LE FOND ET L’APPARENCE: NIETZSCHE ET LE PROBLEME DE L’EXPRESSION
Les valeurs morales
Le terrain des valeurs morales pose la question du bien et du mal. Selon le Petit Larousse, la morale est un « ensemble de règles d’actions et de valeurs qui fonctionnent comme normes dans une société. » Nietzsche pour sa part la considère comme : « Une idiosyncrasie de décadents guidés par l’intention cachée de se venger de la vie, intention d’ailleurs couronnée de succès. J’attache de l’importance à cette définition.» Ce qui nous intéresse ici, ce sont les intentions cachées de la morale. Le sens exact n’est pas lisible à première vue. Il est implicite et échappe à toute lecture superficielle. Telle est du moins l’objet de la généalogie qui, pour Nietzsche, est« la plus inquiétante des choses qui ait jamais été écrite jusqu’à nos jours » et indique par-là l’axe dans lequel elle doit se lire: une préparation au «renversement de toutes les valeurs. »80 On pourrait dire que ce projet de « transvaluation » est une décision fondée sur une révélation terrifiante : que toute la culture européenne sous ses différents masques philosophique, religieux, moral, n’est qu’un lent mais inexorable empoisonnement de la vie. Il s’agit alors, pour la généalogie, de lever les masques de l’expression pour lire le texte de la réalité. Entendons ici celui de la volonté de puissance et donc aussi celui de la culture, en particulier de la culture décadente: la morale. C’est ainsi que l’on peut dire que la généalogie dit plus que la genèse. La généalogie est autre chose que la génétique. Le point de vue du généalogiste quant à lui est un point de vue critique. Son souci est de déterminer l’origine et la légitimité d’un droit, d’une prétention, d’un titre, d’une prérogative. Dans l’Avant-propos de La généalogie de la morale Nietzsche définit déjà comme sujet de son œuvre, « l’origine de nos préjugés moraux » et la formule sous la forme interrogative : « Quelle origine doit-on attribuer en définitive à nos idées du bien et du mal? » Puis il indique que son « éducation historique et philologique, non sans un sens inné et exigeant à l’égard · des questions psychologiques en général » l’amène à reformuler le prqblème qe la façon suivante : « Dans quelle condition l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux évaluations : le bien et le mal : Et quelle valeur ont-elles par elles-mêmes. » S’il est vrai que c’est l’homme qui les invente c’est parce qu’elles restent liées à son bon vouloir. Celui· qui énonce une morale parle en fonction de ses états d’âme, de sa ; force ou encore de sa faiblesse. C’est bien cela l’avis de Nietzsche qui avance «que les jugements de ce qui est « bon » et de ce qui est « mauvais » traduiraient la somme des expériences de l’utile et de l’inutile ; est dit bon tout c~ qui conserve l’espèce, mauvais tout ce qui lui est nuisible. »83 S’il en est ainsi, il ne s’agit plus de se demander qu’est-ce que la morale? Mais qui veut la morale? La valeur de la morale serait soutenue par un besoin du moment. C’est comme cela qu’il faudrait lire nos convictions morales. Elles dépendent de nous. C’est l’expression de notre sensibilité variable d’un type de vie à un autre. Et Nietzsche de dire : « Que les agneaux en veuillent aux grands oiseaux de proie, voilà ‘ ‘ qui n’étonnera personne : mais ce n’est point une raison d’en vouloir aux grands ; oiseaux de proie de ce qu’ils ravissent les petits agneaux. Et si les agneaux se disent entre eux : « ces oiseaux de proie sont méchants ; et celui qui est un oiseau de proie aussi peu que possible, voire même tout le contraire, un agneau, celui là, ne serait-il pas bon? » Il n’y aura rien à objecter à cette façon d’ériger un idéal, si ce n’est que les oiseaux de proie lui répondront par un coup d’œil quelque peu moqueur et diront peut-être : « Nous ne leur en voulons pas du tout, à ces bons agneaux, nous les aimons même : rien n’est plus savoureux que la chair tendre