Le déroulement d’une partie

L’équipement personnel

Parmi le fourbi, plusieurs objets sont disposés sur la table. Les dés, objets centraux dans l’exercice des jeux de rôle, sont toujours sortis et posés devant le joueur. Il arrive souvent qu’un joueur, pour s’occuper les mains, tire ses dés pour rien. Les dés peuvent avoir des formes, des composantes ou des graphismes particuliers. Généralement, les dés « fétiches » sont ceux issus d’éditions limitées, particulièrement beaux ou d’une couleur spéciale, ceux avec des bordures runiques etc. La perte d’un dé (sur la table ou sur le sol) donne lieu à une recherche active de la part de tous.
Devant les participants sont disposées des feuilles de papiers. Vierges ou couvertes de tableaux et d’informations, en taille A3 ou A4, les feuilles de règles et de personnages sont personnalisées, c’est-à-dire que chacun écrit dessus selon sa volonté. Ces feuilles ne se déplacent pas au cours de la partie. Si un joueur veut connaître une information liée à un personnage, il demandera directement au joueur ou utilisera son propre personnage pour y accéder de façon roleplay. Pendant la partie, des feuilles vides sont à disposition pour écrire les différents éléments du scénario tels que les noms des Personnages non Joueurs (PnJ), la trame de l’intrigue, les dates etc. Les feuilles de personnages sont sans cesse remplies, gommées et modifiées à nouveau à mesure que le personnage se développe, qu’il change d’équipement ou qu’il gagne ou perd de l’argent36. Les papiers et crayons sont les composantes clé du jeu de rôle sur table, aussi appelé jeu de rôle papier pour le différencier du jeu de rôle numérique. Ce sont les invariants de tous les types de jeux de rôle.
Les appareils électroniques sont aussi présents sur la table. Il n’est pas rare que les téléphones portables soient posés à côté de la fiche de personnage, et j’ai pu voir plusieurs MJ utiliser le leur pour mettre de la musique. En jeu, les rôlistes passent parfois du temps sur leur téléphone, à écrire des SMS ou à jouer à des jeux demandant peu d’attention. Octavius et Balthazar ont par exemple l’habitude de jouer à Summoners War : Sky Arena (2014) pendant nos parties de campagne. Il est fréquent d’entendre une sonnerie ou de sentir vibrer la table à l’arrivée d’un message et, parfois, le téléphone prend le pas sur le jeu de rôle. Selon la situation, si le joueur a un rendez-vous, s’il attend un message ou une commande, ou s’il est en grande conversation avec quelqu’un, il arrive que son attention pour le téléphone empiète sur son investissement dans le jeu. Cette attention fait cependant peu l’objet de remarques et n’est pas du tout proscrite. Si des questions sont posées, c’est pour demander « à quoi tu joues ? » ou « qu’est-ce que tu fais ? », mais n’appellent pas à l’arrêt de l’activité.
Dans ce contexte d’omniprésence du papier et des appareils électroniques, la tenue de mon journal de terrain et l’utilisation de mon dictaphone pour enregistrer les parties ont été assez faciles à négocier.
Les participants ont toujours été d’accord pour que j’enregistre la partie et se sont montrés très enthousiastes quant à ma recherche et à la tenue d’un journal de terrain.

Les spectateurs

Il arrive souvent que le jeu soit interrompu un instant pour saluer quelqu’un ou parce que les participants sont observés par une personne extérieure à la partie en cours. À la MJC, les allers et retours sont fréquents autour des tables de jeu, notamment lorsqu’une partie se termine et que les participants se dispersent. L’apparition, plus rare, de personnes étrangères à l’association ou au jeu est généralement moins bien reçue. Dans le premier cas, le jeu continue après une courte discussion et le visiteur s’en va. Dans le second cas, l’ambiance autour de la table est sensiblement altérée. Les visiteurs de la MJC peuvent en effet se poster dans l’encadrement de la porte et attendre que le jeu continue, ou bien poser des questions aux joueurs, ce qui créé une certaine tension autour de la table.
De manière générale, les rôlistes sont assez catégoriques sur le fait qu’ils n’aiment pas être observés – ou pire être interrompus dans leur jeu. Pour certaines personnes cela relève du simple malaise mais pour d’autres, le jeu est un moment intime partagé entre joueurs et il est impossible de jouer si une personne extérieure est présente. Les jeux de rôle se tiennent, pour des raisons pratiques, dans des pièces où l’espace est assez conséquent pour disposer d’une grande table et d’espace autour de celle-ci. Pour certains il s’agit d’un grenier ou d’une cave, où les participants ont peu de chances d’être interrompus mais pour d’autres il faut aménager une chambre, une cuisine ou plus fréquemment un salon. Il est alors nécessaire de composer avec les allers et venues des autres habitants du lieu.
Dans ce contexte, une transformation statutaire importante a lieu. Le spectateur n’est plus indésirable mais accepté. Pour ce faire, il doit être connu d’un membre du groupe au moins et être présenté (« c’est mon coloc »). Il doit aussi avoir un statut qui légitime sa présence. Chez Barnabé, où nous faisons notre campagne, ses colocataires entrent et sortent, fument près de nous ou simplement observent le déroulement de la partie. Au fur et à mesure que nous nous rendons chez eux, nouspartageons d’autres types de moments avec eux, comme des repas, ce qui nous a considérablement rapproché et aidé à dissiper le malaise lorsqu’ils passent près de la table ou nous regardent jouer.
Le spectateur peut donc être indésirable (observateur inconnu qui perturbe le jeu) ou accepté (observateur connu au statut particulier) mais n’est en aucun cas invité. Personne ne demande s’il peut assister à la partie aux côtés des joueurs, ou ne propose à quelqu’un de le faire. Les jeux de rôle sont en cela assez peu prosélytes dans le sens où, pour jouer, il faut vouloir jouer, c’est-à-dire être au fait de certaines conventions et références et être prêt à passer beaucoup de temps avec d’autres personnes à parler d’un monde fictif.

