LE DISCOURS DE GUITRY SUR LES
FEMMES
Guitry misogyne ?
Certains écrivains le trouvent nettement misogyne. Par exemple Noël Burch et Geneviève Sellier dans leur livre La drôle de guerre des sexes34. Parlant des valeurs «patriarcales» de l’entre-deux-guerres, les auteurs concluent que « le célèbre dramaturge de boulevard est au cœur de ce système de valeurs» et qu’il est « solidement retranché dans le bastion de la misogynie patriarcale et libertine. ». Ils placent même Guitry au centre d’un système de valeurs symbolisé par « le couple incestueux » qu’il forme « avec la jeune Jacqueline Delubac (25 ans) qu’il vient d’épouser à cinquante ans. » La misogynie de Guitry, disent-ils, connut une brève éclipse, en 1943, avec Donne moi tes yeux qui décrit enfin « un patriarche dont l’affaiblissement est métaphorisé par une cécité galopante35 ». Mais cette période favorable aux femmes sera suivie de ce que Sylvie Lindeperg appelle « un retour des femmes à leur place de dominées 36 » et donc à un Guitry éternellement « patriarcal et libertin ». Dans son Michel Simon, Gwenaëlle Le Gras pense que La Poison est un film misogyne qui fait de l’épouse la vraie « coupable de l’histoire, transformant Braconnier en un pauvre mari persécuté que tous jugent dans son bon droit lorsqu’il tue37 ».Elle dit aussi, dans un article de Double Jeu que Guitry « illustre le modèle social et culturel d’une bourgeoisie éclairée, anticléricale et misogyne38 . » Dominique Desanti, biographe de Guitry estime également « qu’il est parfaitement misogyne, tout comme son père, coureur de jupons, pour qui les femmes n’étaient plus un sujet mais un objet. La femme a pratiquement toujours le mauvais rôle », dit-elle, « elle est frivole, inconséquente et exigeante.39 » Patrick Buisson, biographe de Sacha est aussi de cet avis qui pense que « la misogynie est un ressort classique du boulevard que l’auteur perfectionne et érige en système… 40» . Georges Poisson auteur d’un Sacha Guitry entre en scène considère, lui, que la misogynie de Guitry apparaît pour la première fois dans Deux couverts. Il consacre une page entière à ce problème. La pièce, dit-il, « marque l’apparition d’un sentiment que l’on rencontrera maintes fois dans l’œuvre de Sacha Guitry ». Barbara Killian qui interpréta brillamment Les Théâtres de Carton (Pauline Carton, 1935) au Festival d’Avignon 2012 trouve également Guitry parfaitement misogyne.
D’autres refusent de voir sa misogynie
Ce ne sont évidemment pas des critiques misogynes car ils sont jeunes et conscients des injustices dont les femmes ont longtemps souffert et souffrent encore mais cela ne suffit pas à les faire changer d’avis car ils sont fascinés par le personnage qui les éblouit. Une jeune actrice et directrice de compagnie, Anthéa Sogno42 qui monta et joua trois spectacles consacré à Guitry (elle a joué, dit-elle, 1820 fois le rôle d’une femme chez Guitry!) ne le trouve pas du tout misogyne. « Les femmes triomphent toujours dans ses pièces », dit-elle. Elle éprouve pour Guitry une passion sympathique et sans mélange. Armel de Lorme43, jeune historien de cinéma qui participa néanmoins de très près au Sacha Guitry, cinéaste édité par Philippe Arnaud lors de l’hommage à Guitry du Festival de Locarno, en 1993, est du même avis. Il adore Guitry et ne supporte pas qu’on lui en dise du mal. Enfin, l’acteur Francis Huster qui lui a consacré un spectacle déclare avec agacement « On dit souvent que Sacha Guitry est misogyne, c’est n’importe quoi . »
Certains auteurs, misogynes, ne sont pas lucides
Ils citent ses bons mots et les recyclent dans leurs propres textes, le rendant ainsi plus misogyne encore, et de façon bien plus vulgaire. Par exemple, Bernard Leconte trouve « charmante » la détestable définition de l’intellectuelle selon Guitry : « Quand on dit d’une femme qu’elle est cultivée, je m’imagine qu’il lui pousse de la scarole entre les jambes et du persil dans les narines45 . ». « Les seuls qui l’accusent d’être misogyne », dit Bernard Leconte, « appartiennent au monde protestant, nordique, froid, abstrait, puritain, mondialiste, féministe, uniformisé, amateur d’égalités chiffrées et de pièces interchangeables. » Ce sont des êtres « à moitié dévirilisés et gagnés par le sourd féminisme ambiant46 ». Reprocher à Guitry sa misogynie c’est donc, pour lui, faire preuve d’une forme d’impuissance de type sexuel (« dévirilisés ») et les accusateurs du Maître, nécessairement anti-méridionaux, ne sauraient être que « nordiques et puritains ». Le mot « féministe » est pour lui une injure évidente et l’un de ses chapitres nationalistes s’intitule comiquement: Une conception française de la femme ! Il ne s’agira évidemment pas pour nous d’attribuer, in fine, des certificats de misogynie ou de non-misogynie à Guitry mais d’analyser son discours afin de mieux comprendre sa relation aux actrices avec lesquelles il a travaillé. Afin d’y voir plus clair, nous tenterons d’abord d’étudier un dessin qui servit de préface à Elles et toi ainsi que quelques uns des aphorismes de Guitry les plus célèbres afin de prendre la mesure de cette misogynie. Puis, nous tenterons de la replacer dans le contexte de l’époque et de voir à quel point l’atmosphère dans laquelle il vivait lui fit peut-être adopter cette attitude. Nous passerons enfin à l’analyse plus complète de son discours sur les femmes. La jeunesse de Guitry se déroule à une période d’émancipation féminine mais ce progrès – inquiétant pour certains hommes un peu timorés – eut pour conséquence un retour, (rassurant pour eux) à la misogynie ou à son renforcement. C’est ce qu’on sent nettement chez Guitry que l’émancipation de la femme inquiète. Cette inquiétude éternelle suscite d’ailleurs aujourd’hui la renaissance d’un conservatisme regrettable, même s’il se limite à certaine communautés ou à certains pays.
Aphorismes révélateurs
Les aphorismes de Guitry concernant les femmes sont très célèbres et très régulièrement cités, même par ceux qui ne le lisent jamais et ne voient ni ses pièces ni ses films. Il a consacré deux recueils à ce sujet. Tout d’abord, une série de causeries, à partir de 1932, qui furent regroupées, en 1959 sous le titre Les Femmes et l’amour47 , puis Elles et toi 48qui ne fut publié qu’en 1947. Le dessin de Sacha qui se trouve au début d’Elles et toi en dit long sur son œuvre. Un homme est assis dans une confortable bergère dont les oreillettes dissimulent pudiquement le visage. Il porte un complet noir, d’élégants escarpins et des boutons de manchette qui donnent une idée de son origine sociale. C’est évidemment un bourgeois qui s’offre un spectacle à domicile dans lequel une femme jeune et jolie cache son sexe avec sa main droite et son visage avec son bras gauche. L’homme semble relativement grand par rapport à la femme située légèrement en contrebas et qui est beaucoup plus petite que lui. Elle joue sans doute le rôle qu’on exige d’elle car elle paraît soumise – voire même un peu honteuse – et elle dissimule son visage comme un enfant qui redoute la gifle paternelle.