Le gouvernement partenarial

ETAPES D’UNE HISTOIRE DES MOYENS DE GOUVERNEMENT

Plusieurs versions du modèle ont été élaborées. Suivant les versions, deux ou trois périodes successives sont distinguées, chacune précédée d’une crise faisant basculer l’histoire vers l’époque suivante. Dans sa version la plus sophistiquée, le modèle comprend trois périodes : 1/ celle de l' »Etat gendarme » (ou « Etat-libéral ») caractérisé par un « droit formel » (ou « droit répressif ») ; 2/ celle de l' »Etat providence » (ou « Etat-social ») caractérisé par un « droit substantiel » (ou « droit social ») ; 3/ celle de l' »Etat partenaire » (« Etat moderne » ou « Etat réflexif ») caractérisé par un « droit réflexif » (« responsif », « régulatoire », « procédural »…) . Certaines versions du modèle réunissent les deux premières périodes en une seule, celle de l' »Etat commandeur » ou « Etat-tuteur » . Le qualificatif de « moderne » est généralement attribué au troisième mais il arrive aussi que la « modernité » soit associée à l’Etat-providence et la période suivante (juste entamée ou pressentie) alors qualifiée de « post-moderne » . Par delà ces déclinaisons du modèle en deux à trois périodes, les auteurs s’accordent généralement pour considérer la dernière comme le résultat d’une modernisation progressive de l’Etat et du droit.Les études de N. Luhmann sur l’adaptation historique des systèmes juridiques aux évolutions de la société inspirent des modèles en trois périodes. Il distingue en effet trois étapes successives de « système social » correspondant à trois formes de « différenciation sociale » : la segmentation, la stratification et la différenciation fonctionnelle. A chaque forme peut correspondre un type spécifique de droit . De même, P. Selznik et P. Nonet présentent une histoire en trois étapes – celles du « droit répressif », du « droit autonome » et du « droit responsif » – ainsi que H. Willke : a une société « simple (pré-moderne) » aurait correspondu un « droit répressif » puis vint le temps de la société « complexe (moderne) » donnant naissance au « droit libéral » en vigueur jusqu’à l’époque actuelle, « hyper-complexe » (« post-moderne »), qui nécessiterait un « droit réflexif » . Cet auteur évoque une différenciation des programmes juridiques : la société simple aurait résolu ces problèmes avec des « programmes conditionnels » (si – alors) puis la société complexe avec des « programmes finalisés » fixant non seulement des règles de bonne conduite mais aussi des buts concrets à atteindre par les autorités. Enfin, la société hyper-complexe nécessiterait des « programmes relationnels », qui correspondent à ce que nous appellerons, pour notre part, des politiques partenariales : « Le principal objet du programme relationnel est d’augmenter la capacité de pilotage de la loi en incluant les destinataires des normes dans la recherche du consensus et dans le processus de prise de décision. » .
J. Lenoble expose les deux versions du modèle en distinguant d’abord trois périodes et en indiquant plus loin que les deux premières « par-delà leurs différences importantes, (…) peuvent être qualifiés de deux espèces d’un même genre où domine une approche formaliste et calculante d’une régulation sociale par voie de commandement étatique. » L’essentiel semble en effet résider dans l’aboutissement contemporain de cette évolution historique : une nouvelle étape commence à se dessiner sous la contrainte d’une société devenant de plus en plus complexe . Elle apparaît sous la forme d’une dualisation du droit exprimée par les notions de « droit-réglementation » et de « droit-régulation » utilisées par G. Timsit. Le premier est classique, ancien, mais aussi dépassé par l’évolution de la société ; le second au contraire émerge depuis peu et se caractérise « par son adaptation au concret, son rapprochement des individus, son adéquation au contexte exact des sociétés qu’il prétend régir. » Une évolution en ciseaux est ainsi dessinée par le déclin de l’un et l’avènement de l’autre, mais ces deux modèles semblent pouvoir coexister selon une division des tâches envisagée par P. Duran qui évoque « une sorte de “dualisation” du droit, avec un droit “précaire” relatif au traitement de problèmes publics par nature évolutifs, et un droit “constitutif” visant à définir le cadre dans lequel le premier se développe et du même coup plus stable, moins rapidement obsolète, qui définit un espace de discussion. »
Cette conception de l’évolution historique du droit, de l’Etat et du gouvernement apparaît aussi sur fond de critique des thèses de M.Weber sur le développement de l' »administration bureaucratico-monocratique » . Lui reprochant d’avoir abusivement valorisé ce modèle en le présentant comme une forme supérieure d’organisation, M. Crozier entend au contraire en démontrer l’inefficacité structurelle . Alors que M. Weber caractérisait la période moderne par la progression d’une rationalité formelle, M. Crozier souligne le caractère régressif de ce mouvement et parle de « legs paralysant d’un passé où prévalait une conception étroite et bornée des moyens de coopération entre les hommes. » L’auteur introduit ainsi entre le passé et le présent récent, une rupture dont l’explication constitue un fil conducteur de son oeuvre. Il montre les faiblesses du modèle formaliste et les signes de son dépassement dans une modernité pressentie en distinguant deux manières de gouverner : celle utilisant des « moyens directs violents, comportant une bonne part de contrainte ouverte » précédée de celle des « pressions qui apparaissent par contraste extrêmement douces et respectueuses de la liberté d’autrui », permettant de gouverner en faisant « appel à la bonne volonté » .Quelle que soit la périodisation retenue par les auteurs, le passage d’une étape à la suivante prend la forme d’une crise affectant la capacité de gouverner des sociétés dont la complexité s’accroît au cours du temps : l’instrument prépondérant de gouvernement atteint ses limites lorsque la crise atteint son paroxysme, révélant alors l’inadéquation du moyen employé à la société gouvernée.

