Le développement durable comme processus de
transformation de la valeur pratiques innovantes
Introduction
Notre analyse du processus de marginalisation de la démarche de développement durable d’EnergyCo nous a amené à souligner les limites d’un modèle uniquement fondé sur le volontarisme managérial et le soutien du dirigeant. Nous avons ainsi montré les failles d’une grille d’interprétation classique, qui mettrait en cause l’absence de volontarisme des dirigeants ou l’existence de facteurs internes (notamment culturels) de résistance au changement, pour souligner la complexité du pilotage et les difficultés à penser l’action d’un nouvel acteur en charge de la démarche de développement durable. En particulier, nous avons souligné la difficulté à structurer des pratiques exploratoires et à engager des démarches innovantes au sein de l’organisation. Au cours de ce dernier chapitre, nous proposons d’explorer de manière plus systématique les bases d’un tel pilotage. A ce titre, les travaux en matière de pilotage de la conception innovante nous semblent particulièrement riches pour identifier les enjeux et interpréter les difficultés associées au pilotage du développement durable. Ces travaux, développés au sein du CGS de l’Ecole des Mines depuis une dizaine d’années (Chapel, 1997; Hatchuel, Le Masson et Weil, 2001; Le Masson, 2001; Le Masson et al., 2006; Segrestin, 2006), constitueront le principal cadre de référence de cette partie et serviront de fil rouge dans la recherche de fondements d’un modèle de pilotage plus robuste du développement durable (cf. encadré 6.1).
Développement durable et conception innovante
Dans un premier temps, nous voulons analyser les liens entre développement durable et conception innovante. Nous montrerons tout d’abord comment l’émergence d’un « capitalisme de l’innovation intensive », en produisant des déstabilisations sociales de plus en plus systématiques, contribue à la généralisation de questions relatives à la RSE ou au développement durable. Plus profondément, nous montrerons que, dans des régimes de conception innovante, les déstabilisations du social ne sont pas simplement une conséquence de l’innovation. Elles sont au contraire endogénéisées dans l’innovation intensive, au sens où, de plus en plus fréquemment, ces déstabilisations du social sont simultanément le fondement et l’objet de l’innovation.
Le capitalisme de l’innovation intensive producteur de déstabilisations sociales
Au cours de ces dernières années, différents travaux ont souligné la transformation de l’environnement concurrentiel des entreprises sous l’effet des exigences accrues en terme d’innovation et de renouvellement permanent des produits (Manceau et Bloch, 2000). Dans le champ de la stratégie, d’Aveni souligne par exemple la multiplication des situations d’« hyper compétition », qui se caractérisent par la précarité des avantages concurrentiels et la diminution des rentes associées à chaque produit ou technologie (D’Aveni, 1994). De manière analogue, Eisenhardt souligne la banalisation du changement dans des environnements concurrentiels de plus en plus instables (Eisenhardt, 1989; Einsenhardt et Brown, 1998). Les travaux de Le Masson, Weil et Hatchuel (2006) montrent comment la généralisation de ces nouvelles conditions de concurrence donne forme à un capitalisme de l’innovation intensive. Pour les auteurs, ce n’est pas seulement la rapidité et la fréquence du changement qui pose problème, mais plus fondamentalement la nature de ces changements. Le capitalisme de l’innovation intensive se distingue par la mise en crise généralisée et permanente de l’identité des objets. L’idée de « crise d’identité » renvoie à une difficulté de qualification. Une telle crise se produit lorsque l’on assiste à une révision profonde des usages, des fonctionnalités et des expertises nécessaires à la conception d’un bien ou d’un service. Le secteur de la téléphonie mobile constitue une bonne illustration de tels phénomènes. La téléphonie mobile surprend à la fois par l’extrême rapidité de sa diffusion au sein de la société (il a fallu moins de 10 ans pour atteindre des taux de pénétration équivalents à ceux de la téléphonie fixe en plus de 60 ans), mais aussi par la versatilité extrême de l’identité de ses objets et services. Ainsi, l’appellation « téléphone portable » apparaît-elle trompeuse si l’on considère l’explosion et l’hybridation continue des fonctionnalités offertes par un « téléphone », tant dans les modes de communication offerts (transfert d’informations vocales, et de messages écrits, vidéos, services à distance, etc.) que dans l’introduction de services initialement perçus comme éloignés des métiers traditionnels de la téléphonie (agenda électronique, musique, photo, jeux, micro informatique, assistants personnels, etc.). Pour les auteurs, le secteur de la téléphonie n’est pas un cas isolé et l’on assiste, au niveau économique, à une généralisation de ces phénomènes d’hybridation et de renouvellement des fonctionnalités. Par nature, de telles déstabilisations économiques et technologiques ne laissent pas l’univers social intact. Dans les univers contemporains, les incertitudes radicales portent sur les fonctionnalités des produits mais aussi sur les techniques et leurs risques sociaux potentiels (Callon et al., 2001; Beck, 2003a). Ainsi, le capitalisme de l’innovation intensive est source de transformations et reconstruction permanente des phénomènes