Le héros picaresque dans l’oeuvre de Charles Coypeau
d’Assoucy
Le parcours picaresque
Avant d’étudier l’écriture picaresque de Dassoucy, nous voudrions présenter le genre, son apparition, son évolution aussi bien que ses fondements dans une époque où « les quelques figures de grands romanciers ont oblitéré la perspective générique et ont été souvent même convaincus de son inefficacité pour l’étude du roman au XVIIe siècle. »9 . En parlant des genres, Todorov déclare qu’il est question d’une « codification historiquement constatée de propriétés discursives »10 I. Les fondements d’un genre . La critique s’est mainte fois livrée à l’analyse des genres sans pour autant en offrir des règles définitives. Plusieurs études montrent que le roman picaresque est déjà connu au XVII e siècle dans les pays européens comme l’Italie, l’Angleterre et l’Allemagne et la Hollande, où il a été bien accueilli, et mettent surtout en évidence l’avènement du picaresque espagnol. Les travaux de Gustave Reynier11, de Didier Souillier12 et ceux d’Edmond Cros13 1. Origines gréco-latines de la picaresca , qui constituent nos principales références, portent sur le développement de ce genre et permettent d’en déceler l’héritage gréco-latin et les traces de la littérature espagnole. L’une des plus importantes sources d’inspiration de la production romanesque française et espagnole du XVIe et du XVIIe siècle est la littérature antique. Bien que le roman gréco-latin ne soit pas trop connu, bien qu’il ne soit pas considéré comme un genre et qu’il n’ait donc pas encore de codification esthétique, il donne toujours à rêver et à penser. Etudier les origines du picaresque dans des textes remontant au IVe siècle est en partie une gageure, car ils sont très différents. Le Satiricon, histoire réaliste de Pétrone, montre que l’hétéroclite était aussi un fait littéraire à l’époque grecque. C’est un texte alliant la satire et le roman de l’amour, représentant la réalité socioculturelle d’une façon ironique dans la mesure où il réunit des personnes cultivées à d’autres affranchies lors d’un repas fastueux. Les Métamorphoses d’Apulée14 Les Métamorphoses, dans leur plus grande partie, peuvent être considérées comme l’ancêtre et l’archétype des romans dits picaresques, dont le caractère commun est de relater à la première personne les aventures se voulant réelles d’un héros que ses tribulations mettent en contact avec des milieux sociaux variés et plus particulièrement avec les marginaux et les couches inférieures de la société. et sa deuxième version due à Lucien ont sans doute constitué une étape décisive dans la légitimation de l’aventure dans le genre romanesque parce qu’elles relatent les aventures de Lucius, jeune homme métamorphosé en âne après avoir été ensorcelé. Victime de nombreux assauts, mainte fois acheté et vendu, il est témoin de nombreux crimes, de violence ainsi que d’adultère. Ainsi, ce personnage contribue à annoncer les prémices du picaresque treize siècles avant son apparition. C’est ce que confirment ces propos d’Etienne Wollf : 15 L’ironie est omniprésente dans ce passage, puisque Dassoucy est maltraité par l’abbesse, tout comme l’est le picaro qu’il manipule au service de sa stratégie narrative. Il serait intéressant dans ce cadre de déceler les échos de la littérature antique chez Dassoucy, d’autant plus que ces références apparaissent à plusieurs reprises et de différentes manières dans son œuvre. D’ailleurs, il publie en 1648 Le Jugement de Pâris Cette manifestation du picaresque dans des chefs d’œuvres de la littérature grecque et latine est tout à fait révélatrice de l’inspiration de l’imaginaire littéraire de Dassoucy. En parlant de son premier voyage, l’auteur des aventures burlesques se présente comme enfant d’avocat doué en matière de langue : Le premier voyage que je fis fut à Corbeil auprès d’une Abbesse, qui après m’avoir trouvé assez joli et assez bien vêtu, pour me témoigner l’estime qu’elle faisait de mon mérite, m’envoya d’abord garder les codindes, mais depuis, m’ayant ouï parler grec, et jugeant, tant par mon discours que par les traits de mon visage, que j’étais quelque enfant de famille, pour montrer la révérence qu’elle avait pour les Grecs, elle me tira de cette condition trop vile et