LE DISCOURS DE DENONCIATION
« LES SOLEILS DES INDEPENDANCES »
problématique
contexte et justification
Le langage désigne l’emploi particulier que fait un individu des ressources d’une langue donnée pour transmettre ses pensées, ses impressions et ses sentiments. Il permet l’expression et la communication entre les hommes au moyen d’un système de signes vocaux – la paroleet éventuellement de signes graphiques – l’écriture – qui constituent une langue. Selon André Martinet, « la langue désigne proprement la faculté qu’ont les hommes de s’entendre au moyen des signes vocaux. » 2 Par cette définition, Martinet limite la fonction langagière uniquement à l’oralité, bien que cette fonction se réalise aussi à travers des signes graphiques. Il affirme également que « […] l’homme emploie souvent sa langue pour s’exprimer, c’est-àdire pour analyser ce qu’il ressent sans s’occuper outre mesure des réactions d’auditeurs éventuels. Il trouve par la même occasion, le moyen de s’affirmer à ses yeux et à ceux d’autrui même sans qu’il ait véritablement désir de rien communiquer. On pourrait également parler d’une fonction esthétique du langage qu’il serait difficile d’analyser, tant elle s’entremêle étroitement aux fonctions de communication et d’expression »2. Néanmoins c’est dans cette fonction esthétique que nous retrouvons le discours de dénonciation étudié dans cette partie de notre travail
POSITION DU PROBLEME ET QUESTION DE RECHERCHE
Pour mieux comprendre le problème, nous nous sommes intéressée aux circonstances qui ont été déterminantes dans la création de l’œuvre en présentant d’abord la trajectoire de Kourouma car un texte n’existe pas du tout en soi, il se trouve inévitablement inclus dans un contexte historique réel ou fictif. Lorsqu’il commence la rédaction des Soleils des indépendances, en 1963, Ahmadou Kourouma est en exil, pour la troisième fois, peu après la répression d’un faux complot, forgé de toutes pièces par Houphouët-Boigny. Lui-même arrêté, emprisonné, a dû sa libération à son mariage avec une Française. Après sept mois de chômage, il part en France, puis en Algérie. Il se retrouve donc évincé de son pays par des soupçons infondés, après avoir participé au combat idéologique pour l’indépendance. Il veut témoigner pour ses amis restés dans les prisons ivoiriennes : comme il ne peut écrire d’essai ouvertement politique sans se 2 MARTINET, A., 1970, Éléments de linguistique générale. Paris : Armand Colin.P.10 3 faire censurer, il choisit le roman. Écrire est pour lui « quelque chose d’inattendu »3 . La réputation du roman se répand assez vite. Le Seuil rachète les droits et le publie en 1970. Malgré un premier accueil mitigé, en France et en Afrique, c’est un succès littéraire. Désormais considéré comme un chef d’œuvre en Côte d’Ivoire et dans de nombreux autres pays africains, il est inscrit dans les programmes scolaires et universitaires, mentionnés par la critique et les anthologies comme une œuvre de rupture. En effet, le Soleil des indépendances (ou les Soleils des indépendances, selon les éditions) ŕ l’ère des indépendances pour les Malinké ŕ inaugure un nouveau style de romans africains. Pour Fama (« chef » en malinké), prince déchu qui n’a pas su prendre la mesure de l’histoire, la mutation politique qu’a connue le pays est rude. Lui, qui a tant critiqué les abus du colonialisme au nom de la dignité de sa caste, n’est plus lié au pouvoir réel que par la possession de la carte du parti unique, une carte qui ne le protège même pas des abus des nouveaux maîtres : des parvenus qui doivent leurs connaissances à l’école des Blancs. … Des incorrections existaient déjà dans Les Soleils des indépendances, mais elles définissaient une poétique. Ce roman a sans doute contribué à légitimer un tel usage peu académique du français en littérature africaine, élargissant ainsi l’espace des possibles. Ici, les incorrections n’ont pas la même fonction, puisqu’elles permettent de définir le narrateur, proche de la norme endogène du français parlé