Le droit asservit l’appréhension de l’entité comptable

La prégnance du droit

La dimension juridique de l’entité est en effet très présente dans la représentation que le comptable s’en fait. Ce paragraphe est alors l’occasion de montrer que si la comptabilité, par sa nature même, n’est pas complètement inféodée au droit, l’entité qu’elle produit en est tout de même largement conditionnée.

Le droit ne régit que partiellement la vie de l’entreprise

Les faits qui animent l’entreprise, achat, vente, emprunt, augmentation de capital, ne sont à la base, ni des faits comptables, ni des faits juridiques. Chaque événement économique survenu ou provoqué au sein d’une entreprise est comptabilisé dès lors qu’il est repérable et quantifiable. La comptabilité a pour premier rôle d’enregistrer les informations relatives à la vie économique de l’entreprise. Elle est donc devenue l’instrument d’observation et d’enregistrement des faits économiques mesurables qui l’affectent au cours de son activité. Peu importe la finalité de l’entreprise, la comptabilité est indispensable aussi bien pour ses responsables que pour les tiers qui sont en relation avec elle, parce qu’elle permet de réduire l’incertitude de ses utilisateurs. Cette incertitude concerne aussi bien la connaissance du passé que la prévision de l’avenir184.
Le droit quant à lui, est l’expression de l’intérêt général. Il a pour finalité d’organiser et protéger l’équilibre entre divers ordres de valeurs morales et plus particulièrement entre le social et l’économique, entre l’individuel et le collectif. Cependant, la loi n’intervient que là où les faits menacent l’équilibre reconnu comme nécessaire par les autorités pour éviter le désordre et l’injustice. Nous n’oublions pas que la liberté est la règle dans notre système démocratique et l’intervention de la loi, l’exception.
Le droit n’impose que des cadres généraux qui représentent néanmoins des contraintes auxquelles le chef d’entreprise devra se conformer. Toutefois, celles-ci sont loin d’être uniques puisque s’y ajoutent des contraintes économiques, financières, techniques, sociales, toutes aussi puissantes.
Aussi, si le droit s’occupe d’aspects de plus en plus nombreux, il n’a pas pour rôle de réglementer tous les aspects économiques de l’activité professionnelle.
Pour ce qui est de la comptabilité, il est tout aussi difficile de la considérer totalement inféodée au droit : elle se contente d’enregistrer les faits qui affectent l’entité mesurée. Prenons l’exemple d’un « bakchich » versé à un diplomate étranger pour obtenir un marché dans un pays où ce genre de pratique est courant. Bien entendu, cela constitue un acte de corruption punissable pénalement, nul n’en disconviendra ; pour autant, la comptabilité l’ignorera-t-elle ? Absolument pas, cette commission sera enregistrée dans le compte de charge correspondant (en considérant que cette somme n’est pas prélevée dans une caisse occulte de l’entreprise) et même l’administration fiscale admettra cette charge en déduction, à condition qu’elle ait été engagée dans l’intérêt de la société (V. CE, 31 juillet 1992 : RFJ 1992, p. 883). « La comptabilité n’a trouvé dans le droit qu’un maître à penser pour se fonder sur les bases solides du droit patrimonial. Pour le reste, le droit est l’un des dictionnaires auquel le comptable a recours pour trouver la définition de certaines opérations et pour organiser le classement de ses comptes », nous assure Jean Rochette185. Nombreux sont ceux qui pensent que cette neutralité de la comptabilité est une qualité essentielle à sa validité. D’autres, en revanche, se demandent plutôt si elle doit se contenter de traduire servilement les faits ou si cette traduction doit comporter un jugement de valeur. Autrement dit, une comptabilité dite régulière peut-elle enregistrer des faits juridiquement irréguliers ?
Cette indépendance du droit par rapport à la comptabilité (toute relative, certes) peut même aboutir à la création d’une personnalité comptable sans qu’il y ait pour autant personnalité juridique. L’entreprise individuelle nous en donne le meilleur exemple. Celle-ci est considérée comme une entité, qui a ses droits et ses obligations envers le propriétaire, lequel apparaît comme le créancier de son apport initial et des bénéfices réalisés ; il en découle des besoins qui lui sont propres auxquels répond une organisation adaptée. Le système comptable imposera une séparation rigoureuse entre les biens et les dettes affectées à l’activité de l’entreprise et les autres biens de l’exploitant186. Mais on ne peut transposer ces rapports « propriétaire-entreprise » au plan juridique. L’existence économique de l’entreprise ne correspond pas, jusqu’à présent à un concept juridique qui en épouse la réalité. La personnalité juridique, reconnue aux entreprises sociétaires, n’est pas étendue à l’entreprise individuelle.
Une « personnalité comptable » lui est néanmoins accordée, et obligation est faite àson propriétaire d’en dresser tous les ans, un inventaire ; la comptabilité va reconnaître une réalité autonome à l’entreprise individuelle qui accède ainsi au statut d’entité.
Cette personnalisation comptable de l’entreprise conduit à isoler l’ensemble des éléments d’actifs et passifs qui sont affectés à son activité. Ceci s’explique par l’objet même de la comptabilité générale qui est un instrument d’information interne et externe. Interne parce qu’elle est, pour l’entrepreneur, un outil d’aide à la décision ; externe, parce qu’elle doit fournir aux tiers, les éléments quantitatifs permettant de s’assurer que les engagements des diverses parties ont été respectés. Nous pourrions faire une constatation identique pour le groupe qui, pour des raisons différentes, constitue une entité reconnue et réglementée même si elle ne dispose pas d’une existence juridique indépendante.

