Le grand tremblement de terre de 1868 et la reconstruction des départements de la côte sud-péruvienne de 1868-1878
Les luttes politiques dans le nouvel
Etat péruvien: Caudillos militaires et hommes politiques civils Selon moi, la mise en place d‟un second cadre général destiné à faciliter la compréhension de la catastrophe, exige l‟analyse des mesures que la politique péruvienne a adoptées pendant les cinquante premières années de son existence républicaine (1821-1871) où on observe la présence de deux secteurs principaux, les caudillos militaires et les hommes politiques civils. Ces deux catégories étaient constamment en lutte pour le contrôle du pouvoir politique. Les relations qui se sont installées entre les deux groupes étaient complexes. Par conséquent, grâce aux coups d‟Etat ou aux élections démocratiques, les militaires ont occupé la Présidence de la République pendant les cinquante premières années, ce qui n‟implique cependant pas de faire abstraction des hommes politiques civils qui aspiraient également à contrôler le pouvoir comme on peut le constater avec le rôle tenu par un civil, candidat aux élections de 1851, qui représentait le Club Progressiste (Club Progresista). Ce n‟est qu‟a partir de 1871 que les civils ont commencé à mettre en place un mouvement politique opposé au militarisme qui a atteint par la suite une dimension nationale, et est parvenu à former un nouveau groupe politique, le Parti Civil (Partido Civil) qui accèdera finalement à la Présidence en 1872. Par conséquent, le Gouvernement du Colonel José Balta (1868-1872), qui s‟occupe directement du processus de réhabilitation dans les départements du Sud après le tremblement de terre de 1868, est le dernier de la série ininterrompue des militaires au gouvernement, commencée en 1821. A partir de 1872, c‟est l‟avocat libéral originaire de Lima, Manuel Pardo, qui occupe la Présidence de la République. Toutefois, l‟accès du premier civil à la Présidence signifie pour les militaires leur mise à l‟écart du pouvoir exécutif suprême. Des dizaines de tentatives de coups d‟Etat ont tellement compromis la sécurité interne du Gouvernement de Pardo qu‟un militaire nommé Mariano Ignacio Prado a remporté les élections de 1876, convoquées par Pardo. Les civils avaient le contrôle du Pouvoir Législatif et cette situation s‟est ressentie dans la rédaction des neuf constitutions promulguées au XIXème siècle, qui ont apporté le cadre juridique dans lequel la République s‟est développée. Un nombre aussi élevé de constitutions révèle l‟instabilité juridique due aux luttes entre les caudillos militaires. C‟est pourquoi, en certaines occasions, les civils ont eu des comportements politiques semblables à ceux des militaires ; cette remarque concerne même ceux qui ont pris leurs distances par rapport à l‟anarchie provoquée par ces luttes pour le pouvoir. Basadre a utilisé deux termes pour décrire cette situation : les favoris et les censeurs. Les premiers représentaient les civils qui se trouvaient proches du Gouvernement ; les seconds prenaient leurs distances par rapport au Gouvernement d‟un caudillo et adoptaient une attitude constamment critique envers ses décisions191 . La démocratie au Pérou est un système dont la maturation est venue tardivement et qu‟on continue à expérimenter. Les pratiques politiques instaurées par les caudillos pendant le premier siècle de la République ont sévèrement affecté l‟institutionnalisation de l‟Etat. Les fréquents coups d‟Etat organisés par les caudillos, ont directement mis l‟accent sur la faiblesse de l‟Etat car la formation de l‟administration résulte plutôt de l‟accession des personnes aux postes publics qu‟elles ont reçus en récompense de leur adhésion politique que des personnes formées dans l‟administration publique. Nous ne disposons pas d‟études apportant des informations sur les origines sociales ou la formation administrative des fonctionnaires péruviens au XIXème siècle. L‟Etat péruvien présentait une structure hiérarchisée, composée de centaines de postes répartis dans l‟administration centrale établie à Lima et les administrations provinciales dont le pouvoir s‟exerçait localement. Nous pouvons identifier les postes et mêmes les personnes nommées pour les occuper grâce à la richesse de l‟information apportée par les publications officielles ; cependant, nous en savons très peu sur les compétences administratives de ces fonctionnaires. Il est probable que pour les postes où l‟exercice de l‟autorité impliquait une compétence scientifique ou technologique, les personnes étaient choisies selon ce critère.