trop abjecte, pour me charger non seulement des soins de ses souliers, de son pot de chambre et de son éponge, mais encore de son ampoule au fard, et de la boîte où elle tenait le lierre précieux de son cautère. (AMD, 225) en vers burlesques et en 1650 L’Ovide en belle humeur, deux titres aussi révélateurs l’un que l’autre. En effet, par ces ouvrages, Dassoucy exhibe un intérêt tout particulier pour la réécriture de l’épisode du jugement de Pâris16 Quant à l’Ovide de Dassoucy, il constitue à son tour une trace indéniable de l’inspiration mythologique, de la réécriture du texte antique. Des échos et des correspondances entre les Métamorphoses , repris aussi par Apulée dans ses Métamorphoses. On sait que les trois divinités de la mythologie grecque, Junon, Minerve et Vénus, ont été conduites par Hermès à Pâris afin qu’il accorde la pomme dorée à l’une d’entre elles. Ainsi, l’une des premières caractéristiques du picaresque se trouve désormais explicitée: la discorde entre les trois divinités. Une lecture du Jugement de Pâris en vers burlesques montre que Dassoucy suit Apulée dans sa reprise de la scène du jugement par ses allusions burlesques. 17 Lui-même enfin par elle est métamorphosé. » et l’œuvre de Dassoucy sont soulignés par Corneille : « Que doit penser Ovide, et que peut-il nous dire, Quand tu prends tant de peine à le défigurer, Que ce qu’il écrivit pour se faire admirer, Grâce à DASSOUCY sert à nous faire rire […] La tienne plus hardie a plus encore osé, Puisque le grand auteur de ces Métamorphoses18 Peu d’esprit, ou beaucoup d’ennui Nous assistons chez cet auteur à un retour au mythe : c’est peut-être lui qui initie ce mouvement mis en relief dans ses œuvres. S’inspirer à la fois des Métamorphoses d’Apulée et de celles d’Ovide annonce les transformations picaresques du personnage. Sa richesse et son ambiguïté incitent à plusieurs lectures de son parcours pittoresque. Viennent alors les critiques de Tristan l’Hermite qui lance: Qui te lisant n’admirera Ton plaisant et rare géni Je maintiens qu’il témoignera
L’héritage espagnol
Prenant pour sources d’inspiration les Métamorphoses d’Apulée et celles d’Ovide, Dassoucy recompose les histoires de ces deux écrivains dans un registre différent, en l’adaptant à la vie et aux mœurs de la société de son temps. Ces textes relèvent du registre burlesque, où tous les procédés d’écriture contribuent aux différentes formes d’agrandissement, d’exagération et de multiplication qui feront l’objet de notre étude. Par le burlesque, Dassoucy désacralise la notion de destin et de fatalité ; il ramène la réalité légendaire à des éléments banals et triviaux. L’échange entre ces différents personnages permet de montrer des points de vues et comportements de marginaux, comme c’est le cas pour le roman picaresque ayant aussi pour origine le siècle d’or espagnol. Les interminables guerres de l’Espagne du XVIe siècle sous le gouvernement absolu de Philippe III, la multiplication de difficultés, le soulèvement des protestants aux PaysBas, l’expulsion des Morisques, le déclin économique du pays, après avoir atteint son apogée au Siècle d’Or avec Charles Quint, qui a réalisé l’union du royaume d’Espagne et est devenu empereur germanique en 1519, ont eu un immense impact sur la société espagnole. La mauvaise politique économique du duc de Lerma a donné naissance à une population de marginaux, de défavorisés et de déclassés. Ce sont des aventuriers malchanceux, impatients, essoufflés, affamés, pris par la maladie, par l’expatriation ; ils sont aussi mis en dehors d’Alcala ou de Salamanque par le Corregidor. Qu’ils soient précepteurs ou quémandeurs, comme le montre Gustave Reynier, ils sont impitoyablement chassés de la Cour. « C’est dans ces milieux que le picaro a été pris et voilà pourquoi on est bien autorisé à dire que le roman picaresque offre un réel intérêt historique ». 