Le fantasme d’entrer en contact avec les morts 

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Internet : la cristallisation du temps

Si l’arrivée du numérique marque un changement dans ce type de recherches, la figure du fantôme reste pour autant prégnante dans les représentations médiatiques, ainsi que dans le mode de fonctionnement du média même. On assiste à une transition d’un média qui aiderait à entrer en contact avec les morts, à un média qui entretient une similitude avec la figure du fantôme, voire qui créé ses propres fantômes. Adeline Wrona (chercheuse au GRIPIC) affirme avec justesse la durabilité du numérique : »« »La pierre des cimetières, le papier du livre ou du journal conservent les traces écrites déposées par les vivants pour perpétuer le souvenir des disparus. En revanche, le texte numérique ne vieillit pas22». Inchangé, le numérique est figé dans une temporalité encore indéterminée, à l’instar du fantôme, corps mort sans ridules. Comme un processus de gel instantané, internet cristallise des événements ponctuels du flux d’une vie. Facebook par exemple, en incluant dans les « »amis »» des connaissances de passage, fige des rencontres éphémères à l’échelle d’une unité temporelle qu’il nous est impossible de mesurer à l’heure actuelle, et que l’on associerait donc à l’infini. Peu à peu, la collecte de toutes ces informations ponctuelles nous construit dans les réseaux sociaux, un passé de plus en plus détaillé et précis dont notre seul souvenir n’aurait pas gardé la trace. Ainsi, il permet d’offrir à l’utilisateur une appréhension complète de l’avatar d’autrui : ses occupations actuelles, son présent mais également son passé, par le biais des photos anciennement publiées et de l’historique des publications. Internet se peuple d’un passé grandissant au fur et à mesure des années, dans lequel il est facile de se replonger. Cette proximité du passé sur internet alimente pour les internautes une nostalgie croissante, sous-tendu par les progrès permanents des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC).

La figure du fantôme comme motif fictif de notre temps

Effectivement, le monde contemporain est témoin d’un progrès croissant dans le domaine des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC), visibles sur de très courtes durée. Ainsi, d’une année sur l’autre, Apple commercialise des produits nettement plus sophistiqués que les précédents. Sur une durée de neuf ans, les progrès technologiques réalisés par l’entreprise sont impressionnants, il suffit pour cela de comparer l’ergonomie et les fonctionnalités du premier Iphone lancé en janvier 2007 avec l’Iphone 6S, son successeur de 2016 aux fonctionnalités démultipliées. Ces avancées éclairs nous rendent spectateurs et utilisateurs de technologies croissantes, dont les nouveautés permanentes rendent obsolètes les modèles précédents. On se souvient avec nostalgie du premier Iphone de 2001, encombrant et arrondi, lorsqu’on acquiert en 2006 l’Ipod Nano, une version miniaturisée, au design anguleux. A l’échelle d’une adolescence, on voit ce que la technologie éclair laisse derrière nous, délaissant ses créations avant l’obsolescence.
Katharina Niemeyer, maître de conférence à l’Institut Français de la Presse et chercheuse au CARISM23, théorise ainsi cette sensation de dépassement en abordant la nostalgie dans les médias. Invitée par le programme ENEID (Eternités Numériques24) en novembre 2015, elle présente ses travaux sur « »l’éternité de l’irréversible et la nostalgie comme pratique médiatique »», ainsi qu’à la revue Effeuillage25, dont la vidéo est visible en ligne26. Dans cette intervention, elle détaille sa définition de nostalgie en quatre acceptions (le mal du pays, le temps qui n’est plus, la projection vers l’avenir et la nostalgie du futur) pour souligner la forte augmentation de production nostalgique médiatique, particulièrement dans les réseaux sociaux. Elle cite la mode du vintage et d’innombrables Tumblr de tendances (dans lequel on note également des thèmes de site internet : le vintage devient une composante même de l’ergonomie du site), ainsi que les filtres mélioratifs d’imitation Polaroïd ou pellicule sur l’application photographique Instagram. Suivant des codes par nostalgie ou goûts esthétiques, le vintage devient le vecteur principal de la tendance, comme peut attester le blog Where is the cool ? 27 dont la première page du 30 mai 2016 montre une télévision analogique28. Cette nostalgie du passé médiatique est également visible à l’échelle de durée bien plus courte, comme l’atteste les nombreux sites internet relayant les repères médiatiques des années 90 (animations, jeux vidéos, émissions de télévision tous médias confondus…)29.
Cette nostalgie se ressent dans le choix des thèmes fictifs contemporains où la prégnance des fantômes, revenants, ou non-vivants au sens large est symptomatique. On ne compte plus les séries télévisées récentes qui remettent au goût du jour la thématique du revenant (notamment Les Revenants, The Walking Dead) déclinées sous toutes ses formes, comme le vampire : de Francis Ford Coppola (Dracula, 1992) à la saga de romans jeunesse Twilight (Stéphanie Meyer, 2006, 2007, 2008), en passant par la série télévisée True Blood et le réalisateur Jim Jarmusch (Only Lovers Left Alive, 2013). Vivant immortel ou mort éternel, le vampire hante les humains en les vidant de leur substance pour exister: le passé refait surface et sape progressivement toute tentative de vie au présent. Ainsi, le non-vivant au sens large du terme est une figure fictive contemporaine très prégnante dans nos représentations collectives, au cinéma ou à la télévision. Les fantasmes du passé auquel on ne réchappe pas et qui prouvent par sa présence, l’inconsistance du présent.
La prégnance de la figure du non-vivant dans les productions audiovisuelles incarne ainsi la nostalgie croissante : les progrès éclair de la technologie remettent sans cesse à jour nos habitudes médiatiques, obsolètes avant l’heure. Si ce premier lien entre l’ère numérique et la figure du fantôme est purement symbolique, il est à présent intéressant de se pencher sur les liens entre numérique et fantôme dans le fonctionnement même des médias.