Le droit asservit l’appréhension de l’entité comptable

Commençons par évoquer le concept de patrimoine ; il est effectivement très utile de s’interroger sur son contenu et d’étudier les conditions dans lesquelles il conditionne et « limite » la perception de l’entité en devenant une personnification de l’entreprise.
Le mot patrimoine, selon l’étymologie, désigne l’ensemble des biens légués par le père et, par extension, l’ensemble des avoirs et des dettes d’un individu. A ce terme, sont associés d’autres mots comme terres, héritage, propriété… Dans une conception ancienne189, le patrimoine est la fortune d’une personne constituée d’un actif et éventuellement d’un passif. L’actif regroupe l’ensemble de ses biens évalués de manière objective par le marché, le passif l’ensemble des dettes évaluées à leur valeur nominale.
Le patrimoine net représente alors la différence entre l’actif et le passif, soit la valeur qui resterait une fois les biens vendus et les dettes payées. Pour être plus précis, s’agissant des droits et des obligations susceptibles de constituer les patrimoines, le Code Civil distingue :

Des conventions très orientées

Les frontières, on l’a vu, ne s’imposent pas d’elles-mêmes ; concernant l’entreprise, objet abstrait par excellence, chacun s’accordera à considérer qu’il est alors difficile d’obtenir l’assentiment général sur leur appréhension. Il est en effet, malaisé d’imaginer une totale indépendance entre l’observateur et l’objet observé, l’entreprise étant un construit et non un fait194.
Pourtant, il est un principe fondamental de la réglementation et de la normalisation comptable en matière de comptes individuels : l’unicité, en vertu de laquelle les entreprises ne peuvent produire qu’un seul jeu de comptes. Or, s’il est reconnu qu’une perception commune de l’objet à représenter est illusoire, on admettra alors que les utilisateurs doivent nécessairement s’entendre sur les hypothèses qui fondent l’élaboration des états financiers. Représenter l’entité comptable, revient donc à s’accorder sur le champ d’observation à circonscrire, c’est-à-dire à convenir des limites spatiales et temporelles de l’objet à décrire et bien entendu, de la nature des faits qui y sont observés.
Dans la plupart des cas, ces considérations échappent complètement aux différents utilisateurs de l’outil comptable, et si l’objet mesuré est a priori identifié sans ambiguïté, c’est qu’un certain nombre de conventions sont profondément ancrées dans le processus de modélisation. Fortement influencées par le droit, comme il vient d’être vu, elles contribuent alors à poser discrètement mais avec précision, les frontières spatiales, temporelles et substantielles de l’entité comptable.

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La frontière spatiale

La convention de patrimonialité

Il est loin le temps où l’entreprise était reconnaissable à ses murs ; les organisations, comme nous l’avons déjà précisé, ont largement évolué et la réalité physique n’a guère de sens pour identifier leurs contours. Aussi, convient-il de s’accorder sur l’étendue de la zone à mesurer.

La frontière temporelle

Limitée dans l’espace, l’entité comptable l’est aussi dans le temps. Il semble évident qu’on ne peut attendre l’extinction de l’activité pour en connaître les mesures comptables.

La convention d’annualité

Il a donc été convenu que l’entreprise doit arrêter sa situation une fois par an, et ce, quelque soit son « biorythme ». La mesure des événements qui l’animent ne peut s’appréhender dans la continuité du temps qui s’écoule. Le regard a besoin de stopper et fractionner artificiellement le réel pour en analyser certaines composantes. Cependant, cette convention d’annualité donne de l’entreprise une représentation quasi intemporelle qui s’oppose au mouvement discontinu des flux qui la traversent. Autrement dit, le changement perpétuel qui anime l’entité observée est largement occulté par la mesure comptable qui requiert une segmentation (pour ne pas dire un tronçonnage) du temps en exercice annuel.
P. Lassègue note à propos du traitement du temps qu’il s’agit en fait, « de périodes-cadre, mesurées sur le calendrier et dont la durée est sans rapport avec celle des processus étudiés ; elles constituent en quelque sorte une grille plaquée de l’extérieur pour classer sommairement les phénomènes à décrire. Ce découpage en exercices renonce à un classement affiné de processus de longueur différente, au profit d’un classement binaire. »