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LES CRISES DE TRANSITION D’UNE ETAPE A L’AUTRE DE L’HISTOIRE

Deux crises sont identifiées dans les versions du modèle en trois périodes. Pour J. Lenoble, la première crise marquerait la fin de « l’Etat-libéral » (Etat-gendarme) et de ses « droit-libertés » (libertés formelles) sous l’impact des revendications sociales (ouvrières, syndicales, socialistes…) . Cette crise fait basculer l’histoire vers la seconde période, celle de l' »Etat social » (Etat-providence) caractérisé par ses « droits-créances » et un droit qui définit de plus en plus des buts à atteindre et, de ce fait, augmente les marges de manœuvre des appareils publics chargés de mettre en oeuvre les programmes ainsi définis . Comme l’a fortement souligné R. Mayntz , la mise en oeuvre devient aléatoire révélant de nouveau les faiblesses des moyens d’action étatique à travers une seconde crise de gouvernabilité . Cette crise actuelle montre l’inefficacité du droit classique face à une complexité sociale qui fragilise toute volonté d’encadrer les comportements dans des normes générales déterminées . L’inadéquation de ce moyen d’action fait apparaître, par contraste, l’intérêt d’alternatives partenariales perçues comme des indices de l’évolution d’ensemble. « En termes savants, indique ainsi P. Le Galès, le développement du partenariat public-privé peut être interprété comme un indicateur des problèmes de gouvernance, voire de “gouvernance polycentrique” en Europe ».
Quelle que soit la périodisation retenue, la crise actuelle suscite le plus de recherches. Elle révèle l’inefficacité du droit contraignant et coercitif : « c’est sur ce droit-là, note G. Timsit, avec ce droit-là, qu’ont vécu longtemps et encore maintenant, le plus largement, les Etats modernes. (…). Abstrait et désincarné, il ne répond plus aux exigences de la gestion des sociétés post-modernes. » Sociologies du droit et des organisations confirment leurs observations respectives : le droit-réglementation est constitutif du système bureaucratique qui, selon M. Crozier, ne connaît que la crise comme mode de changement . Résultat chaotique de dysfonctionnements internes . D’un point de vue organisationnel aussi, la crise actuelle marque donc la fin d’une période et le début d’une autre. Ce basculement historique prend forme sur une période assez longue : « la crise, qui a commencé à se dessiner dès les années 1950, tend à devenir de plus en plus aiguë » . Le système peut résister au changement , mais il ne fait alors qu’aggraver des difficultés cumulatives (dysfonctionnements, inadaptation) jusqu’à un point de rupture inéluctable . Au maximum de tension entre le conformisme du système et l’évolution de la société, la mutation ne peut être que brutale et non plus graduelle..

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