d’un agneau. » » Il y a ici une divergence de point de vue. Le sens que l’énonciateur donne à une valeur peut nous ~érouter à bien des égards. Il est tout à fait normal que les agneaux en veuillent à leurs ravisseurs-mais pour ces derniers qui les savourent allègrement, CE~s bons agneaux sont débonnaires. Ma morale reste liée à ma vie. C’est pourquoi, « ce que’ le peuple croit du bien et du mal me révèle une vieille volonté de puissance » 85 dit clairement Zarathoustra. On poUrrait dire à cet effet, qu’il est presque impossible voire utopique de prétendre a une morale universelle ou encore à une morale commune qui réponde à nos vc;eux très diversifiés d’ailleurs. C’est la subjectivité du corps qui inspire et engendre nos convictions morales. Elles ont un passé inextricable qui, de l’avis de Nietzsche, est un « long texte hiéroglyphique difficile à déchiffrer. » Vue cette lamentable complexité, « les .prendre à la » lettre » ce serait commettre des « contresens » car ce ne sont pas des faits , mais des interprétations relatives aux conditions et aux milieux qui leur ont donné naissance. » C’est le constat que Sarah Kofman fa it du passé des valeurs. Il est à noter que ce qui est moral est à vrai dire ce qui sert les intérêts de celui qui crée les valeurs morales. La morale telle que Nietzsche l’entend est bien ce qui favorise la vie. Cette vie est à distinguer de la vie dont Nietzsche pense quelle doit être un déploiement de toutes les possibilités humaines. Celle-ci est création et est exempte de toute morale. Dionysos, affirmation mystique de la vie, la veut dans son devenir comme dans ses conflits et de sa puissance affirmative jaillissent IÇi joie, la jubilation , la danse, le rire dont l’éclat est remède aux passions les plus tristes. Créer une vie belle et bonne, c’est penser de nouvelles possibilités de vie, en allégeant toujours le fardeau de celui qui supporte. C’est cette légèreté qui métamorphose le philosophe en créateur, danseur, en artiste tel Zarathoustra qui rit et chante : « Maintenant je suis léger, maintenant je vole, maintenant je me vois audessous de moi, maintenant un dieu danse à travers moi. » 87 Il faut dire que ce dieu qui chante et rit a compris que la vie est une œuvre à faire et non une existence à subir. En plus de dire que ceci est vrai ou faux , il y a bien davantag’e ! Le jugement est subjectif. Les autres ne sont pas obligés de partager mon point de vue. Ce que j’appelle » Bien » ne signifie plus bien dans la bouche du voisin. Ainsi parlait Zarathoustra, Il, « De la victoire sur soi-même »,Il faudrait, en ce qui concerne la morale, lire ici les désirs, les intérêts et émotions de l’être qui interprète le monde. Ce qui a de la valeur pour moi, c’est ce qui m’est utile. Entrevoir ainsi la valeur c’est bien ce que pensait Jean Granier lorsqu’il avance : « La valeur fixe ce qui est tenu:pour- vraj [. . .] Le princip() de la normativité est l’utilité POI.fr la yie … » 88 ~ qüe l’homme rend vrai ou faux n’est pas le Vrai ou le Beau en soi. Il le rend tel par sa propre capacité. Le cri prophétique de Zarathoustra, nous somme de briser toutes les tables de valeurs : « Lorsque je suis venu chez les hommes, jf? les ai trouvés assis sur une vieille prétention : tous croyaient savoir depuis longtemps le . bien et le’ mal pour l’homme [. . .]J’ai troublé cette somnolence en enseignant : ce qui est bien et ce qui est mal, (personne ne le sait encore,) si ce n’est celui qui . crée ! [. . .]Je leur ait ordonné de renverser leurs vieilles chaires, où seule trônait cette vieille prétention. » Et Zarathoustra de dire encore : » Je leur ai ordonné de rire de leurs grands maUres de vertu et de leurs saints et de leurs poètes et de leurs · sauveurs universels. » » Disons. tout simplement que les valeurs morales sont indissociables des conditions d’existence de leur créateur. Cependant même s’il est vrai que la morale vient combler un manque, assouvir une volonté de vie, il