La frontière substantielle

Après avoir observé les limites spatio-temporelles de l’entité, la modélisation comptable doit lui donner un « corps » en fixant la nature des flux monétaires et financiers qui y sont comptés. L’épaisseur ou le volume de l’entité comptable s’apprécie alors en fonction du degré de diversité des éléments et faits inclus dans ses frontières.
Toutefois, ce tri n’est pas toujours clairement perçu, et une longue habitude du langage comptable pourrait laisser croire à l’existence « réelle » d’un certain nombre d’objets « comptables par nature »197. R. Reix l’a fort bien noté, « la majorité de ces objets comptables est le résultat d’une modélisation du réel perçu : beaucoup de ces objets sont des construits découlant de l’application de modèles explicites ou non »198.

La convention des coûts historiques

La convention ou principe des coûts historiques est une autre convention qui participe au bornage de la frontière substantielle de l’entité comptable, en pesant sur la valeur de certains de ses éléments. Il est toujours surprenant pour un néophyte de constater dans un bilan la présence d’une immobilisation pour une valeur sans rapport avec sa valeur supposée réelle.
Il est des situations beaucoup plus caricaturales, où le bien peut en être totalement exclu ; c’est le cas notamment lorsque les actifs d’une entreprise en difficulté sont repris pour une valeur minime.
Prenons l’exemple de cette société située dans le sud de la France et employant une trentaine de salariés ; son activité principale repose sur le négoce de matériels d’exploitation minière et le reconditionnement d’engins usagés. La dirigeante que nous avons interrogée203, nous a confié que l’opération la plus rentable consiste à racheter au poids du métal et parfois même au franc symbolique, tout le matériel fixe et roulant appartenant à des mines mises en liquidation. Une fois révisé et rénové, celui-ci vient compléter un parc déjà important pour être revendu ou loué, à des exploitations situées sur le territoire étranger le plus souvent.
La dirigeante a alors précisé que la valeur marchande de ce parc qui représente tout de même quatre-vingts pour cent de la richesse de la société, est équivalente à environ cinq cents fois sa valeur comptable. Les biens en question sont, en effet, inscrits au bilan, en stock à leur coût historique, en l’occurrence le nombre de tonnes multiplié par le cours de l’acier ou parfois le franc symbolique. La majeur partie de la substance de la société est ainsi rejetée au-delà des frontières de l’entité comptable.
Le phénomène d’appauvrissement substantiel est à peu près identique lorsqu’on aborde l’appréhension comptable des éléments immatériels de l’entreprise.
L’activation des frais de recherche et développement est fortement contrainte par le 203 Entretien n° 7, annexe 1. respect de la convention des coûts historiques (et, bien entendu la convention de prudence) puisque qu’en vertu du PCG 82, seuls les coûts réellement encourus sont susceptibles d’être immobilisés.

THEORIE DE L’AGENCE ET ENTITE COMPTABLE

Les développements précédents l’ont montré, les frontières de l’entité comptable sont multiples ; néanmoins, parmi toutes les parties prenantes de la firme, le propriétaire est l’acteur qui est parvenu le plus efficacement à imposer son point de vue. Les relations d’agence qui se trament au sein de l’entreprise en seraient alors la principale justification (§ 1).
Les évolutions dont a pu bénéficier la comptabilité durant ces dernières années, apparaîtront toutefois, comme autant de fissures mettant à mal cette hypothèse (§ 2). §1 – La relation d’agence comme hypothèse de justification
« Seluk était le gardien des chèvres du Pharaon. Son poste constituait un grand honneur ainsi qu’une grande responsabilité. C’est à Seluk que le Pharaon s’adressait pour le lait de chèvre destiné à la table royale et aux bains de beauté de ses nombreuses épouses. Le pharaon s’adressait aussi à Seluk pour la viande de chèvre destinée à nourrir son armée, la laine de chèvre pour tisser les tapis, le cuir de chèvre pour fabriquer des rênes pour les chameaux et des sandales. En langage moderne, Seluk était le directeur de la Division Chèvres de la Société Pharaon.
Seluk avait la charge de quelques 2 000 chèvres. A chaque pleine lune, il rencontrait Ebis, le grand prêtre. Il lui faisait un rapport sur le nombre de boucs, de chèvres et de chevreaux dont se composait le troupeau au dernier recensement. Il lui déclarait aussi le nombre d’aiguières de lait livrées au palais au cours de cette période, le nombre de carcasses livrées à l’armée, le nombre d’écheveaux de laine envoyés aux tisserands du Pharaon et le nombre de peaux de chèvre qui avaient été envoyées à l’atelier royal de cuir. Ebis inscrivait tout ceci sur son papyrus et posait des questions à Seluk au fur et à mesure qu’il écrivait :
– Seluk, comment se fait-il que votre troupeau soit plus important qu’avant, mais que les aiguières de lait aient diminué ?

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