Création d’un double numérique : les fantômes d’internet

«!Et cependant je mentirais si je disais que vous me manquez car, c’est bien là la plus cruelle et la plus parfaite des magies, vous êtes là, comme moi, plus que moi ; où je suis, vous êtes, comme moi, plus que moi. Je ne plaisante pas, il m’arrive de penser que c’est moi qui vous manque ici, puisque vous y êtes30». Dans ses Lettres à Milena, Kafka introduit ce sentiment de dualité lors de l’écriture de ces lettres, qu’il qualifie également de « » terrible dislocation de l’âme». Ce déchirement entre réelle personnalité et double d’écriture nous ramène à présent à la création de l’avatar sur internet, le « » profil » », expression fantomatique de nous-mêmes, vidée de sa substance corporelle. Au regard du phénomène de bipolarité entre le profil internet et la vraie personnalité des internautes, la réflexion de Kafka est d’une modernité absolue.
Premièrement, les sites internet de communication de Facebook à Tinder toutes catégories confondues (social, rencontres amoureuses, professionnel) ont tous la condition sine qua none de la création d’un profil numérique. Ce pré-requis établit cette « »dislocation »» de la personnalité, et une re-création de soi-même en la figure de l’avatar. Deuxièmement, la projection de son imaginaire sur l’avatar d’autrui entérine la dislocation en donnant plus de poids à l’avatar numérique. Effectivement, sans ce rapport au corps inévitable dans les rencontres quotidiennes, on déréalise autrui, fantasmes projetés sur le support de son avatar alimenté de publications. Une publication écrite, une photographie ; ce sont-là des éléments réceptacles laissant une grande marge de manoeuvre à l’imagination, supports idéaux car « » authentiques » ». Les publications composent une vitrine représentative d’un individu donné, une première projection de cette personne sur elle-même par le biais de l’interface internet. Le profil subira ensuite une deuxième projection, de la part d’autrui. Ses interfaces et ses supports, autant de barrières à l’authenticité, créé un univers dont les lois de la communication dérogent à celles de la vie courante. Effectivement, la communication sur internet, en ce qu’elle est majoritairement écrite répond à un idéal de signification : affranchi de la gestuelle et de son signifiant, les mots sont les seuls décisionnaires.
Olivier Schefer applique très justement des mots sur la sensation de ce nouvel état d’être médiatique, ainsi que l’importance croissante de l’avatar face à notre corporéité : »« »les ordinateurs que nous utilisons en permanence ne nous transforment pas en machines dépourvues d’âme comme le suggèrent plusieurs films de science-fiction des années 1950 (…). Ce serait plutôt le contraire, ces machines nous rendent trop spirituels, faisant de nous des formes irréelles et fantomatiques » »31. Le réalisateur Spike Jonze l’illustre dans son film Her : une histoire d’amour entre un jeune divorcé et son nouveau système d’exploitation informatique, Samantha. Tout d’abord platonique, la relation entre eux évolue à tel point que le couple trouve même une solution pour répondre au désir sexuel : l’absence de corps n’a plus d’importance, comme lors du visionnage de vidéo pornographique, car l’intérêt se situe au-delà du simple désir sexuel. Le vrai désir, c’est le fantasme. Peu à peu, l’histoire d’amour se complique, car Samantha gagne en complexités au fur et à mesure des mises à jour « »OS »». L’inéluctable séparation a lieu lorsque les « » OS » » décident de migrer vers une autre dimension informatique, dont la vitesse et les possibilités démultipliées sont impossibles à concevoir pour les humains. Rejetés hors de la zone informatique, les humains délaissés par leurs amours d’un autre type se retrouvent sur le toit d’un immeuble, dont le ciel apparemment infini est devenu trop étroit pour l’étendue des connaissances de leurs complices informatiques.