est à noter en outre que celle-ci apparaît comme un attentat à la vie. Cela veut dire en d’autres termes que les ardeurs instinctuelles censées définir l’homme se trouvent castrées. La morale vient démentir l’expression démesurée du corps et lui imposer silence : «Contrairement au laisser-aller, toute morale est une tyrannie qui s’exerce contre la « nature » [ .. .] Ce qui fait le caractère essentiel et inappréciable de toute morale, c’est d’être une longue contrainte. » La morale que Nietzsche exalte, une expression irrationnelle de la vie, est une critique de la morale décadente qui, de son avis, est une » véritable empoisonneuse et calomniatrice de la vie91 . ‘L Selon celle-ci la justice n’est pas la vengeance mais la victoire de Dieu , du Dieu de justice sur les impies. Ainsi l’amour du prochain peut être assimilé à une impuissance non avouée. Cela n’est pas synonyme de bonté ou encore d’humilité, mais le signe d’une craintive bassesse. Aussi faudrait-il ajouter que lorsqu’on ne peut pas se venger, on feint de ne pas le vouloir. L’homme corrompu devient dès lors lâche ou patient et laisse à Dieu le soin de punir et de venger. Il justifie sa soumission inévitable en ces termes : «C’est Dieu qui ordonne d’honorer les autorités et l’on « lèche les crachats des puissants » ou « maîtres du monde. » » La morale vient donc contrecarrer les passions et les rendre lâches. Nietzsche clarifie davantage cette affirmation quand, dans Le crépuscule des Idoles, elle apparaît comme une « manifestation contre-nature. » Il reconnaît en outre que les anciens jugements moraux sont d’accord sur ce point : « Il faut tuer les passions. » Il s’agit précisément de domestiquer la bête humaine. L’homme apprivoisé d’emblée accepte de renier ses passions agressives. Ces forces intériorisées travaillent contre le corps qui constitue la réalité primordiale que ces outils conscients falsifient. C’est ainsi que le « prêtre ascétique » débite des valeurs fausses, des paroles illusoires et offre une traduction décadente de la vie. Son instinct le destine à la domination. Son coup de génie n’est pas de guérir ta blessure de l’homme moral mais au contraire de l’empirer. Le raisonnement des brebis malades est : «Je souffre : « certainement quelqu’un doit en être coupable. » Mais le « mauvais » berger leur dira tout simplement : « c’est toi-même et toi seul qui es coupable de toi! » »94 C’est la conviction de Zarathoustra qui, après avoir souffert avec eux révèle aux croyants que celui qu’ils nomment Sauveur les a enchaînés dans les piéges des fausses vertus. Ses fausses valeurs sont les pires des monstres pour les mortels. Il faudrait noter que c’est la fatalité qui les anime. Nous pouvons retrouver à côté du prêtre l’intention qui anime toute la construction civilisatrice. Notons qu’elle repose sur un « platonisme « , autrement dit, sur la nécessité de dresser les hommes et donc de les punir en leur indiquant que la vie sur terre n’est que châtiment, punition et culpabilité mais que c’est le prix à payer pour rejoindre l’au-delà, le monde vrai. Nietzsche note que l’atmosphère de la civilisation moderne est viciée. Ce qui est bon est, suivant cette optique, ce qui élève l’individu dans la maîtrise de ses instincts vitaux. Ce qui est mauvais par contre est ce qui est bas, plus bas que la vie parce qu’incapable de la maîtriser. C’est pourquoi L’Antéchrist insiste inlassablement sur le fait que la morale et la foi éludent ou répudient la réalité. Ce que la foi exalte (le goût de la souffrance, l’humilité, le reniement des instincts vitaux), est bien ce que la morale stimule. Cependant les chrétiens, décadents typiques s’appellent arbitrairement les » bons. »95 Suivant cette conviction, on pourrait dire que le christianisme convie au sacrifice, à la mutilation de soi. Il amène l’homme à se déprécier lui-même et à renoncer à sa liberté dans J’espoir d’une récompense sans fin. Les grands bénéficiaires de la miséricorde