Le facteur culturel dans la psychopathologie des troubles mentaux

Le facteur culturel dans la psychopathologie
des troubles mentaux

Introduction

L’Afrique de l’ouest, en particulier le Sénégal, a connu dans l’histoire des bouleversements successifs : d’abord l’esclavage pendant trois siècles, ensuite la colonisation pendant un siècle et enfin le néocolonialisme. Ce dernier a marqué et continue à influencer nos sociétés. Cependant, malgré ces nombreuses agressions, les cultures propres à notre pays ont, tant bien que mal, survécu et colorent nos rites de passage du baptême à la mort. C’est dans ce contexte, sous le regard du colonisateur, que les premières ébauches d’une assistance psychiatrique occidentale s’étaient implantées entre 1938 et 1960 (Collomb, 1974). Cette assistance consistait, d’abord, à enfermer les malades dans des centres asilaires sans soins médicaux et les garder, ainsi, loin des regards (Diop, 1961- Collomb, 1974). Dans ces asiles étaient gardés les malades qui échappaient ou résistaient au traitement traditionnel. En effet, existaient déjà, des villages thérapeutiques où le malade, toujours accompagné de sa famille, bénéficiait de la pratique curative du guérisseur. Ce dernier appartient à la société dans laquelle il exerce. Ses actions thérapeutiques sont variées, elles sont représentées par des incantations, des infusions, des gris-gris, des rituels… Elles visent les différents modèles interprétatifs de la maladie dans le groupe. Ainsi, son action est en accord avec les croyances du groupe qui lui voue confiance et adhère sans résistance à son traitement. Le guérisseur apporte une cause à la souffrance, laquelle, s’inscrit dans la culture et l’histoire personnelle du sujet. Il propose une solution qui ne « bouche pas tous les trous du discours du patient » (Kaufmant, 2001a). Il réconcilie le sujet avec lui-même et son entourage à travers des rituels comme le ndëpp 1 au Sénégal. Puis, en 1959, arriva le premier centre psychiatrique occidental installé à Dakar plus précisément à Fann2 . Cette structure sous l’impulsion de H. Collomb, professeur en psychiatrie et général de l’armée française, avait comme objectif de prendre en charge les malades 1 Chant et danse d’exorcisme pratiqués surtout par les lébou 2 Quartier situé à la proximité du centre ville de Dakar et abritant le centre hospitalier universitaire national 3 mentaux, grâce aux techniques médicales occidentales. Rapidement, cette psychiatrie se rendit compte, à l’opposé de l’occident, de la fréquence des psychoses aigus et, d’un autre coté, de la rareté des psychoses chroniques en particulier la schizophrénie. Collomb (ibid.), par les théories psychosociales plus particulièrement évoquées dans la genèse des troubles mentaux, tenta d’expliquer ce phénomène par les relations étroites entre l’enfant africain et sa mère dans les premières années de vie. Un comportement qui s’oppose à ceux qui sont mis en cause dans la schizophrénie. H. Collomb remarqua aussi que l’homme africain vit en groupe au sein duquel les liens sociaux sont solides et faisaient dire à certains que dans cette organisation le statut prime sur le sujet (Boussat, 1976). Docteur Lambo, au Nigéria en 1954, avait étudié de prés ce facteur social dans la société africaine et ceci avait abouti à la création des Aro villages3 (collignon, 1983). De plus, l’importance des thèmes de persécution a été notée dans le délire des africains. Ce qui a poussé des auteurs, comme M. Diop (1964) à se pencher sur la signification et la valeur de la persécution dans les cultures africaines. Pour lui, « la persécution colore toute la psychiatrie africaine. Vécue, sur un mode délirant, interprétatif ou culturel, elle est explicative à tout ce qui trouble l’ordre, désorganise les relations, atteint l’individu dans son être physique, mental ou spirituel. Elle est éprouvée par l’individu malade, proposée par sa famille ou son entourage, mise en forme par le guérisseur ou le marabout ». La persécution s’exprime par trois systèmes de représentations : le maraboutage4 , le rab5 , la sorcellerie anthropophage6 ; elles peuvent agir soit isolément, soit successivement, soit simultanément. En revanche, la rareté des thèmes 3 Les patients sont suivis en hôpital du jour et passent le reste du temps dans une famille d’accueil des villages environnent, dans le souci de maintenir le tissu social du patient. 