sociaux. Pour poursuivre l’exemple de la téléphonie mobile, l’introduction massive de tels objets techniques dans la société produit de nouveaux phénomènes sociaux. En faisant naître de nouvelles formes de communication interindividuelles, elle génère de nouvelles formes d’incivilité (conversations personnelles en public). Plus profondément, la diffusion de la téléphonie mobile suscite de nouvelles inquiétudes et des controverses sociotechniques concernant ses effets sur la santé humaine. Il apparaît donc que si l’on accepte l’hypothèse d’une généralisation d’un capitalisme de l’innovation intensive, alors la régénération permanente des technologies et des fonctionnalités des biens et services est indissociable d’une régénération permanente du social. Dans un tel contexte, les concepts de RSE ou de développement durable peuvent être interprétés comme les symptômes de la nécessité de penser et de piloter de manière plus systématique les effets accrus de l’innovation sur la société. Toutefois, la multiplication des déstabilisations sociales n’est pas uniquement le résultat de l’innovation intensive. Elle tient plus largement à la remise en cause progressive, depuis les années 45, des systèmes de légitimité garants de la cohésion des systèmes sociaux, qui permettent de fonder l’action collective et de résoudre les conflits. Désormais, ce n’est plus le droit et la science qui offrent les fondements de la légitimité de l’action, mais l’action collective qui doit restaurer temporairement les bases de sa légitimité (Laufer, 1996, 2000). Dans ces situations, une partie significative du travail des entreprises et de leur légitimation est consacré à la légitimation de leur action et à la construction du cadre normatif dont leur action a besoin. Il s’agit d’investir des espaces symboliques nouveaux dans lequel l’action de l’entreprise sera perçue comme légitime.
B) L’endogénéisation des déstabilisations sociales dans l’innovation intensive
Dans une société de l’innovation permanente, fondée sur la mise en crise des catégories traditionnelles et l’affaiblissement des systèmes de légitimité, les frontières gestionnaires et sociales apparaissent de plus en plus ténues et entremêlées. Si différents auteurs ont mis en évidence une tendance à la managérialisation de la société188 (Lascoumes et Valluy, 1996; Power, 1996; Chiapello, 1998; Boltanski et Chiapello, 1999; Bezès, 2003; Crouch, Le Galès et Trigilia, 2004; Gaulejac de, 2005), il semble que, réciproquement, la généralisation d’un capitalisme de l’innovation intensive et d’une société du risque appellent de nouvelles formes de « sociétarisation du management »189, c’est-à-dire à la mise en place de régimes plus soutenus d’intégration du social dans les activités managériales, dont les enjeux de développement durable et de RSE constituent les révélateurs. Il apparaît donc nécessaire d’aller au-delà d’un cloisonnement clair et étanche entre entreprise et société. En faisant sauter ce cloisonnement, le lien entre innovation intensive et responsabilité sociale de l’entreprise apparaît plus profond. En effet, il ne s’agit pas simplement de constater que l’accélération du rythme de diffusion de nouveaux produits, services ou techniques est source de nouvelles déstabilisations sociales. Il semble aussi que l’on assiste à une forme d’endogénéisation des déstabilisations sociales qui sont utilisées comme fondement même de l’innovation. Ainsi, l’innovation prend des formes variées et le spectre des performances tend à s’enrichir de nouvelles dimensions sociales (bien être, environnement, etc.). A titre d’exemple, la crise de confiance résultant de la crise de la vache folle a profondément déstabilisé le rapport social à l’alimentation et son impact sur la santé. Ces évolutions se sont traduites par l’élaboration de nouvelles normes d’élevage et d’hygiène, la réorganisation des filières de production à grande échelle afin d’assurer la traçabilité des produits alimentaires. De même, ces évolutions d’attentes ont aussi permis de renforcer des catégories de produits émergentes (le bio, la structuration de labels). En parallèle, et de manière plus radicale, ces évolutions sociales ont été réappropriées par différents acteurs afin de faire émerger de nouveaux concepts et de nouveaux rapports à l’alimentation. L’émergence de la catégorie des alicaments, proposant un rapport nouveau entre alimentation et produits médicaux, constitue un bon exemple de ce type de processus. En inventant le concept d’alicament, des concepteurs proposent non seulement de nouveaux produits mais décentrent le rapport des individus à l’alimentation. Dans de telles situations, on peut parler d’endogénéisation de déstabilisations sociales dans l’innovation intensive. En effet, dans de tels cas, l’innovation trouve sa source et son résultat dans la transformation des usages sociaux des produits et services de l’entreprise. On perçoit ainsi l’ambivalence des transformations sociales et de leur impact sur les activités de l’entreprise. Ces transformations peuvent en effet être synonymes de contraintes collectives accrues mais réciproquement, elles ouvrent aussi de nouveaux espaces d’exploration, de différenciation et de subversion des valeurs pour les acteurs. Dans des régimes de conception innovante, des acteurs peuvent prendre une part active à l’émergence de nouvelles valeurs sociales pour positionner de manière unique et originale leurs produits.