Le diagnostic d’une situation de « mur d’apprentissage »

Le diagnostic d’une situation de « mur d’apprentissage »

Un diagnostic qualitatif : mettre en cohérence un faisceau de difficultés dans la gestion des ressources 

Retour sur la formulation initiale des problèmes par les acteurs concernés

 Notre point de départ a donc été la prise en considération des préoccupations et des doutes formulés par la direction de l’unité quant à la question de la dynamique de ses ressources et capacités. Dans cette perspective, nous avions la chance de disposer d’un « pré-matériau », en l’espèce de réflexions du management du CNEN antérieures à notre intervention  , et donc non biaisées par les préconceptions des chercheurs. Ce pré-matériau était constitué des notes de synthèse des réunions de montage du volet du « Projet d’Unité » pris en charge par le pôle QVT de la DRH groupe d’EDF, au cours desquelles différents acteurs du top management du CNEN (et de la DIN) ont exposé de façon brute leurs difficultés et leurs propres analyses de ces difficultés. Ces notes ayant été rédigées par l’un des deux superviseurs de la QVT, leur contenu est donc probablement biaisé par leurs propres cadres d’analyse et de compréhension des enjeux. Mais il fournit néanmoins de précieux éléments d’auto réflexivité du CNEN, à même de fournir un point de départ à une démarche d’analyse abductive. Ce pré-matériau permet de cerner plus précisément les préoccupations des dirigeants du CNEN, outre l’inquiétude déjà relevée plus haut sur le risque de « laisser filer » les délais et les coûts, et de « perdre la main » à l’international, d’être relégué ainsi à un rôle de maîtrise d’œuvre sur les projets à venir. Cette inquiétude sur les outputs était, dans ces documents, accompagnée d’un état des lieux relativement poussé des questionnements du CNEN sur l’état et le niveau de ses propres capacités. Nous avons déjà délivré les grandes lignes de ce questionnement dans la partie méthodologique de la thèse lorsque nous avons présenté l’origine et les enjeux des chantiers lancés par le CNEN dans le cadre du « Projet d’Unité » (voir chapitre V). Nous allons ici exposer, sans pousser loin l’analyse pour l’instant, mais plus en détails, la façon dont ce questionnement est formulé sur la base de ces documents. La note « Accompagner le projet du nouveau nucléaire » du 8 novembre 2010 entend synthétiser « les problématiques exposées et perçues », c’est-à-dire « les points les plus souvent soulevés dans les entretiens ». Elle débute par ce qui semble être l’enjeu numéro 1 remonté des 10 entretiens exploratoires, à savoir « les études, leur niveau de maîtrise respectif par EDF et SOFINEL, et la nécessité de renforcer les compétences de niveau 1 à EDF ». Elle précise à ce sujet que « plusieurs difficultés sont soulignées qui, du point de vue de l’organisation du travail, génèrent des tensions, de la charge et des difficultés. La première renvoie au niveau de maîtrise de compétence des études de niveau 1 principalement. Une partie de l’importante charge de travail générée provient d’un foisonnement conséquent de ces études ». Parler du « niveau de maîtrise de compétence de niveau 1 », ce n’est ni plus ni moins que poser explicitement la question des compétences détenues par le CNEN comme source des « tensions, de la charge et des difficultés ». Le second point remonté concerne la question des « arbitrages », et la relation entre projets et métiers. Plusieurs acteurs font part de leur souhait d’un meilleur « outillage » des arbitrages, mais surtout il est dit que « ici, ce sont les métiers qui sont montrés du doigt » : les acteurs des projets auraient en effet émis des vives critiques quant à la réactivité des services métiers à leurs demandes. La note cite un verbatim d’un acteur du CNEN énonçant que « la réponse des métiers, c’est surtout : “c’est pas possible“ ». C’est un point qui sera souvent reporté par les acteurs des différents services projets que nous avons rencontrés lors de la phase de pré-diagnostic : le fait de n’obtenir souvent que des fins de non-recevoir de la part des managers des services métiers en réponse à une sollicitation. Un troisième point concerne le « pilotage » de l’activité, notamment par les services projets. Des difficultés sont spontanément imputées à des dispositifs, des outils ou des compétences