La création de personnages, l’explication du monde et des règles

Créer et investir un personnage

Créer un personnage peut prendre dix minutes comme deux heures. De la première option, parfois rencontrée lors de one-shot, notamment d’initiation, résulte des personnages avec assez peu de profondeur, souvent stéréotypés : « Le PJ [Personnage Joueur] se bâtit donc sur une charpente de chiffres et de fonctions spécialisées qui procèdent plus du jeu que du rôle. La préoccupation première d’un joueur débutant ne sera pas d’ ‘incarner’ un personnage mais de bâtir un ‘véhicule’ qui le conduise jusqu’à la fin du scénario sans trop de déboires » [Caïra, 2007 : 62]. De la seconde, généralement admise en campagne, sort un personnage qui s’appuie sur une histoire personnelle, une description du physique et du caractère, sur des profils types de jeu ainsi que sur une idée de la façon dont le roleplay doit être interprété.
La façon de construire les personnages n’est pas partagée par tous les MJ. Pour certains, comme Barnabé, le jeu obtient plus de profondeur et un meilleur roleplay est proposé si les personnages préexistent à leur investissement par les joueurs. Les joueurs viennent greffer leurs représentations à une entité qui n’attend qu’eux pour évoluer dans une nouvelle dimension. Même avec des personnages pré-tirés (que l’on retrouve en one-shot), des histoires ou des identités semblables, aucunjoueur ne proposera une même façon de le jouer. Pour d’autres MJ, comme Octavius, les joueurs doivent apporter le maximum d’informations à leur personnage et le bâtir des fondations jusqu’au faîte.
Une confrontation entre ces deux visions est ainsi engagée au début de la campagne de Centaure, les Colonies, orchestrée par Barnabé qui a préparé des histoires à choix multiples, des images de nos personnages etc. pour chacun de nous, et Octavius qui s’est construit un personnage dont le profil ne convenait pas tout à fait aux attentes de la campagne. Un consensus est cherché et trouvé. Des informations apportées par Octavius sont ajoutées à la base fournie par Barnabé mais beaucoup ne sont pas retenues. Le personnage d’Octavius a toutefois changé de nom, et son historique a été agrémenté d’autres rencontres qui l’ont motivé dans ses actions en jeu.

