Le discours préfaciel au XVIIe siècle taus et discours encomiastique

La fortune des satires latines: Horace et Juvénal

Tout au long du XVIe siècle, Horace est préféré à Juvénal. Bien que ses lecteurs soient nombreux à la Renaissance75 , la satire juvénalienne demeure dans l’ombre du modèle horatien qui, étant à la fois empreint du « goût de moraliser sans lmposer de système pesant76 » et d’une « critique qui se convertit vite en mansuétude conciliante77 », correspond davantage à l ‘humanisme fondé, entre autres, sur l’élégance intellectuelle, le recul ironique et le plaisir de la varietas 78. Toutefois, la prééminence de la satire horatienne s’estompe quelque peu au tournant du XVIIe siècle et Horace, bien qu’il conserve de nombreux partisans79 , concède la place à Juvénal qui incarne désormais « l’esprit véritable de la satire80 ». D’ailleurs, pour J. A. Hild, « l’âge d’or de la popularité littéraire de Juvénal [est], sans conteste, le XVIIe siècle81 » et plusieurs contribuent à asseoir la renommée de l’ auteur satirique, pensons seulement à Guy Patin82 , à Isaac Casaubon83 et à Nicolas Rigault84 . Ces deux derniers défendent la satire juvénalienne en opposant Horace à Juvénal, « comparaison qui est un topos des discours critiques sur la satire lucilienne85 ».

Ils soutiennent que l’indignation des satires de l’ Aquinois est en meilleure harmonie avec l’esthétique satirique. Selon eux, « la peinture vivante des vices appartient à l’essence de la satire et la violence du dénigrement s’impose [ .. . ] si l’on veut démasquer efficacement les scélérats86 ». Bien que le style bilieux du poète antique contrevienne à la retenue et à la politesse de 1′ honnête homme, le Grand Siècle retrouve et apprécie chez Juvénal, qui se montre accusator, judex et vindex, le style emporté qui convient à une forte récrimination satirique, d’où le succès de cet auteur satirique : .le rire estant impossible, l’indignation, puis la douleur, s’emparent de son esprit [celle de Juvénal] ; comme elles le touchent assez profondement, elles l’enflamment de colere. Le style du poëte alors flamboie sous l’impulsion de ces sentiments qui pour ainsi dire bouillonnent; il s’en sert bientost comme d’une arme et pourchasse les vices des hommes avec le fer et le feu87

Ainsi, l’ indignation de Juvénal plaît puisqu’elle remplit efficacement son rôle de critique des moeurs, trait inhérent à la satire, rappelons-le. L’ardeur, la vivacité et le sublime de la pointe, cet « effet de ravissement88 », ce «merveilleux qui frappe dans le discours et qui fait qu ‘ un ouvrage enlève, ravit et transporte89 » sont garants du succès de Juvénal et offrent au XVIIe siècle « non seulement un modèle pour rendre efficace une parole critique, mais aussi l’ exemple d’une indignation fondée sur le courage et la noblesse du caractère90 ». Or, étonnamment, le réalisme cru et brutal de Juvénal, bien qu’il heurte la bienséance et le bon goût du classicisme, ne nuit pas au succès de l’auteur latin. Alors qu’au XVIe siècle, l’indignation excessive de Juvénal est condamnée par les humanistes, celle-ci est toutefois appréciée au Grand Siècle. Bien que l’époque classique déplore quelque peu ce style emporté et « s’aventure rarement à l’imiter91 », certains traducteurs tentent, à l’instar de l’abbé Michel de Marolles, de La Valterie et de Tarteron92 , de « conformer l’ oeuvre aux préceptes de 1′ honnêtetë3 ». Ils allèguent donc la nécessité d’atténuer la grossièreté et l’ardeur trop soutenue des satires pour excuser les infidélités de leur traduction.

Ils adoucissent le ton de quelques passages afin de les rendre plus convenables aux bonnes moeurs, de répondre au goût du jour et d’en promouvoir ainsi la diffusion. Avec ces adaptations françaises, ces auteurs cherchent, par la même occasion, à rendre le texte antique « accessible à un public plus large et moins docte94 », aidant ainsi à la diffusion et à la renommée de Juvénal. Bien que la satura horatienne soit du/Gis et celle de Juvénal soit biliosa et grandiloquentia, le goût pour la critique de moeurs demeure toutefois une constante de la satire latine tant chez Horace que chez Juvénal95 . En effet, pour Pascal Debailly qui rejoint les propos de l’abbé de Vissac96 et ceux d’Auguste Widal97, « lorsque les grands poètes romains cherchent à légitimer leur démarche, ils allèguent un impératif personnel de dénonciation des impostures du temps présenë8 ». Sous l’influence de Lucilius, maître du genre qui « inaugure une nouvelle conception de l’auteur de satura comme censeur public99 », les auteurs latins associent tout naturellement la satire à la critique. Ceux-ci se « lancent dans une quête éthique, recherchent les valeurs morales qui établissent la norme et revendiquent de ce fait leur devoir d’auteur satirique, à savoir la répréhension des moeurs 100 ». C’ est donc avec la satire latine que la critique des moeurs est devenue un trait essentiel du genre. Cette attention portée à la purification morale de la société se reflète d’ailleurs dans l’apologia, sorte de « satire programmatricelOI » qui devient le point de départ de chaque recueil de satires latines. Au sein de cette satire initiale, l’auteur satirique souligne à son interlocuteur l’impossibilité de réfréner ses élans de censeur. L’apologia devient donc une sorte de « passage justificatif », c’est-à-dire une satire liminaire qui en soulignant la présence du vice dans la société assure la pertinence du genre.