divine sont ceux qui acceptent de s’abaisser et de se laisser aveugler par la foi. C’est bien cela l’avis de Nietzsche lorsqu’ il avance : «Le christianisme va à J’ encontre de toute réussite intellectuelle, _seule une raison malade ~ lui seNir de raison chrétienne, il prend le parti de tout ce qui est idiot, il jette l’anathème contre l’esprit, contre la superbia (orgueil) de l’esprit bien portant. »96 Eu égard à ce choix de vie, le corps est totalement absent. Or, Je mot l’ordre revient au corps, à ce maître par excellence. La croyance et son ordre par contre sont marqués par le refus brutal de l’ici et du maintenant au profit de ce qui est promis et reste à venir. Tous les processus serviles (ressentiment, mauvaise conscience, l’idéal ascétique) aboutissent à l’idéalisation du péché vécu comme conscience d’une faute qui implique le châtiment. Ils donnent dès lors plein sens à la souffrance et qui plus est la rend légitime voire désirable ; comme si ta vie était synonyme de tortures et de peines : «C’est seulement cette race parasite des prêtres qui s’est élevée par ses mensonges au rang d’arbitre des valeurs et qui a trouvé dans la morale chrétienne l’instrument de son ascension. »
L’EXPRESSION ET SES NON DITS
Nous avons soupçonné dès nos premières pages que derrière nos systèmes de valeurs, il y a une force aveugle qui se déploie. Celle-ci est masquée et sa découverte suppose un dépassement de la défiguration qu’elle subit d’abord et avant tout. C’est maintenant le moment de l’identifier. Nous dirons ce qu’elle est et pourquoi son appréciation s’avère problématique. Si l’expression figure ce qui est permis de voir, de dire ou d’entendre, qu’est-ce que le non- dit pourrait-il signifier? Il semble que la profondeur se réserve à l’exception et que sa découverte est laissée à l’initiative du guerrier. Le recul que Nietzsche prend par rapport aux valeurs et sa décision de tes briser est bien singulière. Si la tradition choisit de situer leurs sens apparents au-delà de toute remise en cause, Nietzsche manifeste un courage inouï et veut les débarrasser une fois pour toutes de leur oreillon sacré. En effet cette démarcation qu’il entretient avec la signification exprimée et admise par tous n’est pas synonyme d’une intelligence hors pair mais l’expression d’un goût extrême du risque. Dans le Prologue du Ainsi parlait Zarathoustra Nietzsche loue plus que le courage du danseur de corde, son amour du danger, une aventure dangereuse qui lui a coûté la vie. Et il conclut que philosopher c’est cela même : faire du danger son métier. Aussi revendique-t-il pour sa part une position d’intempestif et s’engouffre dans un sens interdit où aucune chance de survie ne s’offre à lui-même. La philosophie se conjugue avec la mort, une mort que l’homme qui veut trahir le secret de l’origine et déclarer la surface inessentielle recherche volontiers. Le philosophe tel que Nietzsche le conçoit creuse dans le souterrain. Il se fait taupe et oppose une contre violence à la violence que l’interdit dresse contre toute curiosité. Cette partie nous amène à ne pas nous en tenir simplement à la surface qui cache les vraies significations, mais à oser affronter la profondeur indicible qui nous détermine en réalité. Elle déroule le programme de celui qui réfute la surface pour prendre en compte seulement le dessous de l’expression ou encore ce qui précède toute valeur. Aussi, toute volonté d’aller au-delà de ce qui est permis est-elle également risquée. Il est à souligner que le psychologue des profondeurs conçoit tout de même une sagesse artiste qui consiste à demeurer superficiel. -49- Au-delà de l’expression, nous découvrons l’effroyable « homo natura » qui précède toute valeur, tout dire. C’est elle qui évalue en fin de compte. Nous montrerons enfin que Nietzsche veut libérer l’homme du fardeau moral pour un nouveau règne du corps qui fait la joie et le bonheur de l’homme. Il veut que l’homme obéisse à son corps.