Le mouvement des idées entre les libéraux et les conservateurs
Depuis le tout début de la République en 1821, un intense débat idéologique s‟est installé au Pérou entre les libéraux et les conservateurs. Les études faites concernant ce débat distinguent deux moments dont le premier concerne la période postérieure à l‟Indépendance devenue très intense et où les thèmes principaux étaient consacrés à la définition et aux caractéristiques du nouvel Etat, à l‟option entre la Monarchie et la République et à la construction de la citoyenneté. L‟autre moment se situe dans les années 1850 durant lesquelles les thèmes se sont structurés, par exemple, autour du maintien des militaires au pouvoir196 . Le débat s‟est manifesté de diverses manières et dans des espaces différents. Idéologues et hommes politiques ont soutenu la défense de leurs convictions soit par l‟intermédiaire des séances du Congrès, de la presse et de la distribution de tracts et de prospectus y compris dans le secteur de l‟Education. Les débats sont devenus intenses. Je souhaiterais insister sur deux thèmes dans le développement de cette partie. D‟une part, il me parait important de présenter les traits caractéristiques nous permettant de définir le comportement politique des élites urbaines. Parmi toutes les villes affectées par les événements de 1868, Arequipa avait un profil politique très défini, associé à ses élites politiques et constamment encouragé par celles-ci. Ce n‟était pas le cas de Tacna ou de Moquegua. Même la façon dont les élites d‟Arequipa désignaient le profil politique de leur ville dans leur effort pour définir une autoreprésentation, les a conduites à la qualifier de « ville caudillo ». En la dénommant ainsi, les élites se voyaient donc elles-mêmes comme les plus fidèles garants de l‟ordre constitutionnel de la République face à la volonté de dictature des caudillos militaires. Cette autoreprésentation ne s‟est pas seulement exprimée sur le plan du discours. En de nombreuses occasions, Arequipa s‟est opposée avec ténacité aux décisions politiques des caudillos du moment, en leur opposant ses propres caudillos, respectueux de la constitutionnalité, ou l‟action des citoyens eux-mêmes qui défendaient leur ville dans les rues contre toute tentative d‟invasion. C‟est dans ce contexte que nous souhaitons mener des recherches sur les manifestations de l‟autoreprésentation dans le contexte de la catastrophe de 1868. L‟autre thème se rapporte à l‟un des traits les plus significatifs de la politique péruvienne de la première moitié du XIXème siècle. Il s‟agit de l‟absence de partis politiques. Ce n‟est qu‟avec l‟accès du Parti Civil au pouvoir en 1872 que pour la première fois, un candidat civil a assumé la Présidence de la République, soutenu par un groupement politique de dimension nationale. En effet, Manuel Pardo est parvenu à recueillir la confiance nécessaire pour assurer la meilleure performance qu‟un civil ait réalisée au pouvoir. Ce n‟était pas la première fois qu‟un candidat civil aspirait à parvenir au pouvoir suprême ; vingt ans plus tôt, pendant la campagne politique de 1851, Domingo Elias a été approuvé par le Club Progressiste. Ni le candidat par l‟intermédiaire de ses capacités personnelles, toujours importantes dans une vie politique comme celle du Pérou centrée sur l‟anthropologisation des candidatures, ni la solidité du discours novateur qu‟il a proposé, n‟ont pu rivaliser avec l‟appui que le candidat officiel José Rufino Echenique a reçu. Les Caudillos militaires influencés par les politiciens civils qui ont choisi d‟adhérer aux idées libérales ou conservatrices, ont mené une lutte permanente pour contrôler l‟Etat soit à travers des élections, soit par une prise de pouvoir violente par l‟intermédiaire d‟un coup d‟Etat. Même si ces tensions étaient présentes en 1868, il ne faudrait pas perdre de vue la structure même de l‟Etat à cette époque-là, au terme de plus de 50 ans d‟évolution.
