LE DEVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE A L’ECOLE : DE L’ELEVE AU CITOYEN

LE DEVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE A
L’ECOLE : DE L’ELEVE AU CITOYEN

Qu’est-ce que l’esprit critique ? 

Il existe de nombreuses définitions du nom « critique ». Le plus souvent, il est utilisé dans un sens synonyme de « jugement », que celui-ci soit positif ou négatif, qu’il soit justifié ou subjectif. Dans le langage courant (celui qu’emploient les élèves) critiquer, c’est porter un jugement défavorable. Ce n’est cependant pas à cette définition que se rattache notre propre réflexion, mais à la suivante : « Examen détaillé visant à établir la vérité, l’authenticité de quelque chose » (Larousse). Il ne s’agit donc pas d’opinion, de point de vue, mais bien de recherche des faits, non-altérés par quelque jugement subjectif. C’est ce sens que ce mot conserve dans l’expression « esprit critique », qui réfère à une méthode de vérification doublée d’une attitude à adopter vis-à-vis d’informations nouvelles. Faire preuve d’esprit critique sous-entend une certaine prise de distance par rapport à un contenu portant à réflexion. C’est une approche tout particulièrement rationnelle : il faut retirer la dimension émotionnelle des informations reçues, ce qui peut être très malaisé, les informations reçues et les circonstances de la réception de ces informations étant extrêmement variables et difficilement contrôlables dans nos sociétés actuelles et avec nos modes de vie modernes. En 1995, Anthony R . Romano6 , professeur de « business management » (gestion des affaires) spécialisé en recherches sociales qualitatives, considère que la pensée critique est « une stratégie de pensée coordonnant plusieurs opérations ». A la même époque (1998), Joanne Kurfiss, professeure en développement pédagogique, la considère comme une « investigation menant à une conclusion justifiée ». La rédaction de ces définitions est significative de l’effort de théorisation d’un nouvel enseignement aux Etats-Unis à la fin du XXème siècle. Cependant, dans le cas de notre sujet, nous ne nous intéressons pas uniquement au processus intellectuel qui a lieu lors de la pensée critique, mais aussi à la posture spécifique qu’une telle pensée nécessite des élèves pour qu’ils s’approprient ces méthodes et 6 Boisvert, Jacques, La formation de la pensée critique, Théorie et pratique, Ville Saint-Laurent, Renouveau Pédagogique Inc., 1999 (152 p.) 8 les réutilisent dans leur vie quotidienne – l’esprit critique n’est pas uniquement une compétence scolaire ou professionnelle, elle est aussi une attitude rationnelle délibérée. Une déclaration qui nous semble plus proche de notre sujet a été formulée en 2016 par Philippe Meirieu, dans la préface du premier tome de Former l’esprit critique de Gérard De Vecchi7 : L’esprit critique n’est que l’autre face de l’exigence de précision, de justesse et de vérité que chaque élève doit apprendre à s’appliquer à lui-même autant qu’aux autres. Meirieu parle ici d’attitude et pas seulement de procédé, il n’est pas question d’un simple enseignement de contenu mais également de transmission de valeurs idéales aux élèves. Il nous semble que dimension supplémentaire est essentielle, car elle est la différence entre l’application mécanique d’une méthode et l’appropriation d’un système de pensée rationnel. L’instauration de la réflexion critique en tant que valeur dans les salles de classe, au-delà des contenus d’enseignement, peut sembler ambitieuse, mais elle est essentielle à la perduration de nos modes de pensée : elle établit la domination du fait sur la croyance. Les sciences actuelles reposent sur cet accord tacite. L’esprit critique permet donc de s’éloigner de la dimension émotionnelle des informations pour favoriser une approche rationnelle, tout en donnant des méthodes pour vérifier ponctuellement des assertions. En quoi cela présente-t-il un enjeu particulier comptetenu du monde actuel ? A quel point l’emploi de l’esprit critique est-il nécessaire à la pensée libre de l’individu ? 

En quoi la question du développement de l’esprit critique est-elle pertinente aujourd’hui ? 

