793, que nous étudieront par la suite, et, sur proposition de Billaud-Varenne, la Convention décrète l’abrogation la loi martiale le 23 juin 1793 . Ainsi, pour les Jacobins, qu’il s’agisse du droit de propriété ou de la liberté du commerce, il est périlleux de vouloir en consacrer le caractère absolu et illimité. C’est une entreprise difficile que de venir rappeler chacun à cette réalité : la population, et notamment la bourgeoisie, avait tellement souffert du manque de liberté et d’une propriété grevée par des redevances féodales, que personne ne voulait venir amoindrir la liberté qui leur avait été accordée par la Déclaration de 1789. Si certains étaient conscients de cette nécessité, l’affirmer publiquement n’était pas la priorité et rares étaient ceux qui osaient soulever la question. Si nos auteurs semblent avoir fait partie de ceux-là, bien que minoritaires, ils n’étaient pas les seuls. C’est ainsi que le 17 avril 1793, le député Harmand, rattaché à la Plaine, prit la parole dans les débats sur la Déclaration des droits de l’homme de 1793. À cette époque des abus du droit de propriété avaient pu être largement observés, et notamment nombre d’accaparements en liaison avec la liberté illimitée du commerce. Harmand interroge alors les conventionnels sur ce point : « Le droit de propriété ! Mais quel droit de propriété ? Entend-on par là la faculté illimitée d’en disposer à son gré ? » . Cependant, cette critique du droit absolu de propriété, de l’exclusivisme qu’il renferme, n’induit pas pour autant un rejet de la liberté ni du droit de propriété.
La conjugaison de la liberté et de l’égalité, support de la propriété
En 1791, Barnave, qui tente d’achever la Révolution, affirme qu’un pas de plus vers l’égalité serait la destruction de la propriété76 . Alors que tout semble opposer la liberté et l’égalité, les auteurs étudiés ignorent cette mise en garde. Ils veulent se servir de cet instrument juridique qu’est le droit de propriété pour construire une nouvelle société (§1) et se lancent dans une entreprise de conciliation de ces deux principes, à travers le droit de propriété (§2). En réalité, cette conception particulière du droit de propriété ne peut qu’être perçue comme cohérente au contexte historique : la Révolution française est avant tout la recherche conjointe de la liberté et de l’égalité.
L’acceptation du droit de propriété, outil juridique utile à la transformation sociale Il ne s’agit nullement pour les auteurs jacobins de nier le droit de propriété, cette idée semble ne jamais leur avoir traversé l’esprit (A). Plus encore, ayant compris que le droit de propriété était un droit incontournable, symbole de la chute de l’Ancien Régime, ils décident de s’en servir pour atteindre leur fin : le droit de propriété doit alors devenir un moyen juridique d’appliquer la vision politique et sociale jacobine à la société (B). A. Le refus pragmatique de suppression du droit de propriété Le droit de propriété est un acquis bien trop précieux au sortir de l’Ancien Régime pour être remis en cause. C’est ce que rappelle, à plusieurs reprises nos trois auteurs, qui veulent rassurer leur auditoire sur ce point. Ils sont unanimes sur cette question : le droit de propriété doit être au fondement de la nouvelle société. C’est ainsi que Robespierre certifie qu’il n’a aucunement l’intention de porter atteinte au droit de propriété ou d’ôter la propriété légitime de quiconque. Billaud-Varenne affirme que le droit de propriété doit être institué et respecté de tous, le gouvernement devant y veiller. Il rejette l’idée de lois agraires, telles que pensées à Sparte et Rome, et qui instaureraient un partage égal des terres en substitution au droit de propriété, cette idée ne constituant pas une solution réaliste applicable à la France81 . Robespierre fait de même qualifiant la loi agraire de « fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles »On retrouve, dans les grandes lignes, la pensée de l’abbé Mably et de Rousseau. Le premier affirmant qu’il ne veut pas « porter une main sacrilège sur les biens de vos sujets car il n’est plus possible aujourd’hui d’aspirer à l’égalité de Sparte, le second que sa pensée « n’est pas de détruire absolument la propriété particulière parce que cela est impossible ». Saint-Just, pour sa part, n’a jamais envisagé la suppression du droit de propriété, à tel point qu’il ne le précise à aucun moment, tant cette optique lui paraît invraisemblable et incongrue. La passion de nos auteurs pour l’égalité ne leur fait oublier, à aucun moment, le dogme de la liberté, permis et recherché par la Révolution. On peut donc situer les trois Jacobins dans la recherche d’une certaine modération, en quête d’un juste milieu : il ne s’agit ni de renoncer aux libertés, ni d’en consacrer le caractère absolu. Billaud-Varenne relève, à propos de ses ambitions sur l’institution d’un nouveau droit de propriété, qu’il s’agit de changement « sans secousse et sans bouleversement » . On pourrait penser que cette recherche conjointe de l’égalité et de la liberté mène de manière certaine à une impasse. Il n’en est rien. En procédant à de telles exclusions, c’est-à-dire en refusant un droit de propriété absolu mais également la suppression du droit de propriété, une place est faite à l’émergence d’une vision différente du droit de propriété, un droit de propriété qui ne serait plus un lieu propice à l’opposition sans fin de la liberté et de l’égalité, mais qui serait l’instrument de leur propagation.
Le droit de propriété, instrument juridique de transformation sociale
Le droit de propriété doit être façonné de manière qu’il soit utile à l’édification d’une nouvelle société. Cette édification passe nécessairement par une transformation politique et sociale dont le but serait d’instituer une égalité réelle. Supprimer les privilèges féodaux, établir la liberté, affirmer le droit de propriété ont été des étapes indispensables à la destruction de l’Ancien Régime en 1789. Mais les révolutionnaires n’ont pas pour unique but la destruction d’un modèle, mais surtout le remplacement de ce modèle par un modèle qui serait régénéré. C’est à cette fin que le droit de propriété est conçu comme un outil juridique dont les Jacobins se saisissent pour édifier une société nouvelle, où triompheraient la liberté et l’égalité. La propriété étant « le pivot des associations civiles » 86, elle est un mécanisme juridique puissant de transformation sociale, à condition de la répandre. Robespierre affirme que « toute institution qui tend à augmenter l’inégalité des fortunes est mauvaise et contraire au bonheur social » 87, il s’agit donc de faire de la propriété une institution sociale vectrice d’égalité. Un droit de propriété qui permettrait de réduire les écarts de richesse, et d’établir un semblant d’égalité permettrait le renforcement du lien social entre les individus de la nouvelle société . Le droit de propriété est initialement un instrument juridique, emprunté à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Mais une fois qu’il aura été remodelé par les auteurs jacobins, il sortira de l’abstraction dans laquelle il fut plongé par la Déclaration pour devenir un moyen d’instituer un ordre social nouveau. Une fois cette ambition posée, les Jacobins tentent de définir le droit de propriété, d’apporter des précisions juridiques sur ce qu’il doit être afin que de servir leur projet politique et social. §2 : Le droit de propriété jacobin, un droit vecteur de liberté et d’égalité Les auteurs décident donc de redéfinir le droit de propriété afin que celui-ci soit un moyen d’articulation entre l’égalité et la liberté, tous deux principes qui leurs sont chers (A). Cette articulation se retrouve au cœur même de la notion de droit de propriété qui devient donc un moyen de dépasser la contradiction entre égalité et liberté .
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