Fantasmé dans Her, ou transposé à l’écrit au coeur d’un trouble (Kafka), ces créations artistiques se rejoignent au sens où elles tentent de mettre des mots sur ce que nous pourrions nommer « » l’état médiatique » ». Effectivement, les nouvelles technologies créent peu à peu en nous est un nouvel état d’être, dans lequel l’absence de corps joue un rôle crucial et nous confère, comme le note Olivier Schefer, cette présence fantomatique, spirituelle. Des possibilités démultipliées, mais dans une sphère en quelque sorte parallèle à la réalité. Cet état « »second »» nous est habituel. Il est désormais en lien intrinsèque avec la réalité : elle la change, l’influence, nous fait prendre des décisions.
Néanmoins, la qualification « »absence »de corps »» n’est pas exacte car l’absence du corps est prise en compte dans les règles sociales sur internet. Notamment, l’absence du faciès est d’une importance cruciale: l’internaute sait qu’il n’aura pas à faire face aux conséquences de ses dires sur le faciès d’autrui, perspective qui donne de l’aplomb à nombres d’internautes. En se penchant sur les commentaires des vidéos Youtube, on remarque des publications souvent remplies d’une haine et d’une colère que l’on aurait dû mal à imaginer s’exprimer ainsi dans une situation « »réelle »». Dans son ouvrage La réalité virtuelle : avec ou sans le corps ?32, Alain Milon refuse de considérer le virtuel comme une rupture avec le réel. Il aborde le virtuel comme un « »état de la réalité »», ce qui rejoint la notion précédemment évoquée: les nouveaux états d’êtres créés par la technologie numérique, dans laquelle le rôle de l’avatar est en lien direct avec la figure du fantôme, incarnation passagère d’une personnalité et d’un être tangible. L’auteur pose avec justesse la question de l’absence du corps. Il développe une critique de ce qu’il nomme cybercorps : le corps du virtuel, sans matière, sans plasticité, sans visage. A cela il oppose un corps « »opaque »», « »immergé et augmenté »», lorsqu’il est considéré dans la démarche numérique.
Effectivement, peu à peu s’installe une réflexion autour du corps de l’internaute et sa place dans le dispositif médiatique, notamment dans le domaine de la création audiovisuelle. Le développement des casque 3D à 360° degré est en la preuve. C’est le corps du spectateur qui sert de mesure au décor, d’autant plus lorsqu’il joue physiquement un des personnages de la fiction. Le court métrage Our baby (Simon Bouisson, 2016), dont la bande annonce est disponible sur internet33, en est un exemple pertinent : le spectateur est positionné à la place d’un nouveau-né, dont les parents s’inquiètent d’une malformation physique. Le court métrage I, Philip (2016, Arte Créative)34 sélectionné dans la catégorie 3D du Festival International du Court-Métrage de Clermont Ferrand, est également un exemple marquant. Vingt-trois ans après la mort de Philip, un jeune ingénieur en robotique créé le premier androïde à forme humaine : « » Phil » » est une incarnation du défunt, nourri par ses anciennes publications sur le web et sa mémoire externalisée. Utilisant le potentiel filmique du regard caméra pour immiscer le spectateur dans l’espace 3D de la fiction, le film pose la question du corps physique sur deux niveaux. Tout d’abord, le corps du spectateur en lien avec le corps fictif : les potentialités de l’infini spatial, du vertige, de l’identification. Par ce biais, il interroge la re-création du corps du spectateur dans l’espace virtuel du numérique et celui de son héros, dont le corps numérique impalpable est immortel.