Internet et le flux des informations 

Durant notre ère, la plus grande révolution de notre mode de vie a été générée par la naissance d’Internet. Aujourd’hui, cet outil fait partie de notre quotidien, et même pour les plus récalcitrants, le monde du travail ne peut que difficilement être envisagé sans. L’Ecole aussi a intégré les évolutions technologiques à ses enseignements ; l’utilisation d’Internet figure dans le socle commun de connaissances, de compétences et de culture, ainsi que dans les programmes. En fin d’école primaire, les élèves doivent avoir validé le B2i école (Brevet Internet et Informatique), qui entend notamment les former à utiliser l’outil Internet pour se documenter, et ce de manière responsable. 7 De Vecchi, Gérard, Former l’esprit critique 1. Pour une pensée libre, Paris, ESF, 2015 (279 p.) 9 Si un professeur des écoles va garder un certain contrôle sur l’utilisation d’Internet des élèves dans la classe, à travers des activités de pas-à-pas et de défis mis en place sur des plateformes sélectionnées à l’avance, il ne serait pas réaliste de considérer que l’utilisation personnelle des élèves sera toujours aussi sécurisée. Le B2i prévoit d’apprendre aux élèves à se protéger de sites dangereux, des contenus « inappropriés ou illicites ». Mais qu’en est-il des mensonges, de la mésinformation, de la propagande ? En France, plus d’une personne sur deux utilise les réseaux sociaux8 . Ce sont sur ceuxci qu’un nombre grandissant de citoyens récupère ses informations quotidiennes, postées par divers journaux en ligne. Sur Internet, au premier abord, rien ne distingue une information d’une autre : elles sont toutes sur un pied d’égalité. Comment, alors, connaître la valeur d’une information ? Des centaines d’articles sont postés sur Internet chaque seconde, la quantité gagnant sur la qualité dans de nombreux cas. Ce flux continu d’informations n’est pas propice à la réflexion. Une personne n’étant pas dotée d’esprit critique pourra être facilement trompée par des publications douteuses… Néanmoins, tous devraient faire preuve de méfiance. Quand nous rencontrons une information qui contredit profondément nos convictions, il est possible que nous prenions le temps de faire quelques vérifications, pour démentir la publication ou souligner la partialité de son auteur. Mais irons-nous vérifier une information, qu’elle soit rassurante ou alarmiste, si elle renforce nos croyances ? Les dangers de la mésinformation sont multiples, et si les rumeurs peuvent être tenaces dans la vie réelle (nous évoquons notamment, comme mentionné dans le livre de Gérard De Vecchi, la peur qu’avait suscitée chez les parents d’élèves l’enseignement supposé de la « théorie du genre » à l’école), elles le sont encore plus sur les réseaux sociaux, où tout un chacun a le loisir de n’être confronté qu’à des personnes ayant les mêmes opinions que soi. Des exemples extrêmes mais flagrants d’une radicalisation facilitée par l’utilisation d’Internet ont déjà commencé à influer sur l’histoire de l’humanité : nous pensons ici, bien sûr, à l’effrayant recrutement Djihadiste chez les jeunes européens. Si ce dernier cas peut sembler être une problématique concernant une infime minorité de la jeunesse française, et donc ne nécessitant pas une évolution de l’enseignement élémentaire public, nous citerons le cas plus récent et plus officiel de la présidence étatsunienne de Donald Trump. Les Etats-Unis sont l’une des nations les plus économiquement 8Conseil général de l’économie, de l’industrie, de l’énergie et des technologies, Baromètre du numérique, édition 2015,  développées au monde, et ils exercent une influence culturelle certaine à l’international ; ils sont un haut lieu de l’innovation technologique et de la recherche scientifique. Pourtant, depuis plusieurs mois, leur président élu et son cabinet n’ont cessé d’émettre des informations contradictoires, de contredire des réalités et d’énoncer d’indiscutables mensonges. Là encore, Internet légitime en partie ces « doubles réalités », dirons-nous, car il est possible de justifier tout et son contraire avec le bon article. Que faire face à ces manipulations d’un nouvel ordre ? Un citoyen doit être intellectuellement indépendant, c’est ce qu’affirmait Condorcet. Il semble nécessaire, et doit être une priorité, de permettre aux citoyens de faire face à ces nouveaux abus de confiance, sur Internet ou ailleurs. L’Ecole, impartiale et ayant pour mission première l’épanouissement de tous les individus au sein de la société, semble être tout désignée pour cette lourde tâche. A-t-elle pris en considération ce nouveau rôle ? 