La dangereuse vérité
Le secret de la profondeur
Nous opposons la curiosité au bon vouloir de prendre pour argent comptant ce que l’expression nous laisse voir ou savoir. Choisir de croire dans ce cas à tout ce que l’on dit et l’accepter passivement c’est cautionner l’erreur. Or la pratique philosophique telle que Nietzsche l’entend consiste véritablement à mener des investigations sous la surface des choses laquelle surface comporte un risque maximum. L’expression ne dévoile pas le secret de la profondeur mais elle constitue une information partielle dont le généalogiste peut se servir pour retracer et découvrir l’origine. La surface représente ce qu’il y a de plus inessentiel certes, mais c’est à partir d’elle que le philologue peut atteindre les vraies significations cachées. La découverte de cet envers est véritablement horrible. Celui qui est épris de danger délaisse les informations primaires qu’il saisit à première vue, mais désire savoir plus et surtout ce que l’on veut lui cacher. Le philosophe ne se contente pas d’effleurer la surface des choses mais prend le risque d’explorer ces endroits reculés et périlleux. Le philosophe allemand est quant à lui un questionneur infatigable qui ne se bome pas seulement à la quiétude de la surface mais veut la troubler à tout prix. C’est ce qui est admis par tout le monde, ce qui est sacré (morale, Dieu, la conscience) que Nietzsche remet en cause. Celui qui se hasarde à visiter ces domaines de l’horreur admet sa propre remise en question et met en jeu son propre statut existentiel. – 50 – On pourrait dire dès lors qu’il n’y a de connaissance que dans l’ordre sacrificiel. Le philosophe expérimente la souffrance et la peine devant « ce domaine immense et encore presque inconnu des expériences périlleuses ; chacun, en effet, a cent bonnes raisons de s’en écarter – s’il le peut [. . .] et le psychologue qui se « sacrifie « de la sorte[. .. ] aura au moins Je droit de réclamer en échange que la psychologie retrouve son statut de science maÎtresse, que toutes les autres sciences ont pour tâche de seNir et de préparer. Car désormais la psychologie est redevenue le chemin qui conduit aux problèmes essentiels. » Nietzsche opère une rupture avec la tradition qui s’attache au sens premier (morale, conscience … ). Cet endroit lointain qu’il veut explorer est vierge de connaissance. Il semblerait que personne avant lui n’a eu l’audace de bouleverser la quiétude de l’expression. Pour saisir le sens exact d’une valeur, il convient d’abord et avant tout de convoquer la psychologie de son auteur. C’est à partir d’elle qu’elle s’écrit. Et elle précède pour cela la philosophie bref les sciences humaines. Sa place est incontournable et elle vient clarifier toutes les autres méthodes de connaissance. Nietzsche lui-même est conscient de la démarcation qu’il réalise et qui confère à son œuvre un statut épistémologique particulier : c’est ainsi que dans Ecce Homo il dit que : «C’est un psychologue sans égal qui s’exprime dans mes écrits ; voilà peutêtre la première conclusion à laquelle arrive un lecteur sérieux … » 110 L’appellation énoncée dans l’Avant-propos du Crépuscule des Idoles décrit exactement sous quel angle appréhender le philosophe allemand. tl se nomme luimême » vieux psychologue et attrapeur de rats » dont la vocation rarissime est de faire parler ce qui refuse de s’exprimer. La mission ci-dessus précisée est doublement étrange. D’abord parce que le souterrain trace des limites, il veut « rester muet. » Il défend tout essai de violation de son intimité. Et pourtant Nietzsche atteste qu’il arrive à faire parler ce mutisme. Il oppose ainsi une contre violence à la violence que l’expression dresse contre toute curiosité. La qualité principale dont Nietzsche s’arme avant la sagacité c’est le courage dans la mesure même où le fait d’explorer l’envers de ce que l’on exprime (nos pulsions intimes) est assimilé au danger: l’homme ne veut pas se montrer à nu. Ainsi suivant son audace, Nietzsche figure sur une échelle hiérarchique des esprits. C’est dans la préface à Ecce Homo qu’il le dit : « Combien un esprit supporte-t-il de vérité, combien en ose-t-il ? Voilà le critérium qui m’a servi de plus en plus pour mesurer exactement les valeurs. L’erreur (la foi dans l’idéal) l’erreur ~st pas un aveuglement, l’erreur est une lâcheté. » Il s’agit précisément de pénétrer les secrets les plus profonds de la vie tel que le · discours de Zarathoustra entreprend de s’en faire