Création de nos propres fantômes

Dans quelle mesure l’évolution des technologies altère-t-elle notre rapport à la mort ?
Hypothèse : Le numérique modifie notre rapport à la mort
Synthèse : En plus d’une volonté de conservation, on tend désormais vers une immortalité (numérique ou par le biais du numérique), qui revient à s’interroger sur notre impossibilité à penser l’oubli.

L’hubris de re-création de soi

Etant donné l’étendue de plus en plus large qu’occupe l’espace virtuel dans nos vies, les nouvelles technologies numériques posent récemment l’enjeu de notre propre corps dans ce processus de re-création de soi sur la toile. Cette réflexion rejoint d’autant plus la similitude avec la figure du fantôme : le souvenir cherche un corps pour s’incarner et devenir une apparition. On compte ainsi des initiatives artistiques, dont celle du chef d’entreprise Olivier Bergeron (By Volta, Marketing et design sensoriel) qui par un scan 3D d’une personnalité, cherche à extraire nos données graphiques numériques pour les retranscrire au sein d’une oeuvre, actuellement en cours de création35.
S’extrayant peu à peu hors du domaine artistique du fantasme, ces initiatives correspondent à un fantasme ancestral : l’hubris de création d’un être. En dehors de la procréation naturelle, les contes et les mythes nous enseignent ce fantasme humain figurant déjà dans l’Ancien Testament comme l’acte profane par excellence. A contrario, les peuples aux religions animistes ne cultivent pas ce même interdit : la vie n’est pas créée par un seul être tout-puissant, mais présente dans chaque chose composant l’univers. Ainsi, le mythe du Golem, créature sortant de l’argile, avait déjà bravé cet interdit moral et religieux : créé par l’homme, il a pour mission de protéger son créateur. Dans le film éponyme de James Whale, le docteur Frankenstein (1931) réalise ce rêve de re-création, qui revient à asseoir sa propre toute-puissance sur Dieu. La réplique « »Now I feel like God »»36 reste pour cela célèbre : d’une part pour la censure dont elle avait été l’objet à l’époque de la sortie du film, jugée immorale, et de l’autre pour l’extériorisation animale du démiurge. La séquence de création du monstre le montre bien : en frappant sur l’antenne prévue à cette effet, la foudre, par le pouvoir fantastique de l’électricité (une fois encore) anime cette peau de chairs grossièrement cousues entre elles, à l’origine de la créature. Cependant, les efforts du docteur, qui se démène pour utiliser la foudre contre sa nature même montrent que son entreprise est contre-nature.
De nos jours, on assiste à une reprise actuelle de ces mythes, au sein de tentatives réelles pour vaincre la mort dans le cadre du numérique. Effectivement, le site internet Eterni37 est en cela un exemple pertinent de la volonté de prolongation de soi-même, par delà la mort, qui exige non pas une conservation de l’individu, mais une projection de son être sur un autre média. L’initiative Eterni est en cela insolite : il s’agit de créer un avatar de soi-même sur une plateforme internet, de lui inculquer ses goûts, son langage, ses opinions, pour qu’il puisse être actif sur le net après notre propre mort. Nourri de bribes de l’avatar que nous nous créons sur internet, ce profil immortel est un être de fantasme et de projection, sans autre corporéité que ce « » corps sans chair » » que décrit Alain Milon38. Selon le site Eterni, 32, 804 personnes ont déjà composé leur être éternel de bribes du passé, fantasme du souvenir poussé à son extrême. On se créé de nouveau, en une créature numériquement éternelle, on donne naissance au soi-même que l’on aimerait être : une opportunité de re-naître avec la sagesse d’un vivant, d’éviter les écueils commis dans le réel et se re-former à la perfection. On remarque ici une interpénétration du fictif et du réel, comme si les fantasmes cinématographiques et télévisés nourrissaient la créativité et l’audace des vivants, une fois les outils technologiques appropriés entre les mains. Ainsi l’épisode « »Be right back »» (2013) de la série américaine Black Mirror en est une illustration pertinente : lors de la mort de son fiancé, Martha est enceinte et se laisse tenter par un logiciel novateur qui recréé, à partir de sa présence numérique sur internet, un avatar du défunt avec lequel elle peut converser. Convaincue par ce premier niveau d’illusion, elle décide de passer au stade supérieur : un véritable mannequin de plastique tendre incarne son petit ami. Entre tendresse et angoisse, l’épisode balance pour trouver un point d’orgue lors de la séquence de l’arrivée du mannequin, en boîte. Martha suit la notice et laisse mariner le corps vide dans un bain. En proie à une attente anxieuse, elle balance entre l’impatience et la peur de l’être qu’elle a créé. Effectivement, la créature finit toujours par se retourner contre son créature, physiquement (Frankenstein) ou moralement. Ainsi, le film d’Andrew Niccol, Simone (2002) met très justement en scène cette ambiguité de la créature salvatrice et maudite à la fois : un réalisateur sur le déclin créé numériquement son actrice idéale. Le film est un succès mondial et elle devient du jour au lendemain, une star adulée qui attise la curiosité de tous. A force d’illusion, la créature prend de plus en plus de réalité dans la vie bouleversée du réalisateur, qui élargit à force de mensonges, le trou béant de l’illusion, du vide. La séquence d’adieu avec Simone, être numérique animée par son créateur, est symptomatique de la solitude du personnage : le réalisateur, incarné par Al Pacino (Scarface de De Palma, Le Parrain I, II, III, de Scorcese) joue les questions réponses, et anime en temps réel la gestuelle de son avatar. Non content d’être déjà en vie, sa quête de la célébrité et d’une forme d’éternité, le mène au malheur. Ici, la définition du fantôme à Haiti39 comme un être effrayé par l’oubli, prend tout son sens. Le fantôme incarne un idéal de mémoire contre la vanité de l’existence humaine. Actuellement, la quête de cet idéal se poursuit, mais dans la sphère du réel. La création de ce que l’on appelle les « »concerts d’outre-tombe »» établit un lien direct de rétroaction entre le fictif et le réel. Il s’agit de concerts de personnalités décédées (Claude-François à l’affiche du Palais des Congrès en Juillet 201740) par un procédé de projection d’un hologramme. Cette idée reprend point par point le concept évoqué dans le film Simone, lorsque l’actrice virtuelle se donne en concert. Fantasme lors de la sortie du film, c’est désormais une réalité.