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Evolution du concept en éducation 

Le concept d’esprit critique existe depuis la Grèce antique, souligné par des penseurs comme Socrate, et a eu plus ou moins de succès en fonction des époques – allant souvent de pair avec des âges d’or culturels ou économiques. Le terme apparaît dans le milieu de l’éducation aux Etats-Unis, dans les années quatre-vingt, et c’est à ce moment que vont être rédigées la plupart des théories sur le sujet, encore prises pour référence aujourd’hui. Or, il est intéressant de noter les raisons de l’essor de ce nouveau sujet de recherche à cette époque. Le développement personnel des élèves était-il au centre des préoccupations des théoriciens ? Malheureusement, ceux qui connaissent la place que la société américaine a historiquement accordé à l’enseignement primaire peuvent pressentir la réponse à cette question. Dans les années 1960, les étudiants du mouvement pour la liberté d’expression critiquaient déjà le fait que les écoles et universités soient gérées comme des entreprises à profit. Cela n’a pas changé aujourd’hui, et même les écoles publiques sont perçues comme offrant un service à des clients (les parents d’élèves). Dans cette conception très utilitariste de l’éducation, le premier rôle de l’école est économique : c’est principalement, voire uniquement de préparer l’élève au monde du travail9 . A la fin du XXème siècle, ce n’est donc pas pour libérer l’individu de quelque tyran (pour reprendre le terme de Condorcet) que le jugement critique est enseigné, mais pour mieux répondre aux demandes d’un marché du 9 Hirtt, Nico, Kerckhofs, Jean-Pierre, Schmetz, Philippe, Qu’as-tu appris à l’école ? Essai sur les conditions éducatives d’une citoyenneté critique, Bruxelles, Aden, 2015(223 p.) 11 travail tourné de plus en plus vers les services, et qui exige de ses employés adaptabilité et prise d’initiatives. Bien heureusement, cette vision de l’esprit critique au service de la production économique a évolué au gré des recherches universitaires, notamment en Europe. Depuis le tournant du XXIème siècle, les publications se multiplient sur le sujet, d’abord en didactique de la philosophie, s’adressant aux professeurs du secondaire, et peu à peu aux professeurs des écoles à travers divers enseignements. Les programmes ont emboîté le pas à ces publications de recherche, et aujourd’hui, selon une page spécialisée d’Eduscol : « Le développement de l’esprit critique est au centre de la mission assignée au système éducatif français »10 ! Malgré ces avancées de la « cause » du développement de l’esprit critique et sa présence dans le nouveau socle commun de connaissances, de compétences et de culture, la notion reste secondaire dans les salles de classe. Quelles en sont les raisons ? Les réticences à la formation de l’esprit critique à l’Ecole sont-elles fondées ? 

 

Table des matières

INTRODUCTION 3
I FORMATION DE L’ESPRIT CRITIQUE : LA NAISSANCE DU CITOYEN
1. Citoyenneté et esprit critique
1.1. Le suffrage universel
1.2. La vision de Condorcet
1.3. Qu’est-ce que l’esprit critique ?
2. En quoi la question du développement de l’esprit critique est-elle pertinente aujourd’hui?
2.1. Internet et le flux des informations
2.2. Evolution du concept en éducation
3. Les objections au développement de l’esprit critique à l’école
3.1. Le rôle de l’Ecole en question
3.2. Les publics concernés
II COMMENT METTRE EN ŒUVRE DES DISPOSITIFS DE DEVELOPPEMENT DE L’ESPRIT CRITIQUE DANS SA CLASSE ?
1. Que disent les programmes?
1.1. Au Québec
1.2. En Belgique
1.3. En France
1.3.1. Historique de la notion d’esprit critique dans les programmes
1.3.2. Les programmes en vigueur
2. Quels dispositifs peuvent être mis en œuvre?
2.1. Situations observées en stage
2.2. Propositions de dispositifs
2.3. La question de l’évaluation
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
ANNEXES

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