4 Il peut être défini, schématiquement, comme une action magique motivée par l’action délibérée de nuire. 5 C’est un existant non humain qui peut se matérialiser occasionnellement sous forme humaine ou plus volontiers animale. Un tronc ancestral, mythique, commun, l’unit au groupe. 6 Les sorciers anthropophages appartiennent au groupe. Ce sont des individus que rien apparemment ne distingue des autres. Ils sont capables de quitter leur enveloppe corporelle. C’est sous cette forme désincarnée qu’ils se livrent à leurs activités anthropophagiques sur les autres individus du groupe. 4 d’indignité, d’autoaccusation, de culpabilité et d’incapacité a été remarquée. Ceci, a fait l’objet d’études précises par M. Diop (1961) dans la dépression du sujet noir africain. La psychiatrie occidentale s’était aussi confrontée à la signification de la notion du délire. Car, certains faits parfaitement compris et expliqués dans la culture, pouvaient facilement passer, pour une personne étrangère aux représentations culturelles, comme délirants. A ce sujet, il nous plaira de citer les travaux de P. Martino, A. Zempléni et H. Collomb sur le délire et les représentations culturelles (Martino, 1965). Ils explicitent, non seulement, la difficulté nosographique et les limites de la notion de délire auxquelles le psychiatre est confronté mais aussi, la conduite thérapeutique à suivre dans l’intérêt du patient et de la communauté. Ces mêmes difficultés nosographiques se retrouvent entre l’hystérie et la crise de possession (Collomb, 1965a) aux cours des séances de ndëpp : « le symptôme hystérique a valeur de message individuel, venu de l’inconscient par la chaine symbolique, la crise de possession a valeur de message social. Il y a déplacement du niveau individuel propre à l’hystérie au niveau social propre à la culture ». Ces différentes observations font dire à Collomb (Collomb, 1966) que « le symptôme ne prend de véritable signification que par rapport à un système culturel ». Cette phrase met l’accent sur la nécessité pour le psychiatre d’acquérir des notions en ethnologie, en anthropologie et en sociologie, mais aussi, à travailler en collaboration avec ces différentes disciplines. C’est dans ce souci de collaboration, que le psychiatre de Fann a côtoyé le guérisseur pour comprendre ses techniques mais aussi la représentation de la maladie mentale par la communauté autochtone (Auguin, 1976). Ici, le malade mental symbolise la manifestation de forces occultes, alors qu’en occident, dans l’imaginaire collectif, on attribut la folie à des traumatismes ou des chocs (Kaufmant AM, 2001b). Ces particularités de la psychiatrie africaine laissent entrevoir toute la pertinence de l’ethnopsychiatrie. Selon Marie Rose Moro « le dispositif ethno psychiatrique permet de résoudre certaines difficultés méthodologiques quand à l’exploitation des données cliniques. Admettant des témoins par nature puisque se déroulant en groupe, ethnopsychiatrie permet de constituer des corpus thérapeutiques complets. Elle permet de montrer la représentation que le patient a de sa maladie et du thérapeute ainsi de mieux entrer en contact avec lui. Elle permet de mieux comprendre le discours du patient dont on ne partage pas la même culture » (Moro, 1994). Grâce à cette nouvelle vision, la culture a marqué ses empreintes dans le dispositif institutionnel de Fann. Parmi celles-ci nous citerons : l’accompagnant du malade , l’ouverture du service au monde social environnant, le pénc8 , les repas communautaires9 , la construction de cases d’hospitalisations (Boussat, 1976 – Collomb, 1974). Cependant, depuis quelques années, le pénc qui faisait la particularité de Fann, se fait rare. L’accompagnant qui était un proche du patient dans le souci de continuité du tissu social est, aujourd’hui, souvent remplacé par une personne inconnue du malade appelée garde malade10 . Ainsi, l’impression la mieux partagée est que : à Fann, la démarche d’une psychiatrie africaine spécifique longtemps prônée par les fondateurs de l’école a pris un recul. De ce fait, 50ans après les indépendances, et autant d’années vécues sous le néocolonialisme, la question qui préoccupe notre esprit est la suivante : la culture est-elle, actuellement, un argument thérapeutique à Fann ? Notre hypothèse à cette question est que la culture continue à colorer le discours des patients et de ses proches.