défaillants en matière de planification, de méthodes d’ingénierie ou de contrôle des coûts, qui appellent, pour les acteurs du CNEN, un « besoin de rationalisation ». Ce point est directement lié au précédent : en l’absence de dispositifs pertinents, le pouvoir d’arbitrage entre les priorités est dévolu aux individus, et en particulier aux managers. De façon très intéressante, la note signale le caractère a priori paradoxal Cf notre description de l’organisation industrielle à trois niveaux dans la section méthodologie/présentation du terrain de recherche. Partie 3 : Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire : étude de cas  et contradictoire des constats formulés par les acteurs à ce sujet : « L’organisation est aussi confrontée à des perceptions différentes selon les acteurs et sans doute contradictoirement réelles : “trop de choses remontent“ pour les uns, “trop de choses sont arbitrées sur le terrain“ pour les autres ». Les directeurs adjoints se plaindraient donc simultanément de l’incapacité des managers intermédiaires à procéder eux-mêmes à des arbitrages (et donc de leur tendance à faire « remonter » les décisions)… et du fait que ceux-ci aient trop de situations à arbitrer ! Le quatrième point porte sur « l’accompagnement des compétences nouvellement recrutées », pointé comme “un impératif stratégique“ du fait de leur nombre » : il s’agit donc de la question de la compétence, de l’intégration et de l’apprentissage de l’important flux de jeunes embauchés enregistré par l’unité. Il est souligné la « fragilité du dispositif d’accompagnement professionnel des nouvelles recrues ». Un verbatim énonce ainsi cette phrase lourde de sens : « la machine à recruter est en place, la machine à intégrer est en chantier ». Ce « chantier » a en réalité des dimensions multiples : la formation et le « transfert d’expérience » aux nouveaux arrivants, la « fidélisation » des recrues sur un métier et un parcours donnés, la participation et l’implication des nouveaux entrants à l’activité et aux « livrables » sur les projets. Cet enjeu d’apprentissage des recrues est légèrement plus développé et analysé que les autres sujets, étant considéré comme « un risque ou un impératif stratégique non maîtrisé à l’heure actuelle ». Plusieurs acteurs ont en effet pointé une « limite à la capacité de l’organisation à intégrer ses nouvelles ressources », l’un d’entre eux précisant même ce constat doublé d’une suggestion : « on n’y arrive pas, il ne faudrait pas dépasser 15% de recrutement sur le flux ». La note de synthèse de l’entretien du 9 décembre 2010 avec le directeur RH de la DIN abonde exactement dans ce sens, en soulignant que « la problématique est de bien gérer cette forte croissance en évitant la crise de croissance », l’organisation étant en passe « d’atteindre [sa] limite d’intégration en termes de volumes de nouveaux arrivants ». Des actions engagées en vue d’un traitement de ces difficultés sont néanmoins soulignées : perfectionnement et systématisation des « stages d’intégration » et de « tronc commun », création d’une « académie des métiers » au niveau de la DIN, qui est également en charge d’instaurer et de faire vivre des « Plans de Développement de Compétences » (PDC), ainsi que la « mise en place de binômes ou de trinômes encadrés par des anciens », et enfin des « mises en responsabilité plus rapides » des nouveaux entrants sur des activités concrètes. La question de la fidélisation et de la construction des parcours est également posée, et il existerait des dissensions entre les partisans de classiques parcours « intramétiers » de longue durée (un verbatim énonce ainsi : « au CNEN, au CNEPE, la fidélisation, c’est dix ans et au moins six passés aux études ») et des partisans de parcours plus ouverts, plus fluides, où les individus changent plus volontiers et plus souvent de domaine de compétence ou de structure d’accueil. Le DRH DIN, dans son entretien, posait que le défi majeur de l’ingénierie nucléaire était le suivant : « comment le collectif de base peut-il assurer ses compétences dans la durée ? », c’est-à-dire comment constituer, puis être en mesure de conserver, une capacité d’ingénierie suffisante pour faire face aux projets. Ce qui passe par une capacité de rétention des « meilleurs éléments », et donc une offre de parcours adaptée et attractive