La présence de l‟Etat sur la côte sud du Pérou
Les fonctionnaires publics dans les départements du Sud du Pérou avaient des niveaux d‟autorité variés. On pourra mieux l‟apprécier en déterminant la structure politique de la zone dans une perspective à long terme depuis les origines de la République jusqu‟aux années 1870 où a commencé la première phase de reconstruction postérieure au séisme. Au moment où a lieu l‟Indépendance vis-à-vis de l‟Espagne, le département d‟Arequipa qui prolonge l‟ancienne Intendance du même nom, était la seule unité politique établie sur la côte sud du Pérou. Il s‟agissait de l‟un des huit départements qui composaient le Pérou en 1821. Cette unité se trouvait à son tour divisée en sept provinces (vide supra: 128) dont l‟une, Moquegua, deviendra un département en 1837. Grâce aux sources officielles, il est possible de reconstituer la structure de l‟Etat péruvien pendant les cinquante premières années, ce qui nous donne la possibilité d‟identifier avec certitude les différents niveaux présentés par la dimension locale de la structure de l‟Etat dans les zones affectées par les événements de 1868. L‟information contenue dans ces sources permet d‟identifier les différentes catégories de fonctionnaires qui occupent une charge sur l‟ensemble du territoire de la République à partir de 1821. L‟unique source officielle qui était publiée annuellement à cette époque-là, était le Guide Politique du Pérou dans lequel on informait minutieusement sur les fonctionnaires qui représentaient les trois pouvoirs de l‟Etat et sur leur répartition départementale. Le Guide… est paru sans interruption depuis les débuts de la République jusqu‟en 1873 et représente le meilleur moyen de connaitre le visage humain de l‟administration péruvienne au XIXème siècle. Chacun des postes qui composaient celleci apparait avec le nom de la personne qui l‟occupait chaque année. La reconstitution exhaustive de l‟image de la structure de l‟Etat péruvien entre 1821 et 1873 est réalisable, mais représente un objectif qui dépasse largement la portée de ce travail. Tout au contraire, nous sommes motivés dans ce cas par un but très ponctuel. Nous choisissons deux exemplaires du Guide ; l‟un publié en 1841, l‟autre correspondant à 1868, dans lequel on peut observer la structure de l‟Etat au moment de la catastrophe. Nous souhaitons déterminer la structure administrative locale, ce qui équivaudra à réaliser un travail de dimensionnement de la zone. En 1841, sur la côte sud du Pérou, les autorités politiques les plus élevées étaient les préfets auxquels incombait la responsabilité d‟administrer le territoire des départements que le 118 Gouvernement central avait placé sous leur autorité. Nous savons que leur fonction a été créée en 1821, comme nous l‟avons signalé antérieurement (vide infra: 106). Deux préfets ont été installés dans la zone, l‟un étant chargé d‟Arequipa et l‟autre de Moquegua. Ils avaient un poste fixe et gouvernaient depuis leur capitale régionale respective, c‟est-à-dire Arequipa et Tacna. Sous leur autorité et complétant leur travail, se trouvaient les sous-préfets désignés par le préfet et chargés de gouverner une province ; cette année-là, cinq d‟entre eux assumaient les devoirs de leur charge à Arequipa et trois à Moquegua197. Finalement, au dernier échelon du pouvoir politique se trouvaient les gouverneurs qui étaient désignés par le Sous-préfet pour gouverner un village. Par conséquent, il existait trois niveaux d‟autorité politique sur la côte sud du Pérou au début des années 1840. A cette époque-là, on trouvait ces trois niveaux dans les autres circonscriptions départementales réparties dans d‟autres zones du territoire. En 1868, des modifications avaient eu lieu dans la zone car le nombre des Préfets était passé à trois. Deux correspondaient aux anciens départements d‟Arequipa et de Moquegua ; le troisième était le Préfet que le Gouvernement avait désigné pour prendre en charge la nouvelle Province Littorale de Tarapacá. A partir de novembre 1868, cette nouvelle circonscription