Observation Ada

Ada est un jeune homme de 25ans, célibataire sans enfant, d’ethnie pël11, de religion musulmane, professeur de collège, domicilié dans un village. Il parle couramment le pël, le wolof et le français. Il ne présente aucun antécédent psychiatrique et l’étude de son profil de personnalité ne révèle aucune pathologie. Son père est polygame à deux épouses, sa mère occupe la deuxième place. Ada est le cinquième d’une fratrie utérine de huit dont deux filles, le sixième d’une fratrie sanguine de douze. L’entente au sein de cette famille serait excellente et cette dernière partage de bons rapports avec le reste du village. Le développement psychomoteur de Ada s’est bien passé. Il a été éduqué par ses deux parents. Sa scolarisation avait débuté à l’âge de six ans. Après avoir obtenu son certificat de fin d’études élémentaires, il partît à Kounguéle chez un ami à son père pour poursuivre ses études. Il y restera jusqu’à l’obtention de son baccalauréat. Cependant, à chaque période de vacances, il partait chez lui au village. Grâce à son baccalauréat, il s’inscrit au département d’espagnol de l’université de Dakar. Après deux ans, il parvint à obtenir son diplôme d’études universitaires générales. Ainsi, il accéda à la licence et y resta deux années sans succès. Ce faisant, il se présenta au concours d’entrée à l’école normale auquel il réussit. A ce sujet, Ada nous disait : « j’ai toujours aimé l’enseignement ; à l’école primaire, lorsque notre maitre nous demandait la profession que nous aimerions embrasser dans le futur, je répondais inlassablement : enseignant ». A l’université, Ada était le président de l’association des élèves et étudiants ressortissants de son village. Son engagement dans cette association a fait qu’il était connu dans son village ; de ce fait il était souvent invité dans plusieurs concessions à prendre le repas. Aussi, il nous a confié que, dans cette contrée, il est le premier, parmi ceux de sa classe d’âge, à devenir fonctionnaire de l’Etat. A la fin de son examen final à l’école normale, en août 2013, Ada s’était rendu 11 Ethnie présente au Sénégal et dans presque tous les pays de l’Afrique de l’ouest. 11 en vacances dans son village. Là-bas, une histoire se racontait de bouche à oreille et de génération en génération. Elle stipulait que des personnes trouvaient la mort dans un délai de 15jours après avoir ingéré un aliment (ñam12) préparé par un ennemi. Cet aliment provoque des douleurs abdominales avant d’entrainer la mort. En novembre 2013, Ada prit fonction dans un collège du département de Bambeye où il a été affecté. Ada est venu de lui-même à la consultation externe psychiatrique de Fann, en avril 2014, soit 08 mois après le début de sa symptomatologie, pour une insomnie, une angoisse et des pensées noires. Le début de ses troubles remonterait au mois d’août 2013, une semaine avant la délibération des résultats de son examen final. Il avait une insomnie d’endormissement, se demandait s’il allait réussir ou pas. Les résultats sortirent, il fut déclaré admis. Il se soulagea un peu, mais, sans retrouver totalement son sommeil. Il se rendit, ainsi, en vacance dans son village natal. Une semaine après, il souffrait, en plus, de douleurs abdominales, de gargouillements, d’alternance de diarrhée et de constipation. Devant ce tableau, il fit vaguement le lien entre ses troubles digestifs et l’histoire du ñam de son village. Il consulta, ainsi, dans un centre de santé où, après un examen clinique et paraclinique ayant permis de poser le diagnostic de colopathie fonctionnelle, un traitement médicamenteux fut prescrit. Parallèlement, Ada consulta un marabout : J’étais parti voir un premier marabout, dans mon village, qui m’avait dit que c’était un ñam que j’avais avalé. Il ne m’avait pas précisé le coupable et moi je n’avais aucun soupçon car je m’entendais avec ma famille et le reste du village. Le marabout m’avait remis une décoction pour me protéger et que je devais boire. Depuis, j’ai développé des peurs subites accompagnées de palpitations et de polypnée. Je croyais que j’allais mourir car j’étais victime 12 C’est un aliment, représenté le plus souvent par les mets du village, que rien ne distingue apparemment des autres mais qui est imbibé de pratiques mystiques capables de donner la mort. 12 du ñam. Après 45jours, mes troubles persistaient. J’étais maintenant envahi par une pensée qui me disait : si tu ne peux plus enseigner mieux vaut que tu te suicide. Le second marabout que j‘avais consulté m’avait dit que j’étais victime de cat13, de làmmiñ14 ainsi il m’a remis du saafara15 . Il m’avait aussi dit que le ñam dont j’étais victime n’était pas trop dangereux ; car s’il l’était j’aurai dû mourir avant 15j.