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Des enjeux disjoints ou solidaires ? 

Les managers de proximité comme concentrateurs d’enjeux Nous étions donc, au seuil de la recherche collaborative, face à un faisceau de nombreuses difficultés se présentant comme éclatées sur le plan thématique (compétences, pilotage, gestion de la charge, modèle de management, formation…). En outre, il semblait clair que les dirigeants de l’ingénierie s’engageaient dans la voie d’un traitement relativement disjoint de ces enjeux, en ouvrant autant de « chantiers » qu’il semblait exister de sujets d’amélioration nécessaires : un chantier « méthodes d’ingénierie », un chantier « plan de développement des compétences », un chantier « professionnalisation du management », etc. Partie 3 : Désapprentissage et réapprentissage dans l’ingénierie nucléaire : étude de cas 153 Cette tentation de la « division du travail » se retrouvait y compris dans la façon dont les rôles avaient été initialement distribués au sein des équipes du projet ADN . Le lotissement du projet prévoyait en effet de circonscrire clairement les rôles de chaque entité intervenante dans une thématique précise : « compétences et intégration » pour un premier cabinet de conseil, « professionnalisation du management » pour le second cabinet, et enfin « efficience de l’organisation » (incluant les questions de pilotage) pour notre équipe de chercheurs en sciences de gestion. C’est d’ailleurs un point qui s’est d’emblée révélé problématique pour notre propre équipe. Un certain nombre d’éléments nous portait en effet à penser qu’une véritable démarche de diagnostic se devait d’embrasser la complexité des phénomènes pointés, en cherchant moins à les dissocier conceptuellement qu’à mettre à jour leurs intrications, leur solidarité. La conséquence en a été que nous avons dû, de façon récurrente, nous écarter du périmètre qui nous était assigné par le design officiel de la démarche, et déborder sur les autres lots. En particulier, nous nous sentions dans l’obligation de ne pas séparer la question de l’organisation de celle des « compétences ». Celles-ci nous paraissaient en effet être l’objet principal de l’activité d’organisation, être précisément ce qu’il y a à organiser dans le cadre d’une unité d’ingénierie. Ce qui a, inévitablement, impliqué un certain nombre de « conflits territoriaux » dans les phases initiales de la mission, et a nécessité pour nous un travail de justification de nos positionnements, en particulier auprès des pilotes de l’étude pour le pôle QVT. Ceux-ci, heureusement, ont fait preuve au fur et à mesure d’une souplesse certaine, et nous ont laissé une latitude certaine dans nos façons d’appréhender les questions. Notre insistance sur la nécessité d’un traitement conjoint des enjeux soulevés n’était pas une pétition de principe : elle était justifiée, selon nous, par la façon même dont les problèmes étaient analysés par les acteurs. Ceux-ci, intentionnellement ou non, mettaient en lumière par leur discours l’inséparabilité de ces questions. Et en particulier autour de la question des managers de première ligne. Tout concourait en effet à indiquer que cette catégorie de la population du CNEN représentait un « point de fuite » vers lequel convergeaient l’ensemble des enjeux considérés comme critiques : intégration et apprentissage des nouveaux entrants, pilotage de l’activité et arbitrages, pratiques et modes de management, santé et qualité de vie au travail… Il s’agissait donc, dans le cadre du diagnostic, d’accorder une attention toute particulière à cette population spécifique, et à tenter de mettre à jour les mécanismes explicatifs de cette concentration de difficultés. Mais quelle clé d’entrée retenir pour mener l’analyse ? Par où commencer ? Dès les premiers entretiens menés dans la phase de pré-diagnostic global, un autre élément particulièrement saillant ressortait dans le discours des acteurs lorsque ceux-ci cherchaient à expliquer les difficultés de l’unité : l’insistance mise sur les « jeunes » et les « embauches » en tant que problème pour l’unité, pour la performance et pour le management. Ce fait avait de quoi surprendre. Peu d’organisations peuvent en effet, de nos jours, jouir du « luxe » de connaître de tels rythmes d’embauches que ceux alors pratiqués au CNEN. Un tel afflux de « sang neuf », d’autant plus lorsqu’il s’agit d’individus qualifiés et formés dans les meilleurs écoles d’ingénieurs (comme c’était le cas pour la plupart des recrues du CNEN et de la DIN), ne peut être a priori perçu que comme une ressource pour une organisation donnée. Or il était frappant de considérer que la question du nombre et du niveau de compétence des jeunes était majoritairement regardée au mieux comme un « défi », au pire comme un objet de « malaise », voire un  véritable « problème » par les ingénieurs expérimentés du CNEN. Plusieurs entretiens opéraient ainsi une association d’idées entre le grand nombre de jeunes diplômés au sein des services métiers et des problèmes de performance. Plusieurs ingénieurs dotés d’une forte expérience émettaient de sérieuses critiques sur le niveau d’opérationnalité des jeunes recrues : La jeunesse des équipes était ainsi perçue par certains comme une explication plausible des difficultés de l’unité dans l’atteinte des objectifs de performance sur les projets (prendre du retard sur une note simple, ne pas donner de réponse…). Le directeur technique de l’un des projets résumait de façon limpide cette intrication des questions de performance, de compétences et de jeunesse relative des effectifs : Ces différentes déclarations de la part d’ingénieurs expérimentés du CNEN ont pour point commun d’inviter à questionner et revisiter la notion de « ressource ». Ce qui frappe, c’est en effet ce sentiment partagé de disposer de très nombreuses « ressources » (les jeunes diplômés massivement embauchés) qui ne sont pas considérées, ou ne le sont  imparfaitement, comme contributives à la « capacité » de l’unité à mener à bien ses différentes missions, à tenir ses objectifs de performance. Il semble donc qu’elles sont qualifiées de « ressources » davantage par usage, et par référence à la notion banalisée de « ressources humaines ». Mais le terme est en réalité trompeur, piégé, car il met en équivalence un ensemble d’individus aux « capacités » fortement hétérogènes.

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