Comprendre les règles

Comme j’ai pu l’évoquer dans le premier chapitre, les règles de jeux de rôle sont particulièrement difficiles à emmagasiner dans les jeux « classiques ». Ici je m’intéresserai surtout à ce type de jeu dont j’ai pu observer des initiations et auquel je me suis confronté dans la campagne de Centaure, les Colonies. L’explication du système de règles, dans une partie d’initiation, peut durer jus- [Après la présentation et la répartition des personnages] Victor, rôliste très expérimenté qui joue le Capitaine Johnson, commandant du vaisseau, propose à Julie qui incarne Dial, un grand homme noir de peau très charismatique, de jouer un personnage féminin pour qu’il corresponde à son genre en tant que joueuse. Julie, assez effacée dans ce début de partie se laisse convaincre. Victor lui propose aussi de renommer son personnage et demande à Barnabé qui mène le jeu de décrire Dial. La transformation de Dial en femme est faite sur le ton de la rigolade par Victor, Barnabé et François. Dial devient une femme noire, très belle, mince, aux gros seins, qui joue davantage de la compétence « séduction » que de la « persuasion ». Victor propose pour ce nouveau personnage le nom de Blacky (Noireaude). Julie, qui écope de ce personnage féminin qui s’est construit comme une blague entre trois hommes, proposera jusqu’à la fin de la partie un jeu hésitant, plus selon moi que si la transformation de son personnage n’avait pas eu lieu.
Lorsqu’il est mis en exergue, poussé sur le devant de la scène comme ici pour être modifié, le genre du personnage et du joueur est une caractéristique qui peut rapidement prendre une importance particulière.
Le roleplay correspond alors davantage à un atelier dragqueen ou dragking en cela que les joueurs jouent la carte de l’excès dans la représentation de stéréotypes genrés mais aussi, dans une certaine mesure, raciaux [Greco, 2012].
[Journal de terrain, 23 septembre 2017, première partie de one-shot de Centaure, les Colonies]. qu’à deux heures car on considère souvent qu’un minimum de connaissances est nécessaire pour jouer. Sont expliqués les systèmes de combat, les éléments de la fiche de personnage et l’utilisation des compétences. En campagne, la découverte des règles peut durer plus de trois ou quatre heures, et doit faire l’objet de rappels à chaque partie. Dans tous les cas, les règles ne sont jamais tout à fait emmagasinées et souvent le déroulement du scénario s’interrompt lorsqu’un joueur demande que les règles lui soient expliquées à nouveau. Pour ma part, étant assez peu rompu aux fonctionnements du jeu de rôle par rapport aux autres joueurs qui jouent depuis des années, la connaissance de toutes les règles n’est pas encore complète et leur mise en oeuvre est parfois encore difficile. Un jeune joueur de Chivalry & Sorcery répondait à G.A. Fine ainsi : « GAF : How do you think C & S could be improved ? Ted [age fifteen] : Make the rules a little bit easier to understand…’Cause the book is… super small print and it’s pretty long… Like, I can play the game pretty well, I don’t even know the rules that well… I was looking at the magic, and I couldn’t really understand it, you know. It’s kind of complicated » [Fine, 1983 : 19]. Cependant, comprendre et connaître la totalité des règles ne signifie pas pouvoir jouer et inversement, comme le souligne Ted, il est possible de jouer sans maîtriser tout le système de jeu. Les jeux de rôle sont aussi régis par ce que Markus Montola appelle des règles invisibles qui se situent dans les différents cadres proposés par Fine : le cadre social (exogène), celui du jeu (endogène) qui est « habité » par les joueurs et celui de la diégèse, « habité » par les personnages. Au sein de ces cadres, des règles particulières agissent et font sens pour ceux qui y « habitent » [Fine, 1983 ; Montola, 2009]. Ces règles sont explicitées par l’exemple suivant : « ‘Do no discus non-game business during the game’ – exogenous. ‘A sword does d10 points of damage’ – endogenous. ‘Carrying a sword within the city limits is punishable by fine’ – diegetic » [Montola, 2009 : 23]. De plus, l’existence même d’un MJ met en branle l’effectivité des règles. Il a le pouvoir et le droit de faire valoir une règle si elle lui convient comme d’en outre-passer une. Le MJ est alors non seulement l’interprète des règles mais aussi le référent des joueurs, qui négocient sans cesse auprès de lui : « Mais là c’est sûr que je l’ai touché ! » ou « Ça n’a pas pu me faire autant de dégât, j’étais trop loin ! ».

Commencer une partie

Le début d’une partie de jeu de rôle est particulièrement marqué par l’explication des règles de jeu, par la construction d’un personnage et la constitution du groupe de PJ. Ce sont ces points qui nous intéresseront spécifiquement ici. Cependant en jeu les personnages agissent aussi. En campagne, le début de partie est généralement l’occasion de se livrer à quelques « moments roleplay », de faire des courses d’équipement ou de matériel divers. Une fois le jeu lancé, le scénario démarre par l’obtention d’une quête38 ou la rencontre avec un élément déclencheur de l’aventure.

Avancer à tâtons

Le début d’une partie est souvent laborieux pour les participants. Plus le groupe est grand, plus il met du temps à se lancer dans l’aventure – à moins que les différents membres n’aient l’habitude de jouer ensemble. Dans le cas d’une première partie de campagne ou d’un one-shot, l’immersion dans le jeu et l’identification39 au personnage n’est pas automatique. Le joueur doit se réinventer pour prêter sa voix à un nouveau personnage40. Souvent il pioche des éléments dans d’autres jeux auxquels il a pu jouer. Dans les one-shot, où l’histoire du personnage n’est pas importante, il arrive souvent que le joueur fasse correspondre son personnage à sa manière de jouer alors que l’inverse est généralement attendu. Les joueurs expérimentés condamnent d’ailleurs cette pratique de standardisation des personnages. Pour eux, un bon joueur est un joueur qui donne à différents  personnages différents roleplay.
Comme on l’a vu, les joueurs comparent beaucoup le jeu en cours à d’autres parties ou à des références tirées de la culture populaire. Or, l’inscription dans un nouveau groupe et un nouveau jeu leur demande aussi d’oublier leurs acquis. Chaque jeu, chaque MJ et chaque groupe de joueurs étant différent, même un rôliste confirmé ne peut se reposer sur ses lauriers en début de partie. Les rôlessont négociés, les joueurs apprennent à se connaître ou, s’ils sont déjà proches, à jouer ensemble dans un nouveau groupe.

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