Le développement professionnel des enseignants de mathématiques
Le processus longitudinal d’apprentissage des enseignants de mathématiques
jeux entre histoire, identité, trajectoire et expérience Nous présentons dans cette section des études qui fondent notre analyse du vécu des enseignants pour comprendre leur pratique. Nous présentons d’abord quelques éléments sur l’histoire de vie personnelle fortement mobilisée pour comprendre les pratiques sociales (§ 2.4.1). Ensuite, nous présentons le concept d’identité biographique et de trajectoire selon Dubar (1998) (§ 2.4.2). Nous poursuivons en présentant la dimension collective de la construction 64 de cette trajectoire par le sujet et sa relation avec la construction de l’identité comme construction sociale (Wenger, 1998) (§ 2.4.3). Nous continuons en discutant la relation entre construction d’expérience et d’identité comme une construction du sujet (Pastré, 2005, 2011) (§ 2.4.4). Pour finir, nous discutons le concept de double expérience du vécu proposé par Loisy (2018), associé à la méthode trajectoire (§ 2.4.5).
Un point de vue historique de la vie du sujet
L’histoire de vie est un point de départ pour réfléchir à la question de l’expérience et de trajectoire d’un sujet. Dans le domaine de la sociologie, Pineau et Le Grand (2013) relèvent l’intérêt de l’histoire de vie en plusieurs pratiques : pratique de la vie courante, de la vie culturelle, professionnelle et disciplinaire en recherche. Pour eux, comme « recherche et construction de sens à partir de faits temporels personnels, elle engage un processus d’expression de l’expérience » (Pineau & Le Grand, 2013, p. 3). Elle est considérée « à la fois comme un axe de réflexion épistémologique et méthodologique ainsi qu’un mouvement de pratiques sociales de recherche et formation » (Pineau & Le Grand, 2013, p. 104). L’histoire d’une vie est une unité pour comprendre, au moins partiellement, la société dans laquelle nous vivons. Dans ce cadre, la pratique du récit de vie sera fortement utilisée et va s’intéresser « aux sens que les acteurs sociaux donnent à leurs actes, aux événements qui les concernent » (Pineau & Le Grand, 2013, p. 15). Ce récit se base sur le vécu subjectif du sujet pour explorer ses parcours individuels ou collectifs. Les recherches ici cherchent à comprendre les facteurs qui influencent ces parcours, à partir de narrations du sujet prenant en compte les relations interpersonnelles.
Relations entre identité et profession
Dubar (1998) focalise son étude sur les identités professionnelles en mettant en jeu deux types d’identité : d’abord, l’identité biographique ou identité de soi qui consiste en une « (re) construction subjective d’une définition de soi » (Dubar, 1998, p. 74) ; ensuite, une identité structurelle ou identité pour autrui qui désigne à la fois ce qui est utilisé pour identifier un individu socialement et le discours de l’individu qui se présente à l’autrui. Ces deux types d’identité visent à placer la création de l’identité comme un processus personnel et social. Dubar (1998) propose donc une discussion sur les trajectoires, en présentant deux types : trajectoires objectives « objectivement comme une “suite de positions” dans un ou plusieurs champs de la pratique sociale » et trajectoires subjectives « comme une “histoire personnelle” dont le récit actualise des visions du monde et de soi » (Dubar, 1998, p. 73). Dubar (1988) précise la trajectoire objective dans une vision plus quantitative qui va s’intéresser, par exemple, à tracer des repères temporels liés aux fonctions professionnelles ou transitions (par exemple, fin des études ou encore rentrée dans le monde du travail) ou aux conditions économiques des individus (classes supérieures, moyennes, populaires, entre autres). Ce type de trajectoire peut être analysé à partir de la relation entre les positions successives occupées par l’individu, mais pas au sens subjectif qu’il donne à chaque position isolée. Tandis que la trajectoire subjective dans une vision qualitative met l’individu comme responsable du récit de son parcours. Dubar (1998) met en évidence la complexité de l’analyse des relations entre les deux types de trajectoires, mais aussi l’importance de comprendre comment les facteurs sociaux influencent les parcours individuels et réciproquement. Cette approche tente d’« établir les liens entre, d’une part, les choix posés par les adultes en matière de formation et, d’autre part, leur trajectoire socioprofessionnelle » (Bourgeois & Nizet, 2005, p. 126). Bourgeois et Nizet (2005) montrent comment la trajectoire de vie peut affecter les apprentissages des adultes faces aux situations de formation. Un événement de la vie du sujet peut créer une résistance à certaines situations ou favoriser son apprentissage. Les facteurs qui affectent l’apprentissage « sont liés avant tout à son histoire personnelle [du sujet apprenant] à ses caractéristiques propres, à la fois comme personne et comme acteur social » (Bourgeois & Nizet, 2005, p. 126). Ces trajectoires jouent donc un rôle important dans les façons dont les individus font face aux moments de formations.