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Commentaire 

Au Sénégal, les villages sont encore des vitrines de la culture locale, malgré la forte avancée de la culture occidentale dans le pays. Ada, par ses nombreux séjours dans son village, semble avoir gardé les liens avec ses origines. De plus, la langue (pël), qui occupe une part importante dans la culture, a d’avantage rattaché Ada à ses origines culturelles. Par ailleurs, Ada a été instruit à l’école française et parait être partagé entre deux cultures. Ce partage se reflète dans son itinéraire thérapeutique qui oscille entre le traditionnel et le moderne. Au Sénégal, toute réussite est susceptible d’attirer de la jalousie, de la persécution (Diop M, 1964). C’est pourquoi, on évite d’énumérer ses biens, de quelque nature que ce soit, en publique. Si un tiers dévoile un bien d’autrui, ce dernier ne manque jamais de lui dire : kaar 16 pour chasser le mauvais sort que les propos pourraient attirer sur lui. Cette idée africaine de la jalousie suscitée par une ascension sociale équivaut tout à fait à ce qui, en Europe, pousserait un sujet à penser qu’il n’est pas convenable (ça ne convient pas) d’avoir un succès où de plus âgés ou de plus méritant devraient être distingués. Ada en venant en vacances, auréolé de son titre d’enseignant, avait réussi à atteindre son objectif. Il est le premier, comme il dit, de sa classe d’âge, à devenir fonctionnaire. Ainsi, dans sa communauté, il se dit susceptible d’être victime de jalousie, de persécution. Dans ce contexte, ses symptômes digestifs sont vite vécus dans un registre persécutif et sont mis en rapport avec le ñam. Ceci a déclenché une peur. Le premier marabout, ayant confirmé ses craintes, l’angoisse de mort est devenue incontrôlable, proportionnelle au risque fantasmatique encouru, malgré la décoction remise par le marabout. Ce dernier semble avoir précipité les troubles de Ada. Son angoisse montre à quel point il accorde de la valeur à la représentation du ñam. Ada lutta contre l’angoisse de mort, par ses mécanismes de défense dont le refoulement. L’échec du refoulement aurait laissé libre cours 16 Expression souvent utilisée pour annuler le mouvais sort qu’aurait attiré les paroles d’un tiers. On l’utilise juste après qu’un tiers ait énuméré nos biens (quelque soit sa nature). 14 à une angoisse secondairement liée, par un déplacement, à son métier auquel Ada attache une grande importance. Puis, Ada entama une nouvelle lutte dans laquelle, par une annulation, la peur de perdre son travail est remplacée par : si tu ne peux plus enseigner mieux vaut te suicider ; d’où l’apparition de son trouble obsessionnel. Son deuxième marabout a expliqué ce tableau par le cat. Le cat, souvent attiré par l’attention d’autrui, a comme cible une personne en ascension sociale ou ayant une réussite sociale accomplie. L’explication du second marabout pourrait être facilement acceptée par Ada qui est d’une part proche de sa réussite professionnelle, synonyme d’un avenir social radieux dans la société sénégalaise et, d’autre part, très attaché à sa culture. Le dernier marabout a, aussi, apaisé la crainte de Ada par rapport au ñam, en minimisant sa dangerosité. Ceci aurait été facilité par le dépassement du délai de mort de 15jours. L’angoisse de Ada liée au ñam, sous l’œil d’un étranger à sa culture, peut facilement passer pour un délire (Collomb, 1964). L’interprétation du moindre inconfort et du moindre dommage physique en fonction des représentations culturelles prend l’aspect pour l’observateur occidental du délire paranoïde (Collomb 1966). Après une lecture de ce cas la question que nous nous posons est la suivante : Les troubles de Ada surviendraient-ils, s’il ne croyait pas à la représentation culturelle du ñam ? 

Table des matières

Introduction
Méthodologie.
Résultats et Discussions
Synthèse
Conclusion
Références Bibliographiques

 

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