21 Pour le public des « honnêtes gens » de cette époque, les aventures du picaro, par leur simplicité ou leurs grossièreté, ont quelque chose d’exotique ; mais sur les pseudomémoires, dont les héros ont des préoccupations plus relevées et aussi plus proches de celles de leurs lecteurs, elles ont l’avantage d’être clairement situées dans une tradition littéraire. Ces figures de gueux, qui considèrent le métier de l’agriculteur ou le travail en général comme une honte, offrent un vaste champ d’investigation aux écrivains, qui en font des prototypes de fiction. La représentation du héros change de profil et incarne en effet ces modèles de personnes défavorisées en traitant de sujets bas. 22 Bien avant l’Historia de la vida del Buscon, Llamado don Pablos, (1626), la Primera parte de la vida de Guzman de Alfarache atlaya de la vida humana (1599) et le Lazarillo (1554), il y avait la Celestina (1499), qui est bien un ouvrage réaliste, ou encore La Lozanaandaluza (1528). Ces romans sont considérés comme les origines du picaresques ou les prémices du genre picaresque. La Celestina, l’une des plus grandes publications de la littérature espagnole, où l’intention de l’auteur est de critiquer l’actualité politique de l’époque et le comportement des nobles, a marqué la fin de l’ère médiévale et le début du XVIe siècle. Si, dans sa Celestina, Fernando de Rojas met en relief l’histoire de deux amoureux aristocratiques, Calisto et Melibea, donc des personnages loin de la marge de la société, il offre en revanche l’une des premières caractéristiques du genre picaresque, à savoir l’hybridité générique. On y trouve le théâtre et le roman dialogué, aussi bien que le langage métissé par le recours aux proverbes à la façon d’Erasme. Ce n’est qu’avec l’œuvre de Fransisco Delicado, La Lozanaandaluza, que des personnages déclassés sont décrits. Une jeune Cordouane raconte ses aventures en Italie. Le thème de la prostitution existe dans ces romans, Un engouement pour le réalisme est révélateur dans cette littérature mettant en scène des personnages en marge de la société et décrivant avec minutie leur quotidien, leurs mœurs, leur comportement aussi bien que leur mode de vie et leurs relations avec la société et avec la Cour. Cette vogue a commencé avec des romans qui témoignent de l’impact de l’instabilité politique sur la littérature surtout pour Aldonza, qui voyage en Italie pour profiter des prostituées. Lazarillo s’en est inspiré. En effet, le grand succès du roman picaresque espagnol à la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle est en partie dû au roman de Lazarillo de Tormes traduit en français dès 1561. Dans ce roman, une satire acerbe de la société espagnole porte sur des personnages qui préfèrent la famine à un travail qui pourrait porter atteinte à leur dignité. La faim et l’honneur sont ainsi des thématiques du roman picaresque. Le personnage Lazarillo, maltraité par ses maîtres, le mendiant aveugle et le curé avare, se venge de ses derniers en les volant et en les trompant, ce qui donne à penser à la situation sociale du jeune homme et à son rôle de prototype du personnage picaresque. C’est dans ce modèle du genre picaresque que l’on traite, dans un style réaliste, du folklore espagnol. L’intérêt qui a été accordé aux romans espagnols traduits, notamment à celui de Lazarillo de Tormes23 Le roman de Mateo Aleman Primera parte de la vida de Guzman de Alfarache atlaya de la vida humana fut d’abord intitulé Primera parte de la vida del Picaro Guzman de Alfarache, mais l’approbation royale de février 1599 omit l’épithète picaro pour la remplacer par atalaya de la vida humana , pourrait s’expliquer par l’apparition, à l’époque, du roman à la première personne et par le fort intérêt qui était accordé à ce genre. Cependant, l’abbé de Charnes a beaucoup modifié la version espagnole du Lazarillo en prétendant qu’il ne s’agit que de nécessités de la traduction, le souci de l’abbé étant de supprimer ce qui lui paraissait bizarre par rapport aux traditions françaises. Il fait du récit d’une existence qui, bien qu’elle soit mouvementée, ne remplit pas comme elle aurait pu, tout le roman. Il s’agit dans cette fiction d’un assemblage de contes distincts de longueur inégale, où le héros se livre à des réflexions spirituelles et émet de fortes critiques à l’égard de l’actualité sociale et politique. Si on met à l’écart l’ensemble des histoires enchâssées, il reste le récit de vie d’un être honnête qui a choisi de s’auto-évaluer en expliquant et en jugeant ses actions, développant de la sorte les fondements de l’autobiographie.
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