Le discours préfaciel au XVIIe siècle : taus et discours encomiastique

Les épîtres dédicatoires, « ces lieux de passage nécessaires entre le monde chaotique de la vie extérieure et l’ univers sacré de l’expérience littérairel », sont pratiques courantes au Grand Siècle et recoupent l’intention encomiastique du discours épidictique. En effet, selon Wolfgang Leiner, « si les auteurs accordent tant de place aux topoï épidictiques, c’est que le genre dédicatoire l’ exige2 ». Le fai ble tirage des livres dû aux techniques d ‘ imprimerie encore bien artisanales et l’absence d’une reconnaissance explicite du droit d’ auteur3 contraignent l’homme de lettres à rechercher sans cesse une reconnaissance sociale et littéraire afin d’assurer un succès et une certaine pérennité à sa carrière littéraire. En effet, les écrivains qui parviennent à « accéder à la manne mécénique [voient] s’ouvrir devant eux de bien meilleures perspectives d’ascension sociale [ … ] et donc la promesse d’une sortie, par la littérature, du monde social des écrivains4 ». Pour parvenir à cette reconnaissance sociale, l ‘homme de lettres doit donc avoir recours à la louange d’un mécène et devenir ainsi, aux yeux de certains, notamment Antoine Furetière et Paul Scarron5 , un «quémandeur d’aumône6 ». Selon Christian 10uhaud et Hélène Merlin, «en un temps où les lettres n’ont plus directement de poids politique, le mécène est celui qui les introduit tout de même auprès du Prince, leur assure une publication – celui qui force le Prince, ou l’État, à reconnaître leur utilité publique7 ». D’ailleurs, cette récompense si espérée justifie parfois à elle seule la demande de protection selon Wolfgang Leiner ; l’oeuvre se détourne dès lors de son intention littéraire et esthétique, et devient un stratagème qui vise à susciter la bienveillance du mécène: Ils se plient d’autant plus volontiers aux exigences du genre que cet éloge qu’ils font est la seule monnaie avec laquelle ils peuvent espérer acheter la faveur de leur mécène. À en juger d’après le texte de la dédicace, ils semblent attendre un plus grand effet du destinataire que de l’ oeuvre dédiée elle-même, et on a parfois l’impression que pour certains auteurs les oeuvres offertes ne sont qu ‘un prétexte pour s’attirer l’attention d’un mécène généreux avec une brillante épître dédicatoire8 .

Par ces discours épidictiques finement tournés où compliments délicats abondent, les épîtres dédicatoires relèvent en quelque sorte d’une esthétique mondaine, galante et, à l’instar de cette dernière, «affichent sans ambages [leur] volonté de conquérir un public [ . .. ] en adoptant les stratégies rhétoriques de séduction9 ». L’épître dédicatoire prend ainsi tout son sens dans la relation qui s’établit entre l’écrivain et son mécènelo et, du point de vue de l’énonciation, devient un discours. Selon François Rigolot, «la préface apparaîtra comme portant tous les traits du discours, c’est-à-dire de tout type d’énoncé dans lequel quelqu’un s’adresse à quelqu’unI 1 ». Procédé rhétorique associé étroitement au discours élogieux des épîtres dédicatoires l2 , ces lieux communs servent donc à « séduire» le public, en l’occurrence le mécène. Topos hérité des panégyriques antiques 13, l’ancienneté de la race devient un lieu commun très prisé par les poètes et évoque le passé du mécène (ex tempore quod ante eos fuit). Alors que Honoré d ‘ Urfé place son mécène à la suite de « ces grands Roys dont l’antiquité se vante le plUS l4 », Louis Charnhoudry, dans son édition du Nouveau Recueil de Poésies, situe son protecteur au sein d’une lignée de figures royales dont le prestige perdure grâce au mérite du mécène: Vous faites continuellement tant d’actions conformes à la splendeur de votre illustre maison [ … ] ce qui vous fait maintenir dans le rang noble, que vos ancestres ont occupé pendant plusieurs siècles, principalement feu Monseigneur votre père, sous les règnes des défunts Rois Henri le Grand et Louis le Juste, de memoire immortelle. Pour le service desquels il s’est signalé en quantité de sièges, batailles, combats et rencontres memorables l5 .

Table des matières

INTRODUCTION
CHAPITRE 1 PROLÉGOMÈNES À UNE RÉFLEXION SUR LA SATIRE DU XVIIE SIÈCLE
1.1 La verve critique de la satire ou la constance de la vituperatio
1.2 La fortune des satires latines: Horace et Juvénal
CHAPITRE 2 LA PROVOCANTE ÉPÎTRE DÉDlCATOIRE « A PERSONNE»
2.1 Le discours préfaciel au XVIIe siècle: laus et discours encomiastique
2.2 Une « espèce de Dédicace» (VM, ai, rO) : lieu de contestation et d’indépendance
2.2.1 Consécration d’ une indépendance esthétique et satirique
2.2.2 La construction de l’ ethos : un appui à la volonté de contestation
CHAPITRE 3 FURETIERE ET LES TYPES SOCIAUX: FIGURES ET TOPIQUE SATIRIQUE
3.1 La vénalité et l’ avarice dénoncées: topoï de la satire antibourgeoise
3.2 La satire du pédantisme : fausse érudition, corruption et avarice
3.3 La satire littéraire
3.3 .1 Le topos satirique du poète crotté
3.3.2 Le roman pastoral
CHAPITRE 4 LE BURLESQUE
4.1 Les tensions dans la perception du burlesque au xvue siècle
4.2 Le travestissement dans Le voyage: la force du mundus inversus
CONCLUSION L’ÉCRITURE DE FURETIÈRE OU LA CONSTANCE D’UNE CRITIQUE
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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