territoriale avait un statut départemental malgré sa dénomination de Province et était sous les ordres d‟un Préfet. Le nombre des Sous-préfets aussi avait augmenté à la suite de la création des nouvelles provinces ; dans le département d‟Arequipa, les Sous-préfets au nombre de six, étaient chacun à la tête d‟une province tandis que trois d‟entre eux se trouvaient dans le département de Moquegua et un seul à Tarapacá. On trouvait les mêmes niveaux d‟autorité à un peu plus de 25 ans de distance. C‟étaient les mêmes qu‟en 1841 mais ils incluaient un plus grand nombre de fonctionnaires. En 1841, ils étaient dix à occuper des charges alors qu‟en 1868, ils seront treize. Si on ajoutait pour cette année-là, les 22 gouverneurs des villages qui faisaient partie du département de Moquegua, un autre gouverneur qui était en fonction à Tarapacá et un minimum de 25 pour Arequipa198, nous serions en présence d‟environ 60 autorités pour 1868. Ils se trouvaient répartis sur trois niveaux distincts de l‟exercice du pouvoir et ce sont ces autorités qui réceptionnaient les 197 CARRASCO, 1840, p. 26. 198 CABELLO Pedro (1869) : Guía Política, Eclesiástica y Militar del Perú para el año de 1869 por […] Cosmógrafo Mayor de la República (…) antiguo alumno de la Facultad de Ciencias de París y de la Escuela Imperial de Ingenieros de Minas de Francia (…). De orden Suprema. Lima, Imprenta de la Guía.. p. 175 et suivantes. 119 ordres provenant du Gouvernement central, destinés à organiser la reconstruction de la zone affectée. En 1877, quand le Guide a cessé de circuler et que nous aurions donc dû nous trouver face à un manque d‟information, d‟autres sources ont largement compensé cette absence, comme par exemple le Dictionnaire de Paz Soldán, publié cette année-là. Le gouvernement a introduit des changements importants dans la circonscription à partir de 1873. A dater de 1875, le nouveau département de Tacna a remplacé celui de Moquegua qui a été converti en une province à partir de ce moment-là. Par conséquent, Tacna a également eu son Préfet. Donc, si en 1868 trois préfets sont les autorités chargées d‟affronter le séisme, à partir de 1875 ce sera à quatre fonctionnaires de rang élevé qu‟incombera la responsabilité de la reconstruction de la zone affectée. Préfets, Sous-préfets et Gouverneurs incarnaient la dimension locale de l‟Etat. Ils représentaient une dimension politique qui dominait les autres sphères de l‟exercice du pouvoir, ce qui permet de souligner tout particulièrement la personnalité du Préfet. De même qu‟il avait sous son contrôle deux niveaux d‟autorité politique, il exerçait également son autorité sur les fonctionnaires du contrôle fiscal et sur la force publique représentée par le contingent que l‟Armée avait cantonné sur la côte sud. N‟oublions pas pour autant la présence des autres fonctionnaires. Le contrôle sur la circulation des marchandises revenait aux douanes qui se trouvaient dans les ports et avaient à leur tête un administrateur ou un adjoint de l‟administrateur, selon la hiérarchie, le premier étant le supérieur hiérarchique du second ; on trouvait des douanes à Islay et à Chala pour le département d‟Arequipa et à Arica, Iquique et Pisagua pour le département de Moquegua199 . La structure locale de l‟Etat était complétée par divers corps d‟armée répartis dans les départements. Il existait deux bataillons d‟infanterie à Arequipa sous le commandement de colonels et un groupe de cinquante hommes avaient la charge des batteries stratégiques d‟Arica, car c‟était par ce port que circulait toute la marchandise venant de Bolivie en direction de l‟Océan Pacifique. Ces corps d‟armée représentaient la présence répressive de l‟Etat à l‟échelle locale et étaient la base sur laquelle l‟ordre public s‟est appuyé après la catastrophe. Cependant, du fait de la dimension de la catastrophe provoquée par les événements, le Gouvernement central a décidé d‟envoyer des contingents plus importants pour sauvegarder et soutenir efficacement l‟ordre public.
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