en Afrique, marqué, par une insécurité linguistique. Dénonciateur inlassable de la tyrannie et de la corruption des élites politiques africaines, Ahmadou Kourouma est aussi et surtout le peintre de l’Afrique des laissés-pour-compte Issu de l’aristocratie malinké, le héros du roman, Fama, se fait le porte-parole de l’auteur, dans un récit métaphorique traitant des difficultés d’adaptation des anciens chefs traditionnels à l’indépendance et à la nouvelle classe dirigeante qui a remplacé les colonisateurs. Comme la plupart des écrivains et intellectuels africains contemporains, Ahmadou Kourouma assume un rôle politique de critique des régimes postcoloniaux. Avec la dégradation d’un certain nombre de régimes politiques après 1970 et la déception qu’ils suscitent, ils sont conduits à sortir des cercles du pouvoir et à concevoir de plus en plus leur activité comme une activité autonome, qui doit chercher ailleurs que dans le pouvoir politique une instance de consécration.. C’est ce net désenchantement qui se traduit dans l’œuvre de Kourouma. Partout y est dénoncée la montée des forces réactionnaires et « les bâtardises » des 3 Entretien avec Comi M. Toulebor et Thibault Le Renard, Politique africaine, n° 75, octobre 1999. 4 indépendances sont passées en revue sur tous les tons. Il faut dire qu’aucun romancier n’a encore décrit, de la sorte, l’Afrique des indépendances. Roman de la dénonciation, le soleil des indépendances annonce la possibilité de faire exister un autre discours. En effet, Ahmadou Kourouma, dans Les Soleils des Indépendances, adopte, du moins sur le plan de l’usage de la langue française comme dans le mode de narration, des pratiques d’écriture qui tranchent avec l’académisme des premiers romanciers. Kourouma explique ce changement par son évolution personnelle : « J’étais plus proche de la langue malinké parce que je pensais en malinké, je vivais en malinké. Avant, je cherchais la meilleure façon d’adapter le français au malinké en jouant sur les mots, sur la structure du langage. »4 L’écriture de Kourouma est une véritable curiosité linguistique que la présente étude va se charger de décrypter au moyen d’une approche bien spécifique : celle de l’énonciation. En plus de transposer simplement sa réflexion malinké en français, il alterne arrogamment les codes malinkés, français pour obtenir une langue hybride qui constitue une curiosité sociolinguistique. Nous pensons qu’il fait usage d’un véritable langage de la dénonciation .Dénonciation contre les nouveaux tyrans de l’Afrique qui ont pris le relais des anciens colons mais aussi dénonciation de la civilisation des vainqueurs qui sont toujours présents par le biais de leur langue, véritable cordon ombilical qui relie toujours les anciens asservis à leurs maitres. L’énonciation de ce roman se tient ainsi entre deux langues, le malinké et le français chacune gardant son génie et son imaginaire propres. En fait, il s’agit d’un artifice littéraire. Ainsi, au plan lexical, l’œuvre fait coexister des fragments des deux langues. Suivant une perspective interactionniste, le langage de la dénonciation peut être appréhendé au moyen de l’étude des différentes formes de discours (interférences, brouillage identitaire, polyphonie, dialogues) , qu’utilise Kourouma et la manière dont celles-ci régissent la communication romanesque à visée dénonciatrice. En effet, accabler les thuriféraires de la tyrannie, réveiller les consciences endormies des masses africaines, susciter la répulsion voire inciter à la révolte contre l’oppression, voilà, nous semble-t-il, l’objectif majeur que s’était fixé l’auteur du soleil des indépendances. 4 Entretien avec Comi M. Toulebor et Thibault Le Renard, Politique africaine, n° 75, octobre 1999. 5 Le travail scientifique que nous nous proposons de faire est d’appliquer les techniques de l’énonciation pour comprendre cette œuvre monumentale. La question est de savoir qu’est-ce qui, au plan du langage fait du soleil des indépendances, une œuvre de dénonciation ?