l’écho. Celui-ci ne peut être compris par tous et ne s’adresse pas à tous les hommes d’ailleurs en ce sens qu’il véhicule des choses graves qui exigent des oreilles initiées et choisies. Il débite des propos inadmissioles : seul le corps est vrai, Dieu est une pure invention humaine, à chacun sa morale … Autant d’affirmations qui redonnent à la conscience, au sacré, aux valeurs un contenu séducteur et purement superficiel. Nietzsche précise luimême ce que sa philosophie veut dire et ce qu’il a voulu accomplir : «Philosopher, comme je l’ai toujours entendu et pratiqué jusqu’ici, c’est vivre volontairement sur la glace et les cimes, à la recherche de tout ce qui est surprise et problème dans la vie. de tout ce qui, jusqu’à présent, avait été tenu au ban par la morale. L’expérience que m’ont donnée mes longues pérégrinations dans ces domaines interdits m’a appris à considérer autrement qu’on ne le souhaiterait les raisons qui ont poussé jusqu’à nos jours à moraliser et à icéaliser … » Elle traduit également une volonté de lever les masques de !’expression, or « tout ce qui est profond aime le masque ; les choses les plus profondes haïssent même · l’image et le symbole. » Il va sans dire que toute curiosité est violente et la recherche de la vérité incommode. Le masque dépasse en effet un simple barrage qui se dresse contre toute énorme envie de voir. Il est là aussi pour tromper notre vigilance et piéger notre regard. L’entreprise de lever les masques est la manifestation d’une volonté de dévoiler ce qui n’est pas encore exprimé. La violation de l’interdit a cependant un caractère sacrificiel. C’est pourquoi, elle se solde inéluctablement par le châtiment suprême. Le programme que se fixe l’homme de la dangereuse curiosité est tout de même une entreprise d’exploration du labyrinthe .: « Nous sommes particulièrement curieux d’explorer le labyrinthe. Nous nous efforçons de lier connaissance avec Monsieur le Minotaure dont on racontf!1 des choses si terribles. Que nous importe votre chemin qui Monte, votre chemin qui mène au dehors, qui mène au bonheur et à la vérité, qui mène vers vous je le crains .. : Vous pouvez nous sauver à l’aide de ce fil et nous vous en prions · instamment pendez-vous à ce fil. » L’envie de s’engager dans les entrailles du labyrinthe et de dire non aux mirages qe la surface semble être un risque sans commune mesure. On pourrait considérer le labyrinthe comme ce qui précède tout dire, autrement dit toute expression. Ce qu’i l ne laisse pas voir immédiatement est plus important que ce qu’il qit. Mais cette vérité radicale n’est pas à hauteur d’homme. Nietzsche choisit pourtant d’affronter sa cruauté et, refuse le fil d’Ariane. Aussi l’assume-t-il d’avance : « Il s’enfonce dans un labyrinthe, il multiplie par mille les périls déjà inhérents à la vie [. . .] : que nul nf!1 voit de ses yeux comment et où il s’égare, dans quelle solitude, il se fait déchirer, .11orceau par morceau, par quelque Minotaure tapi dans /es cavernes de la conscience. » 115 C’est bien dans des domaines interdits que Nietzsche s’engouffre. Car ce qui pousse l’homme à créer une morale ou à rêver d’un idéal c’est sa volonté de vie. Cette volonté de vie ou encore de puissance, nous porte à prendre en considération les instincts vitaux qui guident toutes nos actions. Cette profondeur cachée n’est pas agréable à l’œil. C’est l’univers de la honte, de l’humiliation. L’homme ne veut point le révéler au grand jour. Nietzsche vient bouleverser la sérénité des hommes et détruire des idéaux millénaires. C’est une entreprise délicate qui trouble profondément toute l’histoire humaine où l’homme fonde son monde sur le mensonge et l’apparence. Cette alsif ~ation se répand sur l’humanité entière. Même ses instincts les plus profonds subissent le travestissement moral. Finalement elle en vient à adorer les valeurs opposées à celles qui lui garantissaient la prospérité, l’avenir, le droit suprême au lendemain. Nietzsche est à l’antipode des hommes vertueux que l’on a vénérés jusque là. En prenant le risque de démystifier ces idoles, il change le visage de la philosophie. Choisir de vivre sous la nature des choses c’est s’insurger contre l’interdit qui nous rive à l’expression. Toute volonté de dérobade ouvre au danger absolu. Cependant, Nietzsche prend acte de ce fait et l’assume. Il le signifie en ces termes: «Nous rendrons la philosophie dangereuse, nous en changerons la notion, nous enseignerons une philosophie qui