Trajectoire construite au travers de la participation à plusieurs communautés
Nous revenons sur les études de Wenger (1998) qui aborde aussi la question des identités et des trajectoires d’apprentissage. Selon lui, il y a un lien fort entre pratique et identité. Nous construisons qui nous sommes en participant à plusieurs communautés et en négociant le sens dans ces communautés. Ainsi, Wenger s’intéresse à l’identité construite dans la pratique. Il met en évidence certaines caractéristiques de l’identité. Selon lui, elle se construit dans le vécu et « elle est fondamentalement une expérience de participation et réification » (Wenger, 2005, p. 181). Ainsi, cette expérience est négociée, « nous définissons qui nous sommes par la façon donc nous acquérons notre expérience par la participation et la réification » (Wenger, 2005, p. 167). De ce fait, il met en évidence que l’identité dans la pratique est sociale, puisque notre appartenance à une communauté forge notre identité. D’ailleurs, Wenger (1998) met en évidence le fait que nous participons à plusieurs communautés, ce qu’il définit par un noyau de multiappartenance. La multiappartenance nous met dans un processus permanent de 66 conciliation des frontières de la pratique : d’une part, nous n’agissons pas de la même façon dans des communautés différentes, mais d’autre part nous n’avons pas plusieurs identités. De plus, Wenger (2005) donne comme caractéristique le chevauchement du local et du global, puisque certains événements spécifiques sont réifiés comme partie de la pratique globale de la communauté. Enfin, Wenger (2005) présente l’identité dans la pratique comme un processus d’apprentissage : « elle est une trajectoire dans le temps qui incorpore à la fois le passé et le futur dans la signification d’apprentissage » (Wenger, 2005, p. 181). L’aspect social de l’apprentissage des sujets en participant à plusieurs communautés est important pour notre analyse du travail documentaire des enseignants. Nous attirons aussi l’attention plus spécifiquement sur la notion de trajectoire présentée dans la dernière caractéristique de Wenger (2005). Celui-ci utilise la notion de trajectoire pour mettre en évidence l’aspect temporel de la constitution de l’identité. De plus, il dit « le terme trajectoire ne suggère pas un parcours prévu ou balisé, mais un mouvement incessant, qui a sa propre impulsion en plus d’un réseau d’influences. Il a une cohérence dans le temps qui unit le passé, le présent et le futur. » (Wenger, 2005, p. 172). Cette réflexion de Wenger (2005) nourrit nos réflexions pour l’analyse des trajectoires des enseignants : il s’intéresse aux trajectoires des membres dans une communauté pour arriver, ou pas, à une participation pleine dans la communauté. Dans notre cas, nous nous intéressons aux trajectoires des enseignants au long de leur carrière. Dans cette perspective, nous présentons dans la section suivante le cadre de la didactique professionnelle qui nous permettra l’analyse de l’apprentissage qu’un sujet réalise en faisant son travail.
Didactique professionnelle : activité et construction d’expérience
Dans cette section, nous présentons, d’abord, la place de l’action dans la construction de l’expérience. Ensuite, nous relevons les concepts, importés par Pastré (2005) de Ricœur (1990), d’ipséité et de mêmeté. Pour finir, nous abordons les concepts proposés par Pastré (2005) de fidélité conservatrice, fidélité créatrice et invariants identitaires. Pour Pastré (2005), l’analyse de l’activité du sujet au travail est essentielle pour comprendre comment il se développe. Il propose une étude exploratoire pour réfléchir à la construction de l’expérience et au développement du sujet au travers de l’action, en partant du principe que « l’action laisse des traces chez celui qui l’a effectuée (2005, p. 240) ». Il souligne que l’analyse de l’expérience du sujet met en question deux aspects : d’abord, « de quoi elle est faite », autrement dit quels sont les événements vécus par le sujet, quelles sont les ressources auxquelles il a eu accès, les personnes qu’il a rencontrées, entre autres ; ensuite, « qui »construit cette expérience, autrement dit comment il impute les événements vécus. Ces questions l’amènent à réfléchir au passé vécu par le sujet et à la façon avec laquelle il s’approprie son passé. Pastré (2005) trouve chez Ricœur (1990) des appuis pour comprendre cette construction d’expérience par le sujet. D’abord, le couple ipséité et mêmeté : il y a une expérience qui relève de la mêmeté et qui procède par l’accumulation (des compétences, d’habilités, de savoirs). Et il y a une expérience qui relève de l’ipséité et qui consiste en “l’imputation faite par un sujet de ses actes et de leur sens, en ceci qu’il les reconnaît pour siens.” (Pastré, 2005, p. 232). La mêmeté va représenter tout ce qui a été accumulé par le sujet au long de sa vie et l’ipséité ce qui a été approprié par le sujet, étant entendu que “l’expérience comporte toujours ces deux faces”. Pastré (2005) ajoute : [I]l y a incontestablement une dimension mêmeté dans le développement : il se présente sous forme d’une trajectoire, où des étapes se succèdent, en laissant, plus ou moins, des traces dans l’identité du sujet. […] pour qu’il y ait développement, il faut qu’il y ait histoire, et cela nous fait entrer dans l’autre registre, celui d’ipséité. C’est parce que les sujets humains sont capables d’imputer des actions à eux-mêmes ou à d’autres, dans un processus réflexif, qu’ils ont une histoire” (p. 241) Le sujet s’approprie des événements vécus dans cette trajectoire et construit son histoire. Cette histoire est marquée par des continuités et des ruptures (Pastré, 2005) qui sont imputées par le sujet dans construction du soi. Dans cette construction, le sujet vit deux mouvements : • d’un côté il y a une fidélité conservatrice, dans laquelle le sujet impute les événements comme étant inscrits dans une continuité “la prédominance de la continuité sur les ruptures” (Pastré, 2005, p. 256) ; • de l’autre côté il y a une fidélité créatrice, dans laquelle le sujet construit un lien entre les événements vécus de ruptures qui maintiens une cohérence dans la construction du soi “le sujet réussi à construire le sens qu’il entend donner à ces ruptures” » (Pastré, 2005, p. 256). C’est dans ce jeu, que Pastré (2005) appelle genèse identitaire, que le sujet va construire son identité. Ce processus contient les moments où un sujet prend de la distance ou de la hauteur par rapport à son vécu. Cette composante réflexive amène le sujet à identifier des invariances dans son identité, et « on pourrait dire que l’essentiel de l’invariance qui soutient la construction identitaire se manifeste surtout par un retour sur moi et soi et sur son passé » (Pastré, 2011, p. 139). Il est important de relever que cette invariance identitaire, comme pour 68 les invariants opératoires, ne signifie pas que les identités sont « inertes et statiques, mais [qu’elles] possèdent leur propre dynamique » (Pastré, 2011, p. 140).
Une approche psychologique : expérience vécue d’une expérience vécue
La perspective développementale regarde le processus de développement comme un apprentissage continu, depuis la formation initiale jusqu’à la formation continue (Brodeur, Deaulin, & Bru, 2005). Le sujet se développe en faisant face à diverses situations. Dans cette perspective, la réflexion de l’enseignant sur son travail est très importante, dans la mesure où elle les amène à prendre conscience de leur pratique et des facteurs qui influencent leurs décisions. Dans cette perspective, Loisy (2018) développe une méthode pour étudier le développement professionnel des enseignants, la méthode trajectoire. Cette méthode vise à comprendre la construction d’expérience du sujet en relation avec ses milieux sociaux (Loisy, 2018). Elle regarde le développement comme mouvement continu, qui se « déroule dans l’après-coup de la réorganisation intrapsychique, dans un rapport à soi-même qui reconsidère les rapports à l’activité et à l’autrui, passés et à venir » (Loisy, 2018, p. 22). La méthode trajectoire va justement chercher cet après-coup en favorisant la réflexion du sujet sur ses expériences vécues. C’est un travail de reconstruction de l’expérience vécue, autrement dit « l’expérience vécue d’une expérience vécue » (Loisy, 2018, p. 44). La méthode trajectoire s’appuie sur les représentations des parcours professionnels (travaillées par Corten-Gualteri, Dony et Hoop, 2010) en mobilisant l’apport sémiotique de la représentation graphique d’une route. Cette route contient les moments de changements considérés importants par les enseignants, moments qui sont déclencheurs de développement professionnel. Dans une étude réalisée dans le cadre du projet ReVEA (§ 3.3.1), Loisy (2018) a présenté six exemples de moments de changement pour quatre enseignants : changement de cadre de travail, actualisation des connaissances, interactions sociales marquantes, déploiement des technologies numériques, prise de responsabilité, modifications des espaces d’apprentissages des élèves. Ces moments sont considérés comme des unités d’analyse de l’expérience vécue, car ils ont été présentés par les sujets eux-mêmes comme des moments de changements importants.
Introduction 5.1 Une vision panoramique de la trajectoire documentaire d’Anna |