Réalisation de fantasmes ancestraux : vaincre la mort

Effectivement, les progrès permanent des NTIC tendent peu à peu à nous conférer un sentiment de super-puissance. A l’instar du Docteur Frankenstein, les pouvoirs que nous avons créé par le biais de la technologie ouvrent la voie aux projets les plus insolites. La création de ces nouveaux « »états d’être »» entraînent à penser que tout est réalisable. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication nous ont permis de mieux maîtriser le temps et l’espace, que ce soit la communication interpersonnel d’un bout à l’autre d’un monde ou le projet de drones Google, au service de nos moindres besoins domestiques. Effectivement, dans son article Death, drones and driverless cars: how Google wants to control our lives41, le journaliste Oliver Burkeman décrit le projet de Google de lancer des voitures sans chauffeurs qui répondrait à nos moindres désirs, ainsi que des drones qui se substituerait à notre mobilité. Le temps et l’espace ne sont plus un problème, au contraire, leur maîtrise est un atout majeur. Ainsi, des fantasmes historiques tentent de se concrétiser, dans le cadre du numérique (comme vu précédemment), mais également dans la réalité physique. Burkeman cite ainsi Baseline Study, un projet de collecte du sang, salive et urine pour prédire les chances d’attaques cardiaques. La création de l’entreprise Calico (Google) en est la forme la plus aboutie : un succursale du laboratoire Google X dirigée par Larry Page mène des recherches axées sur l’informatique pour tenter de percer le secret de l’immortalité. L’historienne Siva Vaidhyanathan résume : «it’s been clear for some time that Google sees nothing as being beyond its domain42». Par ailleurs, d’autres multinationales informatiques IBM et ORACLE investissent pour oeuvrer contre le vieillissement.
Ces tentatives, encore discrètes, peuvent être mises en parallèle avec la situation initiale du film Minority Report (Steven Spielberg, 2002). Dans une société futuriste, une unité d’élite des services secrets met au point un programme opérationnel pour prévoir les tentatives de meurtres : le service arrête le criminel présumé avant l’acte. Les médiums qui dénoncent les futurs coupables sont des êtres complètement déshumanisés, allongés dans une piscine rempli d’un liquide visqueux, qui n’est pas sans rappeler le liquide amniotique du corps de la mère. Ces humains sont transformés en des êtres uniquement spirituels : lorsque le héros saisi à pleines mains le corps inanimé de l’une d’eux (une jeune femme), l’opacité de son enveloppe charnelle étonne presque. Ce corps inutilisé, blanc et froid comme un cadavre, est dépourvu de tout attribut sexuel. C’est un corps de mémoire et de prémonition, tout entier tourné vers l’hypersensibilité, qui le rendrait presque perméable au réel. Cet être fantomatique prévoit la mort. Il est intéressant de mettre en parallèle ce corps déshumanisé avec celui, fantasmé, du fils disparu. En rentrant du travail, le personnage principal insère des disquettes dans un dispositif 3D qui projette une vidéo de famille. Son fils apparaît alors, encore enfant, dans un éclat de rire. Les pixels qui composent l’image sont visibles, alors même que l’apparition est en relief, projection directe du fantasme du héros de retrouver son fils, vers lequel il tend illusoirement la main.
La reconstitution actuelle de nos fantasmes, qu’ils soient d’oeuvrer contre l’oubli ou de vaincre la mort à sa racine nous amène à penser le numérique comme un réceptacle de plus de nos fantasmes historiques, en ce qu’ils disent quelque chose d’intemporel du genre humain : notre impossibilité à penser l’oubli.