soit un danger pour la vie. Comment pourrionsnous mieux la servir ? Une idée est d’autant plus chère à l’humanité qu’elle lui coûte plus chère [. .. ] Transposition de toutes les valeurs, ce sera coûteux, je le promets. » Cette transposition généralisée des valeurs pourrait être le symbole d’un refus de la signification superficielle qu’on leur donne habituellement. Les explications que l’on peut prêter au labyrinthe sont multiples. On pourrait penser à la civilisation, aux valeurs érigées jusque là Nous pouvons penser également aux règles de politesse, à la bonne conduite, bref à tout ce qui régit la société. Toutes les réponses sont données d’emblée et toute question est inadmissible. Ainsi le labyrinthe nous dispense de savoir certaines choses encore moins de les remettre en cause. Il n’est pas seulement ce que l’on ne doit pas voir mais aussi ce que l’on ne doit pas entendre. Cet envers ne se dit pas, il ne se fait pas non plus. Construit pour cacher, celui qui y entre démystifie plus de mondes et détruit plus d’idoles. Le labyrinthe ne serait-il pas également la conscience dont les inextricables méandres dérobent au sujet le fruit même de ses actes? Tel est du moins l’avis de Freud qui soutient que le sujet n’est jamais celui qu’on croit. Et pour cela le travail de la psychanalyse consiste en un décryptage d’un sens caché dans un sens exprimé. L’accès à la conscience se produit sous des formes déguisées ou substituées. Selon la définition de I’Encyclopaedia Universalis, le labyrinthe constitue une écriture secrète dont le tracé caractérisé par un degré plus ou moins grand de complexité, répond toujours à une intention d’initiation sur un registre dont la sacralité ne semble jamais totalement absente. Comme le Minotaure est le double de Minos qui n’est pas destiné à la vue, tout homme enfouit dans son propre labyrinthe ce qu’il ne veut pas exprimer. La descente dans le labyrinthe figure l’interdit absolu. Si l’on en croit Angèle Krémer-Marietti: « Le labyrinthe renferme le chemin de l’origine et de la vérité originaire, le chemin qui conduit à la racine dernière, à la vérité radicale. La réalité même de cette racine est figurée par le Minotaure ou Dionysos, mais le labyrinthe a été construit par l’homme pour cacher justement cette réalité [. . .}, le labyrinthe est en fait l’envers de toutes les conventions humaines, ce sur quoi l’homme ne voudrait pas revenir. » Il faut noter que l’origine est toujours violente. Elle dérange et l’homme ne veut pas emprunter son chemin. Aussi tire-t-il un rideau entre l’origine et lui. Le voyage que le philosophe entreprend a pour destination l’envers de l’expression, le secret de l’origine que l’on ne peut atteindre qu’en empruntant les sens interdits : « Ce que j’ai à faire est effroyable dans toutes les acceptions du terme [. .. ] Je ne défie pas l’individu, je défie l’humanité. Une fatalité reste attachée à mon nom.» L’aventure que Nietzsche endosse transcende l’homme du commun. Il est presque anormal de sonder des profondeurs inquiétantes lorsqu’on sait que ce qu’elles abritent est synonyme de perte. La vérité radicale -l’envers de l’expression-ne se donne que sur le mode du tragique. C’est pourquoi les vérités supérieures ne se voient pas [ … ]Aussi Dieu ordonne-t-il à Moïse de ne pas chercher à le découvrir, il en mourrait : « Permets-moi de contempler ta gloire [. . .] Cependant, ajouta-t-il, tu ne pourras pas me contempler de face car aucun être humain ne peut me voir de face et rester en vie[. . .] Tu pourras me voir de dos puisque l’on ne doit pas me voir de face. » 119 La philosophie de Nietzsche se définit dans l’acte même d’inverser l’ « Esprit de son époque » en tant que cet « Esprit » est la manifestation la plus hautement pathologique du nihilisme de la culture occidentale. Une telle inversion nécessite un long travail en profondeur. Pour cela, il faut d’abord faire sauter les valeurs, savoir détruire pour bien créer. Les mirages de l’expression figurent d’entrée de jeu parmi les idoles à briser effectivement. Cette destruction est néanmoins violente et Nietzsche mesure bien la gravité de son acte. Voilà ce qu’il dit : «Je suis, et de beaucoup, l’homme le plus terrible qu’il y avait jamais eu jusqu’ici ; cela ne m’empêchera pas d’être le plus bienfaisant. Je connais la volupté de détruire à un degré conforme à ma puissance de destruction ; dans l’anéantissement comme dans la création,
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