OBJECTIFS
Notre étude de ce roman que nous caractérisons comme roman de la dénonciation (ou « roman subversif » à la suite de Madior Diouf)5 est une catégorie d’analyse littéraire car elle s’intéresse à la visée illocutoire du roman, au contexte sociopolitique négro-africain, ainsi qu’au positionnement et à la posture linguistique de Kourouma. C’est qu’à côté de l’intentionnalité auctoriale, il y a comme une superposition sur celle-ci, d’une intentionnalité purement textuelle, qui elle, est construite par l’écrivain se servant de la « diégèse ». Dans tous les cas, celle-ci est indissociable d’une volonté de dénoncer l’ordre imposé par le pouvoir politique .Nous nous efforceront de voir comment Kourouma par l’usage d’outils linguistiques appropriés arrive à instaurer un véritable discours de la dénonciation qui expose les problèmes réels que posent la montée des pouvoirs réactionnaires et les maux que les indépendances ont apportés à certains. Utiliser une telle démarche, nous semble possible grâce au discours littéraire qui, à l’instar du thème traité, revêt un caractère subversif. Les personnages de notre corpus, à force d’utiliser des mots particuliers pour qualifier les injustices et les inégalités instaurées par les nouveaux dirigeants, finissent par lui donner une réalité qu’elle n’aurait jamais eue sans leurs discours. En effet « L’usage de la langue qu’implique l’œuvre se donne comme la manière dont il faut énoncer, car la seule conforme à l’univers qu’elle instaure. »
HYPOTHESE
D’entrée de jeu, nous tenons à affirmer qu’il nous semble que kourouma fait usage de différents procédés discursifs pour rendre compte de l’expression de dénonciation : que le brouillage systématique des identités du narrateur et du destinataire, le comique d’expression langagière ou l’ironie, la violence de l’expression, les interférences linguistiques sont des outils d’énonciation que Kourouma utilise comme éléments de subversion pour créer un véritable langage de la dénonciation 5 Diouf (M.), Les formes du roman négro-africain de langue française, 1920-1976, Thèse d’Etat de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, 1990/1991, p.420. 6 Maingueneau (D.), Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993, p.104.
LA REVUE DE LITTERATURE
Dans notre revue de littérature, nous avons consulté des articles, des revues, des essais, des thèses et mémoires écrits sur les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma .Le Professeur Fallou Mbow dans sa thèse intitulée énonciation et dénonciation du pouvoir dans quelques romans négro-africains articule sa pensés sur la visée subversive des ouvrages postcoloniaux et les stratégies discursives déployées par les auteurs pour arriver à ce qu’il appelle « un langage de la dénonciation » Logbo Blédé 7 dans son étude sur les interférences linguistiques dans les soleils des indépendances montre la double révolution idéologique et formelle opérée dans l’écriture de Kourouma entre la malinkisation du français et la francisation du malinké. Il remarque que Kourouma s’attaque au français académique avec des « armes » narratologiques, viole le code normatif du langage et instaure un discours nouveau au confluent du malinké et du français .Les prouesses illocutoires de ce roman ont à juste titre, motivé et justifié l’analyse menée par Logbo Blédé .La rigueur analytique et interprétative sous-jacente à cette étude en fondent le gage et la référence .Adhérer à la culture occidentale par le biais de l’écriture n’empêche pas Kourouma de s’enraciner dans l’oralité qui lui permet de faire une sorte de subversion culturelle qui dépasse la notion de quête identitaire . Son mérite est de prouver qu’une littérature peut accéder à l’écriture sans renoncer radicalement à l’oralité. Le soleil des indépendances est donc un roman parlant grâce au répertoire d’outils discursifs mobilisés par l’auteur pour lui insuffler un caractère oral : mythes, contes, proverbes, poèmes, dits de griots etc. C’est pourquoi une même idée peut être suffisamment convenable dans un langage donné et cesser de l’être si on l’exprime dans une autre parce qu’elle n’aura point ou la tournure ou le mouvement, ou la couleur demandés pour les allocutaires auxquels elle s’adresse. En cela, Kourouma est le premier à manifester dans le roman francophone l’inadéquation de la langue française à rendre de façon fidèle la parole et les situations des personnages évoluant dans une culture non française.
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