L’impossibilité de la société à penser l’oubli

On voit dans ces médias numériques, dont beaucoup de questions n’ont pas été juridiquement tranchées, un grand espace de liberté. Louise Merzeau soulève une question de poids dans son article « » Données post-mortem43» : que deviennent les données laissées sur internet après la mort de son internaute ? Ici, il n’est plus question d’un double numérique éternel créé par l’internaute, mais d’une longévité involontaire et parfois non désirée après la mort. « » Le problème de la pérennité des données n’est abordé que sur le temps court, à l’échelle d’une période ou d’une vie. Comme si, dans l’environnement numérique, nous échappions à notre finitude et au fait qu’il y a autour de nous (dans les traces) plus de morts que de vivants44». Effectivement, internet se peuple de « »pages mortes »» selon les termes employés par L. Merzeau : des sites internet laissés à l’abandon après la mort de leur créateur, profils Facebook souvent difficile à effacer, mémorial en ligne en devenir… A ce jour, le grand vide juridique concernant les « »données post-mortem » » fait d’internet un espace de liberté et d’inventions. On peine à imaginer pouvoir utiliser les cendres d’un défunt exactement comme on l’entend, étant donné les réglementations précises pour la conservation et la dispersion. La séquence des cendres (malencontreusement utilisées pour faire du thé) dans Date Limite (2010) de Todd Philipps, en est une illustration comique. Dans ce cas, en quel droit les données post-mortem sont-elles conservées en ligne, sujet à toutes sortes de contre utilisations ? Dans l’émission radiophonique La Place de la Toile45, Tristan Mendès France évoque le site internet MyDeathSpace46 (2005), qui recense les pages MySpace de défunts avec un article à l’appui sur les conditions du décès, permettant aux internautes de déposer un commentaire. Il serait insolite de tenter pareil expériences dans la vie physique et déposer au cimetière un livre d’or devant chaque tombe, pour permettre à chacun de s’exprimer sur le sujet.

Table des matières

Introduction
I Le fantasme d’entrer en contact avec les morts 
a) Conserver une trace du mort
b) Théorisation de la dimension fantomatique du média
c) Les médias : tentatives de contact avec les morts
II Le numérique et la figure du fantôme 
a) Internet : la cristallisation du temps
b) La figure du fantôme comme motif fictif de notre temps
c) Création d’un double numérique : les fantômes d’internet
III Création de nos propres fantômes 
a) L’hubris de re-création de soi
b) Réalisation de fantasmes ancestraux : vaincre la mort
c) L’impossibilité de la société à penser l’oubli
Conclusion 
Sources
Annexes

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